Ivanhoé (Scott - Dumas)/XXX

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Traduction par Alexandre Dumas.
Michel Lévy (Tome 1 et 2p. 62-73).

XXX

Dans l’intervalle de repos qui suivit les premiers succès des assiégeants, tandis qu’un parti se disposait à poursuivre son avantage et que l’autre multipliant ses moyens de défense, le templier et de Bracy tinrent à la hâte un conseil dans la salle du château.

— Où est Front-de-Bœuf ? demanda ce dernier, qui avait dirigé la défense de la forteresse de l’autre côté du château. On dit qu’il a été tué !

— Il vit, répondit froidement le templier, il vit encore ; mais, aurait-il la tête de taureau qu’il porte sur ses armes et dix plaques de fer par-dessus pour le protéger, il lui aurait fallu fléchir sous le dernier coup de hache qu’il a reçu. Encore quelques heures, et Front-de-Bœuf aura rejoint ses ancêtres. C’est un membre puissant à retrancher du parti du prince Jean.

— Et une bonne acquisition pour le royaume de Satan, dit de Bracy. Voilà ce qui arrive quand on se moque des saints et des anges, et qu’on ordonne de jeter leurs statues du haut des murs sur la tête de ses ennemis.

— Tais-toi ! tu es un sot, dit le templier ; ta superstition ne vaut pas mieux que l’impiété de Front-de-Bœuf : aucun de vous n’est en état de donner la raison de sa croyance ou de son incrédulité.

Benedicite, messire templier ! répliqua de Bracy ; je vous prie de garder plus de mesure dans vos paroles, quand il vous plaît de parler de moi. Par la mère du Christ ! je suis meilleur chrétien que vous et que votre confrérie ; car il court le bruit, assez fondé, que le très saint Ordre du Temple de Sion nourrit bon nombre d’hérétiques dans son sein, et que Brian de Bois-Guilbert en fait partie.

— Ne fais pas attention à ces rumeurs, répliqua froidement le templier, et songeons à la défense du château. Comment se sont comportés ces vils yeomen, de ton côté ?

— Comme des démons incarnés ! s’écria de Bracy ; ils sont arrivés en fourmilière tout contre les murs, conduits, comme je le pense, par ce drôle qui a gagné le prix de l’arc ; car j’ai reconnu son cor et son baudrier. Voilà la politique tant vantée de Fitzurze, qui encourage ces insolents à se révolter contre nous ! Si je n’eusse porté une armure à l’épreuve, ce scélérat m’eût abattu avec aussi peu de remords que si j’eusse été un chevreuil dans la saison des chasses. Il a su atteindre tous les joints de mon armure du fer de ses flèches, qui ont frappé mes côtes avec aussi peu de miséricorde que si mes os étaient de fer. Sans la cotte de mailles espagnole que je portais par-dessous ma cuirasse j’étais expédié tout de bon.

— Mais tu as tenu ferme dans ton poste, dit le templier, tandis que, de notre côté, nous avons perdu la barbacane extérieure.

— Voilà une perte sérieuse, dit de Bracy ; ces coquins vont y trouver un abri pour attaquer le château de plus près, et ils pourront, si on ne les surveille attentivement, gagner quelque coin négligé, et pénétrer jusqu’à nous. Nos hommes ne sont pas assez nombreux pour défendre tous les côtés à la fois, et ils se plaignent de ce qu’ils ne peuvent se montrer nulle part sans devenir le point de mire d’une grêle de flèches. Front-de-Bœuf se meurt ; nous n’avons plus de secours à attendre de sa tête énorme et de sa force brutale. Il me semble donc, sire Brian, que nous devons faire de nécessité vertu, et traiter avec ces rustres en leur rendant nos prisonniers.

— Comment ! s’écria le templier, rendre nos prisonniers, et devenir à la fois un objet de ridicule et d’exécration ? Oh ! les illustres guerriers qui ont eu juste assez d’audace pour se rendre maîtres, dans une attaque nocturne, d’une troupe de voyageurs sans défense, mais qui n’ont pu se maintenir dans un château contre une bande d’outlaws vagabonds, conduite par des porchers, par des bouffons, par le rebut du genre humain !… Fi du conseil, Maurice de Bracy ! les ruines de ce château enseveliront mon corps et ma honte avant que je consente à une capitulation si vile et si déshonorante.

