Isoline et la Fleur Serpent/II

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Charavay frères (p. 135-178).


LA FLEUR-SERPENT


Dans le court espace qui sépare Naples de Portici, tandis que la barque qui m’emportait coupait sans bruit l’azur immobile du golfe, mon esprit, faisant en arrière un bond de quelques années, revoyait le jour où m’était apparue pour la dernière fois la femme que j’allais visiter.

Cinq ans déjà ? ou plutôt cinq ans seulement, car ce temps si bien rempli pour moi me paraissait avoir été beaucoup plus long : les jours vides, les mois de paresse glissent certainement bien plus vite dans le passé et sans laisser de souvenir, que les temps de labeur, d’activité, de voyages surtout. En avais-je vu des pays, dans ces dernières années ! le Japon, le Cambodge, toute l’Inde. Que de mœurs surprenantes ! que de beautés, que de laideurs ! combien de types étranges ou charmants ! Cependant sous toutes ces visions nouvelles l’image de Claudia Viotti ne s’était pas effacée, elle avait grandi plutôt et, de loin, dominait mes souvenirs ; elle était devenue un des charmes attirants de la patrie absente, la personnifiant, pour ainsi dire.

J’avais été fort amoureux d’elle, en secret, sans le lui dire jamais, sans aucun espoir ; et, bien que cet amour fût depuis longtemps guéri, ce n’était pas sans quelque trouble que je revenais vers elle, que j’allais affronter de nouveau le danger de sa beauté.

Déjà j’apercevais la villa Viotti dont le parc s’achève, du côté de la mer, en une longue terrasse de laquelle descend un large escalier de pierres entre des vases sculptés, hérissés de cactus difformes.

Au moment où je sautai de la barque sur le sable de la plage, j’entendis un bruit de voix en haut de l’escalier, et Claudia apparut au bord de la terrasse, accompagnée de trois personnes qui lui rendaient visite, sans doute. Je reconnus sans hésiter son élégante silhouette, se détachant sur un fond de verdure sombre.

J’avais laissé une jeune fille, je retrouvais une jeune mère. Claudia devait épouser, au moment de mon départ, un de mes meilleurs amis, le comte Scala ; mais, quelques semaines avant le jour fixé pour le mariage, mon pauvre ami avait péri dans une traversée de Naples à Gênes où il se rendait pour régler quelques affaires et chercher quelques papiers de famille ; pendant un orage, paraît-il, un coup de mer l’avait emporté. Claudia l’attendit vainement et en apprenant sa mort ne témoigna pas d’un chagrin bien vif. Elle épousa six mois après un jeune Napolitain : Leone Viotti, qui avait essayé de la disputer à Scala, et qui était beaucoup plus selon son cœur, à ce qu’on disait.

Aussitôt qu’elle m’aperçut, Claudia descendit vivement quelques marches avec un cri de surprise joyeuse.

— « Comment ! docteur, c’est vous ? s’écria-t-elle de cette voix sonore et un peu grave dont mon oreille se souvenait bien. Vous voilà donc enfin revenu ? Nous jurions que vous vous étiez fait brahmane ou que quelque tigre des jungles vous avait dévoré. »

Et elle me tendit avec effusion sa main dégantée sur laquelle j’appuyai affectueusement mes lèvres.

— « Vous avez embelli, lui dis-je, en admirant son beau visage d’une pâleur si chaude, sous la masse sombre de sa crinière ondoyante qu’égayait une grosse fleur rouge.

— Est-ce vrai ?

— On voit bien que le soleil de l’amour rayonne sur vous, ajoutai-je.

— Oui, je suis heureuse, dit-elle, en levant sur moi un regard plein de feu. Je sais que Scala était votre ami ; mais que voulez-vous ! je ne l’aimais pas et il a mal agi avec moi. Je l’ai supplié de nous rendre la parole qu’il tenait de ma famille et de moi-même, de renoncer à ce mariage : il n’a pas voulu. Tenez, continua-t-elle avec une expression vraiment terrible, je crois que la colère qu’il avait allumée dans mon âme lui a porté malheur : je lui ai fait la jettature, à mon insu. S’il n’était pas mort, je ne sais ce qui serait arrivé. — Mais de quoi parlons-nous-là ? reprit-elle gaiement. Venez, que je vous présente. »

Les visiteurs, deux dames et un jeune homme dont ma mémoire a gardé peu de trace, étaient restés sur la terrasse ; nous montâmes vers eux et la présentation eut lieu, suivie de ce moment de silence gênant et difficile à rompre entre des gens qui ne se connaissent pas.

— « Voyez ! voyez ! c’est mon fils ! » s’écria tout à coup Claudia en me montrant, avec un orgueil passionné, un délicieux bambin de trois ans qui venait de se jeter dans ses jupes.

L’enfant me regarda en riant, puis s’échappa, bondissant à travers les allées, et disparut derrière une grosse touffe de fleurs en criant :

— « Coucou !

— Allons, Pepino, reviens, » dit la jeune mère en nous entraînant vers la villa.

L’habitation apparut bientôt au milieu d’une végétation puissante, d’un vert presque noir. Le soleil, qui se couchait, envoyait sa lueur sur la façade et l’ensanglantait de haut en bas. Je ne sais pourquoi j’éprouvai une impression pénible, une sorte de crainte vague, comme si un danger ou une douleur me menaçait.

Ah ! plût à Dieu qu’à ce moment même je me fusse enfui pour ne plus revenir, en me bouchant les oreilles afin qu’aucun écho de cette maison terrible n’arrivât jusqu’à moi !

Mais je franchis le seuil d’un pas tranquille, oublieux déjà de l’appréhension fugitive qui venait de m’assaillir.

Nous entrâmes dans un grand vestibule dallé, puis dans un petit salon qui ouvrait sur une serre où la maîtresse du logis se tenait de préférence. Il y avait là de jolis oiseaux, des plantes rares, et, retenu à un perchoir par une chaîne d’argent, un ouistiti qui folâtrait dans un rayon de soleil.

— « Vous habitez rarement Portici, dis-je à la jeune femme, après que je fus bien installé dans un fauteuil de jonc ; j’ai vraiment du bonheur de vous y rencontrer, on m’a dit que vous n’y veniez presque plus.

— C’est vrai, Leone a une sorte d’aversion pour cette villa et nous ne quittons guère Rome ; mon mari est horriblement nerveux et l’air de la mer l’irrite ; il s’est décidé à venir à cause de Pepino, dont la santé prospère sur ce rivage. »

À ce moment les visiteurs prirent congé et Claudia s’éloigna un instant pour les accompagner.

Pendant cette minute de solitude je ne pus m’empêcher de songer à ce pauvre Scala, mort si à propos et si peu regretté par celle qui devait être la compagne de sa vie. Je me souvenais qu’il aimait éperdument celle qui lui était fiancée depuis l’enfance. Claudia m’avait semblé avoir de l’affection pour lui, mais elle était bien enfant alors, et, lorsque le cœur de la femme s’était éveillé, il s’était, paraît-il, donné à un autre. Renoncer à ce mariage eût été au-dessus des forces de mon pauvre ami, et il avait voulu avoir la femme, espérant sans doute reconquérir l’amour. Qui sait pourtant ? cette mort était bien étrange, peut-être avait-elle été volontaire : un dévouement, d’autant plus sublime qu’il devait être ignoré, avait pu pousser hors de la vie l’amant dédaigné et désespéré. Si cela était, Claudia verserait sans doute quelques larmes d’attendrissement sur celui auquel sa rancune n’avait pas pardonné encore.

Elle revint et s’assit près de moi d’un air enjoué.

— « Eh bien, dit-elle, parlez-moi de l’Inde, des forêts géantes, des éléphants hauts comme des maisons, des fakirs qui ont des nids d’oiseaux dans les sourcils, des dieux vert pomme à trente-six bras. Dites ! dites ! »

Je lui racontai mes aventures les plus saillantes, mes travaux, mes fatigues ; puis je l’interrogeai sur sa vie nouvelle, sur sa famille. Elle était tout à fait orpheline maintenant, son père était mort peu après le mariage ; excepté quelques cousins, il ne lui restait personne ; son mari et son enfant, c’est tout ce qu’elle avait à aimer désormais, et cet amour lui emplissait le cœur à le faire déborder.

Elle me parlait en souriant, assise en face de moi sur une chaise basse, le menton appuyé sur une main, dans une pose pleine d’abandon et de grâce. Je la contemplais avec une admiration muette, pensant que l’homme qui avait son amour était bien heureux.

Tout à coup elle poussa un cri, je vis son visage se bouleverser, ses yeux s’agrandir d’épouvante. Je me retournai vivement. Une servante accourait, tenant entre ses bras Pepino qui se tordait en d’affreuses convulsions.

— « Ah ! madame ! madame ! qu’a-t-il donc ? s’écria-t-elle. Il a la bouche toute noire. »

Claudia était comme pétrifiée, sans souffle.

— « Docteur ! » me cria-t-elle, avec une expression déchirante.

Je m’élançai vers le pauvre petit dont les traits contractés n’étaient plus reconnaissables.

Il se tordait dans des spasmes convulsifs, mais ne criait pas. La teinte d’un rouge sombre qui barbouillait le tour de ses lèvres me fit tout de suite penser qu’il avait mordillé quelque fruit vénéneux et je lui enfonçai deux doigts dans la gorge, pour provoquer des vomissements, mais je n’obtins aucun résultat.

— « Mon Dieu ! murmurai-je, quel peut être ce poison ?

— Du poison ! s’écria la mère d’une voix brève. Qu’est-ce que vous dites ? il n’y a pas de poison ici, les enfants ont quelquefois de ces affreuses convulsions. Mais vous allez le guérir, n’est-ce pas ? »

Je retins un hochement de tête.

L’état du pauvre petit être était des plus étranges ; je repoussais en vain une idée qui s’imposait à moi. Il me semblait reconnaître les effets, presque foudroyants, d’un poison connu sous d’autres cieux, mais que l’Europe ignorait.

— « C’est impossible, murmurai-je ; où aurait-il pu trouver cette plante redoutable ? »

Je déshabillai l’enfant et j’essayai de rappeler la chaleur par des frictions, mais j’avais bien peu d’espoir. Sa petite main crispée laissa échapper quelque chose dont je m’emparai. C’était la pulpe complètement écrasée d’un fruit, ou d’une fleur, rose vermillonnée. Malgré cet aspect informe, je reconnus immédiatement ce que je redoutais à la senteur pénétrante.

Je ne pus retenir un cri.

— « La Fleur-Serpent ! c’est bien elle ! Hélas ! le pauvre ange, il est perdu ! »

Claudia poussa un hurlement qui me déchira l’âme, et j’eusse, certes, donné ma vie, à ce moment, pour rendre son enfant à cette mère : elle s’était jetée sur lui, le couvrant de caresses folles, l’appelait et lançait vers le ciel des prières ardentes, mêlées d’imprécations.

La servante s’était enfuie en pleurant, appelant à grands cris le maître de la maison : le père !

Il arriva bientôt, les yeux hagards, les lèvres tremblantes, livide.

— « Leone ! Leone ! lui cria Claudia à travers ses larmes, il va mourir ! »

J’étais là, stupide d’émotion, recevant en plein cœur le contre-coup de cet affreux désespoir, navré de mon impuissance. L’âme se révolte en face de ces catastrophes subites qui vous surprennent au milieu du plus parfait bonheur qu’elles détruisent pour toujours.

C’était en vain que la mère égarée s’efforçait de ranimer son chérubin et de le réchauffer sous ses lèvres ; le joli rire s’était tu pour jamais, cette vie à peine commencée finissait là.

Je m’éloignai en silence, douloureusement gêné d’être le témoin banal de cette douleur.

Il faisait jour encore ; je sortis dans le parc et j’errai le long des allées, d’un pas rapide, machinal. Mais, tandis que mon corps était pour ainsi dire abandonné, un singulier souvenir s’imposait à mon esprit, s’y construisait, comme une vision d’une netteté étrange. Je n’y distinguai d’abord aucun rapport avec le drame qui venait de me bouleverser, et je m’efforçai de le chasser comme une suggestion malsaine de la fièvre.