— Rendons-nous alors aux murs, dit de Bracy avec nonchalance ; jamais il n’a existé d’homme, soit Turc, soit templier, qui fît moins de cas de la vie que moi ; mais je crois qu’il n’y a pas de honte à regretter de ne pas avoir ici quelque vingtaine de mes vaillants francs compagnons. Ô mes braves lances ! si vous saviez seulement dans quelle passe se trouve aujourd’hui votre capitaine, comme je verrais bientôt flotter ma bannière en tête de la masse serrée de vos piques, et avec quelle vitesse cette canaille de manants lâcherait pied à votre approche !

— Appelle de tes souhaits qui tu voudras, s’écria le templier, mais défendons-nous comme nous le pouvons avec les soldats qui nous restent. Ce sont pour la plupart des hommes de Front-de-Bœuf, détestés par les Anglais pour des milliers d’actes d’insolence et de tyrannie.

— Tant mieux ! dit de Bracy, ces grossiers esclaves se défendront jusqu’à la dernière goutte de leur sang, plutôt que de s’exposer à la vengeance des rustres qui nous attaquent. À l’œuvre donc, Brian de Bois-Guilbert ! et, mort ou vivant, vous verrez aujourd’hui Maurice de Bracy se comporter en gentilhomme de haute valeur et de noble lignage !

— Aux murailles ! aux murailles ! s’écria le templier. Et tous deux montèrent sur les remparts, afin de tenter pour la défense de la place tout ce que l’adresse pouvait inspirer, tout ce que le courage pouvait accomplir.

Ils reconnurent aisément que le point le plus menacé était celui qui faisait face à la fortification avancée dont les assaillants s’étaient rendus maîtres. Le château, à la vérité, était séparé de cette barbacane par le fossé, et il n’était pas possible aux assiégeants d’attaquer la poterne du fort, située en face de celle de la redoute. Mais le templier et de Bracy pensèrent tous deux que les assiégeants, s’ils étaient conduits avec autant d’habileté qu’à l’attaque précédente, s’efforceraient, par un assaut formidable, d’attirer principalement sur ce point l’attention des défenseurs de la place, pendant qu’ils chercheraient à surprendre quelque autre point moins bien gardé. Pour se mettre en garde contre cette ruse, le nombre des défenseurs étant, comme on sait, fort restreint, les chevaliers placèrent, de distance en distance, sur les murailles, des sentinelles communiquant les unes avec les autres, en leur enjoignant de donner l’alarme à la moindre apparence de danger.

En attendant, il fut résolu que de Bracy se chargerait de défendre la poterne, et que le templier garderait près de lui une vingtaine d’hommes, comme corps de réserve, et avec lesquels il serait prêt à se porter sur tous les points qui pourraient être soudainement menacés. La perte de la barbacane avait eu encore ce fâcheux résultat, que, malgré la hauteur supérieure des murs du château, les assiégés ne pouvaient voir, de ces murs, avec la même sûreté de coup d’œil les opérations de l’ennemi ; car un taillis clairsemé s’avançait si près de la porte de sortie de cet ouvrage, que les assiégeants pouvaient y introduire les forces qu’il leur plaisait, non seulement sans danger, mais sans même être aperçus des assiégés. Dans la complète incertitude du point sur lequel l’orage allait éclater, de Bracy et son compagnon furent obligés de pourvoir à tous les événements possibles, et leurs partisans, quelque braves qu’ils fussent, éprouvèrent cet abattement et cette inquiétude que doivent ressentir des hommes entourés d’ennemis qui peuvent choisir à leur gré le moment et le genre d’attaque.

Pendant ce temps-là, le seigneur du château gisait sur un lit, en proie à la douleur physique et à une agonie morale. Il n’avait pas la ressource ordinaire des dévots de cette époque superstitieuse, dont la plupart expiaient, par des largesses faites aux Églises, les crimes dont ils s’étaient rendus coupables, amortissant de cette manière leurs terreurs par l’idée de l’expiation et du pardon ; et, bien que le calme obtenu ainsi ne ressemblât pas plus à la tranquillité d’âme qui suit le repentir sincère que la douceur stupéfiante de l’opium ne ressemble au sommeil sain et naturel, c’était toujours un état d’esprit préférable aux agonies du remords ravivé.

Mais, de tous les vices de Front-de-Bœuf, homme dur et cupide, l’avarice était le vice prédominant, et il aimait mieux braver l’Église et les prêtres, que d’acheter de leurs mains le pardon et l’absolution au prix de ses richesses et de ses manoirs.

Le templier, qui était un impie d’une autre trempe, n’avait pas caractérisé avec justesse son associé, en disant que Front-de-Bœuf n’aurait pu assigner aucune cause à son incrédulité et à son mépris pour la foi générale ; car le baron aurait allégué que l’Église vendait ses indulgences trop cher, et que la liberté spirituelle qu’elle mettait en vente ne pouvait être achetée que, comme celle du commandant en chef de Jérusalem, avec une forte somme ; et Front-de-Bœuf aimait mieux contester la vertu du remède que de payer les frais du médecin.