Je me revoyais à Calcutta, le soir d’une journée brûlante ; j’étais assis sous la vérandah de ma maison indienne, ranimé par la fraîcheur relative du soir, dont je jouissais délicieusement. Tout à l’entour les hauts arbres et les bosquets haussaient faiblement sous la brise qui m’envoyait des bouffées de chauds parfums. La clarté bleue de la lune luttait avec la lueur rousse d’une lampe, posée sur une table devant moi ; je finissais d’écrire une lettre, tout en prêtant l’oreille, par moments, au bruit lointain d’une guitare accompagnant une chanson. Aucun détail de cette scène insignifiante, depuis longtemps oubliée, ne me faisait grâce : je cédai malgré moi à l’obsession, et je revis les grands papillons et les insectes de toutes sortes que ma lampe attirait et qui frétillaient jusque sur mon papier, les nuages de fumée que je tirais d’une longue pipe pour me défendre des moustiques, et le verre de limonade glacée dont je humais quelques gorgées à l’aide d’une paille. J’écrivais nonchalamment. Cependant la lettre prit fin ; mais, avant de la fermer, je fis tomber avec soin dans l’enveloppe une pincée de graines, puis je cachetai et je mis l’adresse :

« À monsieur le comte Antonio Scala. »

Tout à coup le but de ce souvenir opiniâtre se révéla ; ces graines enfermées par moi dans la lettre étaient des graines de la Fleur-Serpent ! Oui, c’était bien cela, j’avais oublié cette missive et son contenu. La mémoire m’en revenait cruellement. Je priais Scala de faire semer ces graines dans un coin de son jardin et de me dire si la plante pouvait s’acclimater en Italie. J’étudiais alors les propriétés de ce poison que je croyais pouvoir utiliser en médecine. C’était peu après la réception de cette lettre que mon ami était mort, elle était restée sans réponse. Quoi ! avait-il donc donné à sa fiancée ou semé dans son parc ces graines, dont je lui avais cependant signalé la dangereuse vertu ? Comment ne l’avait-il pas prévenue de se garer du venin mortel ? Tout cela était obscur, pourtant je sentais que j’étais dans le vrai : la Fleur-Serpent ne pouvait exister que par ce moyen dans un jardin de Portici.

Mais alors c’était donc moi qui avais fourni l’arme qui venait de tuer ce pauvre ravissant enfant ? Comment ! dans cette soirée douce et parfumée, qui venait de repasser devant mes yeux, j’avais, sans le savoir, préparé le désespoir d’une famille et la mort d’un enfant qui alors n’était pas né ? et je revenais de si loin, juste pour assister au dénouement de la tragédie dont j’avais noué les premiers fils ?

Si la pauvre mère savait cela, ne serais-je pas un monstre pour elle ? Le meurtrier de son fils ! Et ne devais-je pas fuir cette maison où j’avais fait naître la désolation ?

Je continuai à marcher néanmoins, dans une agitation croissante, m’égarant dans les fourrés, sous les arbres touffus du parc. La nuit, qui venait, m’impressionnait d’une façon pénible, le frissonnement des feuilles se prolongeait sur mes nerfs, et lorsque la lune, énorme et pourpre, surgit lentement derrière les branches, je crus voir un fantôme couvert de sang.

Je faisais de vains efforts pour réagir contre cet état fiévreux : je ne sais quelle attente douloureuse me serrait le cœur, quelque chose m’empêchait de partir et me disait que le drame n’était pas achevé. Je me hâtai pourtant de sortir du couvert dont l’ombre épaisse me pesait.

Des voix contenues, et un bruit que je ne m’expliquais pas, attirèrent mon attention. J’aperçus dans le crépuscule un groupe qui s’agitait, et, désireux de n’être plus seul, je me dirigeai vers lui.

C’étaient les jardiniers et les serviteurs de la villa qui, en apprenant la mort affreuse du petit Pepino, qu’ils chérissaient tous, avaient eu spontanément la pensée de se venger sur la plante inconsciente qui avait causé le mal et à laquelle ils prêtaient une sorte d’âme vénéneuse. Ils s’étaient donc armés de bêches et de pioches et s’acharnaient autour des racines d’un grand buisson poussé, comme par hasard, à côté de l’escalier d’eau. Ils l’accablaient d’injures, de reproches, de malédictions, avec tout l’emportement du caractère napolitain, et, faut-il en convenir ? je n’étais pas loin de trouver qu’ils avaient raison de vouer à l’exécration cet arbrisseau homicide.

La lune s’éleva au-dessus des arbres et éclaira en plein le buisson. J’avais bien, en face de moi, la Fleur-Serpent, la terrible et fantastique plante connue des riverains du Gange.

En ces pays de prodigieuse exubérance, où la végétation, déréglée et comme folle, semble dépenser son trop plein de force en créations extravagantes, ces produits surprenants ne sont pas rares. La Fleur-Serpent est parmi les plus étranges, et il est difficile de s’en faire une idée lorsqu’on ne l’a pas eue devant les yeux. C’est comme une gerbe de minces serpents dressés sur leur queue et qui inclinent leurs têtes plates vers un petit fruit d’un rouge orangé assez semblable à un petit ananas ou plutôt à une grosse fraise, mais plus velouté et rappelant une fleur. Ce sont les feuilles qui figurent les reptiles, elles s’élargissent au sommet en forme de têtes, et ces têtes sont tachées de deux yeux et une épine aiguë se projette comme un dard. La ressemblance avec le serpent est saisissante. Tous ces yeux qui vous regardent, tous ces dards qui semblent défendre les pompons rouges, droits sur leur tige et comme imbibés de sang, sont de l’effet le plus extraordinaire, le plus inquiétant.

Les racines étaient profondément enfoncées dans le sol ; évidemment la plante avait déjà plusieurs années. Les jardiniers s’acharnèrent, la lune leur faisait de grandes ombres noires gesticulant derrière eux avec des allongements fantastiques.

Je m’étais arrêté auprès des travailleurs, la tête basse, singulièrement oppressé. Je regardais d’un œil fixe le trou qui s’élargissait sous les coups de bêche. Bientôt mes idées se troublèrent : je me crus dans un cimetière ; la clarté nocturne donnait un aspect de pierres tombales au rebord du mur, à la première marche de l’escalier. Les vases de marbre étaient des urnes funéraires, ces hommes des fossoyeurs.

Pauvre petit ! c’était à cette même place que je l’avais vu quelques heures auparavant, son rire vibrant encore dans l’air, et déjà l’on creusait sa tombe !
la fleur-serpent.

— « Ah ! plantes maudites, fleurs du diable, nœuds de vipères ! » grondaient les jardiniers en tendant leurs muscles pour extirper les racines.

Oui, il fallait la détruire, cette horrible plante, la brûler, la broyer, qu’aucune graine ne s’envolât pour faire renaître ailleurs le rouge poison !

Brusquement une partie du buisson céda, et, entraînés par l’effort, les hommes firent quelques pas en arrière ; mais ils revinrent aussitôt et se penchèrent sur les racines découvertes. Alors je vis leur visage se décomposer, leurs yeux s’agrandir ; une clameur d’épouvante s’éleva, puis tous s’enfuirent en faisant des signes de croix.

Qu’avaient-ils donc vu ?

J’étais seul. Le cri d’effroi jeté par ces hommes avait précipité les battements de mon cœur, et une crainte dont j’avais honte faisait courir un frisson sur ma chair. La course affolée des fugitifs ne froissait plus depuis longtemps le gravier du jardin que j’écoutais encore, trompé par le bruit de mes artères, immobile, comme incrusté dans le sol.

Qu’avaient-ils donc vu ? Des flammes infernales étaient-elles sorties de ce trou maudit ? Étaient-ils fous ? Et qu’étais-je moi-même, de ne pas oser regarder ?

Je me précipitai, et, aussitôt que mes regards eurent fouillé cette terre remuée, le même cri qui venait d’épouvanter mon oreille s’échappa de mon gosier. Je ne m’étais pas trompé : c’était bien là une tombe, un mort était là-dedans.

Oh ! l’horrible, la hideuse, l’abominable vision ! Les racines, comme des serres, tenaient dans leurs griffes un crâne, des membres qu’elles convulsaient dans une pose atroce ; c’était un squelette non complètement dépouillé, avec des restes de cheveux et de barbe se mêlant aux filaments de la plante, des lambeaux d’étoffe. Les yeux creux semblaient me regarder, ils me fascinaient et mes cheveux se dressaient d’horreur. Une plainte sembla s’élever, croître, devenir distincte ; je l’entendis nettement : « Venge-moi. »

Alors une clarté subite se fît dans mon esprit ! Je me mis à courir, comme un fou vers la maison.

Les malheureux étaient encore dans la même pièce, qu’éclairaient maintenant de grandes bougies à l’aspect funèbre.

— « Scala ! c’est Scala ! » m’écriai-je en entrant, ne trouvant rien de plus à dire dans la confusion de mon esprit, étranglé par l’indignation, glacé d’horreur.

Je n’avais plus pitié de la douleur de cette mère, je ne voyais que des assassins bons à châtier. Pourtant le petit cadavre était là, blanc comme un Jésus de cire, et Claudia, ivre de larmes, ne me voyait même pas.

Son mari s’était redressé à ma voix : il me regarda d’un air égaré, les yeux meurtris d’un cercle noir.

— « Vous l’avez tué, repris-je, je le sais ; il avait encore ma lettre sur lui et elle contenait le châtiment, le poison terrible, le germe de cette plante accusatrice ; le mort se venge maintenant, c’est lui qui tue votre enfant ; mais il ne s’en tiendra pas là, le crime est découvert, l’alarme est donnée, l’assassin ne pourra pas nier son forfait. »

Ma voix était saccadée, menaçante ; la colère me faisait haleter.

Le coupable secoua la tête lentement.

— « Nier ? pourquoi nier ? dit-il, je vois bien que tout est fini. C’est vrai, je l’ai tué. J’ai acheté l’amour au prix d’un crime, le sort l’a voulu ainsi, et, eût-il fallu joncher de cadavres le chemin qui conduisait à la bien-aimée, je n’aurais pas hésité ; vous n’avez jamais aimé sans doute, c’est votre droit de me condamner ; mais l’amour, lui, saura m’absoudre. »

Je m’étais adossé à la muraille, les bras croisés ; je gardais le silence, un peu déconcerté par cette franchise.

Il releva sa femme, abîmée dans la douleur et qui n’avait rien entendu ; il l’attira près de lui, la regarda longuement avec une ineffable tendresse et sécha sous ses lèvres les larmes qui aveuglaient les beaux yeux de Claudia.

— « Écoute, lui dit-il, écoute, ma chérie, ton pauvre cœur doit encore s’élargir pour une douleur de plus : fais taire un moment ton désespoir. C’est à toi que je veux faire ma confession, en partant je veux emporter ton pardon.

— Partir ? » dit-elle.

Et ses yeux s’élargirent. Elle posa les mains, d’un mouvement brusque, sur les épaules de Leone et le regarda avec une fixité anxieuse.

Il commença alors le récit suivant que j’écoutais sans mot dire :

« Te souviens-tu, ma Claudia, de cette soirée douloureuse où tout espoir fut perdu pour nous ? J’errais autour de ta demeure, n’osant y entrer, fou d’inquiétude. J’épiais les fenêtres de tes salons illuminés, la baie de feu de la porte ouverte. Tu tentais un dernier effort auprès de ton fiancé, tu voulais le supplier, l’attendrir, lui avouer ton amour pour moi. Que ces heures d’attente furent infernales !

« Brusquement tu m’apparus dans la lueur de la porte ; tu descendis les degrés du perron, et je te reçus dans mes bras, glacée, livide, grinçant des dents.

« — C’est fini, dis-tu, il refuse de rendre la parole donnée, on fixe le jour des noces… Adieu ! j’en mourrai !

« Et tu replongeas dans le gouffre rouge.

« Je chancelai d’abord comme si j’avais reçu sur le crâne un coup de massue, puis un calme subit succéda à l’horrible agitation qui me consumait tout à l’heure. Ce fut comme un torrent déchaîné subitement glacé par un souffle polaire : une résolution dure, implacable, froide, avait figé ma fureur. Un rire crispa ma bouche, et je criai vers ta forme disparue :

« — Celui qui mourra, ce n’est ni toi ni moi.

« La lucidité de mon esprit était effrayante ; tout à l’heure si bouleversé, maintenant il me paraissait un cristal sans tache, l’eau la plus limpide cristallisée. Je pris dans ma poche un poignard qui ne me quittait jamais, et je le tirai de son étui. La lame miroita, et, les regards fixés sur cette clarté froide, je combinai tranquillement ma vengeance.

« Je savais que la barque qui avait amené mon ennemi l’attendait sur la grève pour le conduire vers minuit au paquebot qui partait de Naples cette nuit-là. Le comte allait à Gênes, sa ville natale, pour s’occuper des dernières formalités nécessaires à son mariage. C’est sur cette circonstance que je basai toute la marche du drame qui, pour moi, s’est joué deux fois, tant j’en avais prévu et médité d’avance tous les détails. Il s’est même déroulé pour ainsi dire de lui-même à mes yeux ; mon esprit, dans cet état d’acuité clairvoyante que je n’éprouvai que cette fois-là, était comme un miroir sur lequel passaient avec une grande rapidité toutes les scènes qui allaient s’accomplir. Tous les dangers à éviter, toutes les précautions à prendre pour assurer le mystère, se présentaient à moi et se résolvaient sans effort. Je n’éprouvais ni crainte ni hésitation ; je me sentais comme inspiré, guidé sûrement par une force extérieure.

« Je ne sais combien de temps s’écoula depuis le moment où Claudia rentra dans la maison jusqu’à celui où le comte en sortit, des minutes ou des heures, je ne saurais le dire ; mais tout à coup je me dressai dans l’ombre où j’étais tapi, aux éclats bruyants de voix qui sonnèrent hors de la maison.

« Le père de Claudia reconduisait jusqu’au perron le gendre de son choix. J’entendis quelques phrases.

« — Ne vous chagrinez pas de ces caprices, cela passera.

« — Je l’espère, répondait le comte avec un rire fat ; en attendant j’ai assez d’amour pour deux.

« — Bon voyage !

« — À bientôt !

« Et mon rival descendit légèrement le perron, son paletot sur le bras, un cigare aux lèvres.

« Je le suivis, m’abritant dans l’ombre des arbustes, ramassé sur moi-même, silencieux comme un fauve. Lorsqu’il mit le pied sur l’escalier d’eau, je m’élançai, le saisissant d’une main à la gorge pour arrêter tout cri au passage, et de l’autre main, d’un seul coup, lui plongeant le poignard jusqu’au cœur.

« Ah ! il faut bien qu’aucune haine n’égale celle qui a l’amour pour cause, car moi, qui n’aurais pu, sans m’évanouir, égorger un agneau, je n’éprouvai nulle horreur, nulle pitié ; mais une joie féroce, une rage à peine assouvie.

« Le ciel orageux était très sombre, la nuit épaisse ; cependant mon ennemi dut voir par qui il mourait, car je penchai longtemps mon visage sur son agonie, sans prononcer un mot, sans que ma main crispée laissât échapper un râle des lèvres du mourant… »

— « Tu n’as fait que me devancer, Leone, s’écria Claudia qui, haletante, buvait les paroles de son époux ; je l’aurais tué le soir des noces ! »

Leone, dont le récit m’avait comme changé en statue, jeta sur moi un regard de triomphe. Sa femme, pour l’absoudre, n’avait pas eu une seconde d’hésitation, et ce pardon-là lui suffisait, il la serra contre son cœur et continua d’une voix plus ferme :

« Je me relevai quand tout tressaillement de vie eut cessé. Je poussai alors un large soupir, je respirai avec un indicible soulagement. Ce qui avait fait mes nuits pleines d’angoisse, cette pensée sous laquelle je me tordais de rage et de désespoir, elle était morte à jamais : — Claudia à lui ! — Jamais ces mots ne pouvaient se joindre maintenant, j’en étais enfin délivré ; ils s’éparpillaient, désunis, à tous les souffles de cette nuit tumultueuse. Châtiment, séparation, la bien-aimée perdue pour moi, ces tortures étaient préférables à celle qui venait de me faire grâce. Cependant j’étais bien résolu à cacher le mieux possible ce que les hommes appelleraient mon crime, à en profiter complètement, et je ne négligeai aucune précaution.

« Je me souvenais, et c’était plutôt un souvenir gardé par mon œil que par ma mémoire, d’une brouette, au coin d’une allée, et dans cette brouette, jetée et comme oubliée, une bêche et un râteau. J’avais vu cela en arrivant au furtif rendez-vous que nous croyions le dernier. Si cet outil par hasard n’était plus là, ma situation se compliquait. Je courus vers l’allée, et, dans ma précipitation, je heurtai la brouette dont les instruments tombèrent avec un bruit qui m’effraya.

« Je m’étais rapproché de la maison. Je regardai vers elle comme malgré moi : tout était éteint au rez-de-chaussée, plusieurs fenêtres du premier étage brillaient encore ; je cherchai celles de Claudia. Pauvre amie ! Je la devinais abîmée dans les larmes, se tordant les mains, maudissant le sort, et j’eus envie d’aller lui jeter une parole d’espérance ; mais je résistai à ce désir, il fallait qu’elle ignorât tout, qu’aucune peur ne pût venir troubler son bonheur.

« Je revins vers le mort et je le traînai dans l’angle du pilier, là où l’ombre s’amassait avec le plus d’intensité. Puis je rajustai mes vêtements, que la lutte muette avec mon rival avait dérangés ; je pris son paletot tombé à terre et je l’endossai. Je descendis alors rapidement l’escalier.

« Ce paletot était tout à fait particulier et reconnaissable : c’était un manteau de voyage, ample, avec une ceinture lâche qui se boutonnait à la taille ; il était d’une couleur noisette claire et parsemé de larges boutons en os. — J’étais à peu près de même stature que le comte, et ma barbe était taillée comme la sienne. Toute la ressemblance d’ailleurs s’arrêtait là, mais, par une nuit aussi sombre, et grâce au pardessus si reconnaissable, cette ressemblance pouvait suffire.

« Le batelier dormait dans sa barque, il n’avait rien entendu, rien vu ; il n’y avait rien eu à entendre d’ailleurs et rien autre à voir que l’obscure nuit.

« Je le secouai, en sautant dans la barque ; il s’éveilla vite, et se mit à ramer rapidement. L’atmosphère lourde pesait sur l’eau immobile, plombée. De l’autre côté de la baie les lumières de Naples se reflétaient en longues traînées rousses. On entendait distinctement les rumeurs de la ville, tant la mer était silencieuse. Nous touchâmes au quai et je me dirigeai à pied vers le paquebot, en ayant soin de rabattre mon chapeau sur mes yeux et d’allumer un cigare.

« Je savais que le domestique de Scala s’appelait Martino, mais je n’avais jamais remarqué son aspect physique. Je n’avais même peut-être jamais vu ce garçon. C’était là un point qui m’inquiétait. Martino attendait assurément son maître au bateau, il fallait qu’il me vît et me prît pour un autre : cela arriverait-il ? Les fanaux du navire éclairaient confusément ; il y avait sur la passerelle, reliant le bateau au quai, ce brouhaha, ce va-et-vient spécial à la dernière heure d’un départ. Je m’avançai bravement, enveloppé de la fumée de mon cigare. Comme je l’avais espéré, Martino vint droit au paletot en soulevant sa casquette.

— « Je craignais que monsieur le comte n’arrivât trop tard, dit-il.

« Je répondis par un grognement quelconque en serrant mon cigare entre les dents pour mieux masquer la voix.

« — J’ai retenu une très bonne cabine, continua-t-il, les bagages de monsieur le comte y sont déjà : voici les clés.

« — Bon ! murmurai-je, voyons la cabine.

« Martino descendit devant moi, et je le suivis. C’était là une grave imprudence, car l’entre-pont était brillamment éclairé et un moment je crus tout perdu. Mais j’eus le temps de tirer mon mouchoir et d’y plonger mon visage, au moment où la lampe l’éclairait en plein et tandis que le domestique s’effaçait devant moi pour me laisser entrer dans la cabine. Je m’arrangeai pour lui tourner le dos pendant le reste de l’entretien, que j’abrégeai le plus possible et qui me parut interminable.

« — C’est parfait, dis-je, tu peux aller te coucher. Je n’ai besoin de rien.

« Mais il ne se retira pas tout de suite. Il arrangea le lit, prépara un grog et m’indiqua le sac où il avait serré des provisions de bouche, énumérant tout ce qu’il y avait accumulé ; il me dit aussi que les cigares étaient dans le premier compartiment de la malle. Ces quelques minutes furent pour moi pleines d’angoisse ; mais il s’éloigna enfin sans avoir conçu le moindre soupçon.

« Bientôt je remontai sur le pont, je tenais à être vu par le capitaine.

« J’allai le saluer

— « Le comte Scala ? me dit-il. Je m’inclinai.

— « Nous partons malgré cette menace d’orage ? lui demandai-je.

« — Il le faut bien !

« — Dans combien de temps ?

« — Dans dix minutes. »

« Je n’avais pas un instant à perdre. Je redescendis dans la cabine et avec une précipitation fébrile j’ouvris les sacs. J’en tirai les provisions, les objets de toilette, que je disposai de côté et d’autre. Au lavabo je lavai mes mains, où il y avait peut-être du sang. J’ôtai ce manteau, qui m’avait si bien déguisé, et le jetai sur le lit que je froissai ; puis j’attaquai les provisions, fourrant des morceaux dans mes poches ; je bus même tout un flacon de vin. Le temps pressait, je jetai un dernier regard sur cette cabine qui semblait si bien avoir été habitée, et j’en sortis refermant soigneusement la porte. Je remontai et je parvins à quitter le navire sans avoir été remarqué. Quelques instants après le sifflet de la machine annonçait le départ. La comédie était jouée. Il fallait revenir maintenant aux plus lugubres scènes du drame.

« Je ne voulus pas prendre une barque pour retourner à la villa, le batelier eût été un témoin dangereux : il me fallait donc faire le grand tour par le fond de la baie.

« L’orage imminent rendait les routes désertes. Je fis une partie du chemin en courant, sans rencontrer personne.

« Le premier éclair cingla l’horizon au moment où je mis le pied sur la première marche de l’escalier, et un grondement sourd roula sur la mer.

Je remontai lentement les degrés, vaguement effrayé dans la nuit plus noire après la lueur.

« Si mon ennemi n’était pas bien tué ! S’il n’était plus là ! S’il fallait recommencer le meurtre sur un blessé !

« Je ne retrouvai pas tout de suite l’endroit où j’avais laissé la victime. En vain, dans l’obscurité, je tâtais, je tâtais !… craignant de trouver le cadavre sous ma main, craignant plus encore de ne pas le rencontrer.

« Une sueur froide m’inondait.

« Brusquement je touchai sa face glacée, et un mouvement d’effroi involontaire me fit reculer avec un cri étouffé ; en même temps un nouvel éclair me montra son visage horrible, les yeux béants, la bouche ouverte…

« Si j’avais gardé, jusque-là, un sang-froid extra-ordinaire, je faillis succomber à la terreur superstitieuse qui m’envahit alors. L’orage éclatait avec une furie effrayante, la mer subitement grossie ajoutait son grondement au fracas du tonnerre, le vent soufflait en tempête. Je crus vraiment le ciel déchaîné contre moi et j’eus envie de m’enfuir, pour échapper surtout à cette face terrible, apparue et disparue, et qui dans l’intermittence des lueurs semblait s’agiter.

« J’eus la force de réagir pourtant et je me mis à creuser le sol.

« À quoi bon vous dire toutes les tortures que m’infligea ce labeur ? Sous les torrents de pluie qui m’écrasaient, dans ce tumulte des éléments, sous ce ciel furieux, que le reflet du Vésuve, par moments, empourprait comme une fumée d’incendie ! cette lassitude presque invincible, qui me paralysait ! ce trou qui s’emplissait d’eau ! ce mort regardant, de ses yeux fixes, creuser sa tombe ! je me crus plusieurs fois la proie d’un épouvantable cauchemar et je souhaitais que des flots de lave vinssent ensevelir, avec tout souvenir, la victime et le meurtrier !

« Quand tout fut fini, le jour commençait à poindre et l’orage s’éteignait. La clarté blafarde du matin me rendit un peu de calme, et me permit d’effacer toute trace du meurtre ; l’orage m’avait servi en amollissant et en ravinant le terrain, la pluie avait lavé les taches de sang. Je remis les outils à la place où je les avais trouvés, et je m’enfuis chez moi où, exténué, je dormis vingt-quatre heures de suite.

« Le reste, vous le savez : la présence du comte à bord du paquebot, ayant été bien établie par mon audacieuse apparition, le paletot retrouvé, la cabine en désordre, les phrases échangées avec le capitaine et le valet de chambre, ne permettait aucun doute. Il n’y en eut pas d’ailleurs, la disparation d’un des passagers fut expliquée le mieux du monde par un de ces accidents si peu rares en mer ; la traversée avait été dure, la nuit très sombre : à travers l’inquiétude de la manœuvre et le bruit de la tempête, un homme pouvait avoir été emporté par un coup de mer, sans que personne vît le malheur et donnât l’alarme.

« Claudia libre par cette mort, son père n’eut plus de raisons pour me la refuser : elle devint ma femme, et le bonheur céleste de cette union emplit seul mon âme et noya le souvenir du rival sacrifié.

« J’évitais cependant d’habiter la villa de Portici ; mais Claudia parla de la vendre, puisqu’elle me déplaisait, et j’y revins pour la détourner de cette idée dangereuse. La première fois que je revis l’habitation, j’étais seul, je devais annoncer et préparer notre installation.

« Quelque chose nous attire toujours vers ce que nous devrions éviter. Je voulus retourner à ce coin du parc que j’aurais dû fuir, à la terrasse du bord de l’eau. J’allais donc, lentement, la tête basse, repassant malgré moi par toutes les angoisses de la nuit criminelle, cherchant la place de cette tombe furtive, à jamais inconnue. Tout à coup je poussai un cri d’épouvante : à cet endroit même que moi je connaissais bien, à cette place nue, choisie exprès loin de toute végétation, de tout massif, où la bêche du jardinier pût venir fouiller ; à travers les cailloux blancs qui sablaient le terrain, je vis se dresser ce buisson terrible, ce hérissement gorgonéen, ces fleurs sanglantes aux dards menaçants comme le fouet des Érinyes ! Qu’est-ce que c’était que cette épouvantable éclosion ? Tout cela me semblait hurler, se tordre, dénoncer ! Comment cette plante avait-elle poussé sur ce mort ? Je me précipitai pour l’arracher, elle était inébranlable, et je m’ensanglantais les doigts aux épines. J’allais revenir à la charge lorsque je vis arriver un jardinier. Il vint à moi rapidement.

« — Justement je voulais demander à Monsieur, dit-il : je n’osais pas déterrer sans ordre cette drôle de plante venue là on ne sait comment et qui vous a un air diabolique.

« — Déterrer ? m’écriai-je, déterrer ? qu’est-ce que vous dites ?

« Et je me sentis blêmir ; mais je compris que je me perdais, et je sus retrouver mon sang-froid.

« — Gardez-vous bien de l’arracher, dis-je, cette plante est très précieuse et j’y tiens beaucoup.

« — On pourrait la changer de place ?

« — Non, non, elle mourrait sûrement, je vous défends de la toucher et vous m’en répondez.

« Je crus pouvoir oublier cette hideuse plante que la peur m’obligeait à conserver ; mais elle avait blessé mon esprit par tous ces dards vénéneux, elle s’y était logée à jamais. C’était une hydre vengeresse qui me dévorait, et maintenant mon bonheur était doublé d’épouvante. J’évitai le côté du parc où croissait ce remords épanoui, mais je le sentais croître, devenir buisson, taillis, forêt : je voyais ses gestes de menaces, je croyais entendre ses cris de vengeance ! Ah ! je savais bien qu’il nous atteindrait !… »

Leone, qui peu à peu avait perdu le calme du commencement et s’était même exalté jusqu’à la fièvre, cessa de parler et attacha sur son fils mort un regard chargé de détresse. Claudia pleurait sur le cœur de son époux. Ils semblaient avoir complètement oublié ma présence.

J’avais passé, durant ce récit, par des sentiments très divers. L’horreur, la colère qui me bouleversaient avaient fait place, insensiblement, à un intérêt involontaire, à une faiblesse coupable qui me poussait à regretter presque que le crime fût découvert. C’était moi qui avais fourni au mort le moyen de faire surgir sa vengeance du fond de sa tombe, je n’étais pas loin d’en être fâché. L’amour est une excuse bien puissante, un être possédé par lui n’est certainement plus maître de soi ; s’il est menacé dans sa passion, il défend bien plus que sa vie, et un homme qui défend sa vie n’est-il pas tout pardonné ? Aimé de Claudia, de quoi n’aurais-je pas été capable moi-même ? Toutes ces idées s’agitaient confusément dans le brouhaha de mon cerveau, et étaient bien loin de la netteté avec laquelle je les exprime ; pourtant, je dis tout haut, presque malgré moi :

— Comment échapper la justice ? Ces jardiniers affolés vont donner l’alarme. Est-il encore temps de fuir ? »

Ma voix fit tressaillir les deux époux, ils tournèrent brusquement les yeux vers moi.

— « Oui, oui, fuyons ! s’écria Claudia, viens, emportons notre pauvre enfant et allons à l’autre bout du monde. »

Leone secoua la tête et retint sa femme dans ses bras.

On entendait comme une rumeur dans le parc.

— Écoute ! dit-il en prêtant l’oreille, il est trop tard ; mais du moins on ne me prendra pas vivant. »

Claudia poussa un cri et étreignit Leone avec passion.

— « Tue-moi d’abord, gémit-elle, je ne veux pas te voir mort. »

La jeune femme avait ses beaux cheveux en désordre sous les lèvres de son époux ; dans cette toison ondoyante, le rouge d’une fleur éclatait ; lui, cherchait, tout alentour, du regard, une arme sans doute.

Tout à coup, en même temps que les siens, mes yeux s’arrêtèrent sur cette fleur. Il eut un tressaillement et un mouvement de recul involontaire ; mais aussitôt il se pencha vers sa femme, baisa d’abord avec amour sa chevelure, puis jeta ses lèvres sur la fleur qu’il dévora.

— « Arrêtez ! arrêtez ! criai-je, en m’élançant vers lui, la Fleur-Serpent ! Encore ! Ah ! comme il se venge ! »

Leone leva sur moi un regard plein de douceur :

— « Merci, me dit-il, veillez sur elle. »

Claudia s’était dressée plus pâle qu’un spectre : elle vit le visage de son époux qui se convulsait, ses lèvres ensanglantées ; elle ouvrit la bouche comme pour crier, et, sans un souffle, tomba inanimée sur le tapis.

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Un an plus tard, à peu près à la même époque, vers la fin de l’automne, une calèche attendait devant la porte d’une jolie maison que j’avais louée dans une des rues les plus tranquilles de Naples.

C’était là que depuis un an je disputais à la mort l’infortunée Claudia, qu’une fièvre chaude avait terrassée en ce jour terrible qui lui avait ravi son fils et son amant. Je l’avais fait transporter hors de la villa funeste ; mais son état ne m’avait pas permis d’en faire davantage et de l’éloigner de Naples.

Ce fut avec un dévouement de frère, où se mêlait peut-être un sentiment plus vif, que je la soignai pendant ces longs, ces douloureux mois. Bien des fois je la jugeai perdue, puis sa jeunesse, et peut-être l’acharnement que je mettais à la sauver, ramenaient l’espoir.

Cette fois je triomphais décidément ; depuis quelques semaines la convalescence s’établissait. Mais ce n’était que le corps qui commençait à renaître, la nature toute-puissante hâtait son œuvre de réparation, tandis que l’esprit trop faible encore sommeillait. Ce n’était pas sans une vive terreur que j’attendais le réveil du sentiment : qu’allait-il advenir lorsque la blessure de l’âme se rouvrirait ? quand, à la fièvre qu’on peut dompter, succéderait le désespoir impossible à guérir ? N’allait-on pas me reprocher d’avoir arraché sa proie à la mort consolante ? Et, en somme, pourquoi l’avais-je fait ? Un sentiment égoïste, un espoir inavoué, ne m’avaient-ils pas guidé ? Avais-je bien le droit d’imposer ainsi la vie à qui n’en voulait plus ?

Ces pensées ne me venaient que depuis la guérison ; durant la lutte avec la maladie je n’y avais pas songé. Cette fois encore, la nature m’aiderait sans doute à triompher du danger. J’emmènerais Claudia loin, bien loin, sous un autre ciel, et peu à peu l’égoïsme de la vie la reprendrait, elle me remercierait de l’avoir sauvée, et qui sait ce qui arriverait encore ?

Cette promenade qu’elle allait faire, c’était la première que je tentais ; si elle la supportait bien, encore quelques jours et nous nous embarquions.

Je disposai des coussins dans la calèche, je m’informai si les chevaux n’étaient pas trop vifs, je fis mille recommandations au cocher, puis j’allai chercher ma pauvre malade. Elle descendit, sans savoir, sans questionner, machinale. Ce n’était plus une femme maintenant, mais c’était encore une bien belle statue.

Je l’installai le mieux possible, et l’on se mit en route lentement. Une femme de chambre était avec nous sur le devant de la voiture. Nous traversâmes la ville tumultueuse par le plus court ; j’avais hâte d’être en pleine campagne. L’air était très doux, le ciel resplendissant : une vraie journée de convalescence.

J’épiais le visage immobile de ma compagne, il était tranquille, sans expression ; les yeux cependant regardaient avec une sorte d’avidité ; la pensée n’était pas revenue, mais je la devinais toute proche et menaçante.

Pourvu que rien ne vînt précipiter la crise ! Je ne sais pourquoi je désirais qu’elle ne se déclarât qu’en pleine mer. Cette immensité me semblait capable d’amoindrir un peu les douleurs humaines, et puis, je serais mieux là pour parler d’espérance, de vie future, pour appeler Dieu à mon secours.

Claudia parut s’intéresser aux jeux du soleil couchant, ces lueurs semblaient la fasciner ; mais je me hâtai de revenir, ne voulant pas que le crépuscule nous surprît dehors.

Hélas !

En entrant en ville, un embarras de voitures nous arrêta. Je me penchai pour voir ce qui arrivait. À peine avais-je tourné la tête qu’un cri horrible de Claudia me traversa le cœur.

Une fillette avait sauté sur le marchepied de la voiture, les mains pleines de fleurs, et, en riant, elle tendait vers nous un gros bouquet rouge fait de ces fleurs maudites, meurtrières, épouvantables, un bouquet de Fleurs-Serpent !

Je poussai une affreuse imprécation, tandis que d’un geste brusque la femme de chambre rejetait sur la chaussée la misérable enfant qui nous perdait.

C’était trop tard ! Claudia avait vu, Claudia avait compris ; ce cri était le premier et le dernier de son âme réveillée. Elle s’était levée toute droite ; mais elle se rejeta bientôt sur les coussins en riant d’un rire atroce. La pensée s’était envolée pour jamais.

La Fleur-Serpent avait achevé son œuvre.

Ces souvenirs douloureux, je les écris sur le paquebot qui m’emporte, pour toujours, je ne sais où.

Est-ce vraiment le hasard seul qui a dirigé les événements de cette fantastique aventure ? Pour moi, je ne puis le croire, et je vois clairement la vengeance du mort dans tout cela. Je crois même que la folie de Claudia est due à une dernière faiblesse de l’amant dédaigné pour celle qu’il adora, car, si j’en juge par le vide affreux de mon âme, par cette impossibilité où je suis de me rattacher à rien, la douleur de Claudia eût été irrémédiable, et la Fleur-Serpent lui a fait grâce en lui ôtant le souvenir.