Mais le moment était arrivé où la terre et tous ses trésors allaient s’évanouir devant ses yeux, et où le cœur de granit du sauvage baron allait enfin connaître l’épouvante, alors que ses regards plongeaient sur le sombre abîme de la vie future. La fièvre qui brûlait son sang ajoutait à l’impatience et à l’agonie de son esprit, et son lit de mort offrait le spectacle d’une lutte horrible entre les sensations de terreur qui s’éveillaient pour la première fois en lui et des passions invétérées qui cherchaient encore à les écarter.

C’était un marasme horrible auquel on ne pourrait trouver d’équivalent que dans ces régions affreuses où l’on rencontre les plaintes sans espérance, les remords sans repentir, le sentiment redoutable d’une douleur présente, et une certitude que cette agonie n’aura ni fin, ni soulagement.

— Où sont ces chiens de prêtres maintenant, hurla le baron, qui ont estimé si haut leurs momeries spirituelles ? Où sont ces carmes déchaussés pour lesquels le vieux Front-de-Bœuf a fondé le couvent de Sainte-Anne, dépouillant son héritier de maints bons arpents de prairies et de maints champs et closeries ? Où sont-ils maintenant, ces chiens avides ? Ils se vautrent dans l’ale, j’en suis sûr, ou grimacent leurs jongleries au chevet du lit de quelque paysan avare. Moi l’héritier de leur fondateur, moi pour qui ils sont tenus de prier par leurs statuts de fondation, moi, monstres ingrats qu’ils sont ! ils me laissent mourir comme le chien vagabond et traqué, sans me confesser ni m’administrer. Dites au templier de venir ici. Il est prêtre, lui, et pourra faire quelque chose. Mais non ; autant vaudrait me confesser au diable qu’à Brian de Bois-Guilbert, qui n’a souci ni du ciel ni de l’enfer ! J’ai entendu des vieillards parler de prières, de prières faites par soi-même ; ceux-là n’ont pas besoin de courtiser ou de suborner de faux prêtres… Mais je n’ose…

— Réginald Front-de-Bœuf, dit une voix cassée et aiguë à côté de son lit, vit-il donc pour dire qu’il existe quelque chose qu’il n’ose faire ?

La conscience bourrelée et les nerfs ébranlés, Front-de-Bœuf crut entendre, dans cette étrange interruption de son monologue, la voix de l’un de ces démons qui, suivant les idées superstitieuses de l’époque, hantaient les lits des mourants pour distraire leurs pensées et les détourner des méditations qui intéressaient leur salut éternel. Il frissonna, et ses membres se couvrirent d’une sueur froide ; mais, rappelant presque aussitôt son courage habituel, il s’écria :

— Qui est là ? Qui es-tu ? Qui ose répéter mes paroles d’un ton semblable au croassement du corbeau nocturne ? Parais devant ma couche, afin que je te voie !

— Je suis ton mauvais ange, Réginald Front-de-Bœuf, répliqua la voix.

— Prends une forme qui te rende visible à mes yeux, dit le chevalier mourant, et ne crois pas que ta vue puisse m’intimider. Par la prison éternelle ! si je pouvais seulement lutter avec les horribles images qui planent autour de moi, ainsi que je l’ai fait avec les dangers de la terre, ni le ciel ni l’enfer ne diraient que j’ai refusé le combat.

— Pense à tes crimes, Réginald Front-de-Bœuf ! reprit la voix presque surnaturelle ; pense à ta rébellion, à tes rapines, à tes meurtres ! Qui a poussé le licencieux prince Jean à se révolter contre les cheveux blancs de son père, contre son généreux frère ?

— Qui que tu sois, furie, prêtre ou démon, répondit Front-de-Bœuf, tu mens par la gorge ! Ce n’est pas moi seul qui ai poussé le prince à la révolte ; nous étions cinquante chevaliers et barons, la fleur des comtés des provinces centrales, les hommes les plus braves qui aient jamais mis une lance en arrêt. Dois-je répondre des fautes de tous ? Esprit infernal, je te défie ! Retire-toi, et n’approche plus de ma couche ; si tu es un être mortel, laisse-moi mourir en paix, et, si tu es un démon, ton heure n’est pas encore venue.

— Tu ne mourras pas en paix, répéta la voix ; même à ton lit de mort, tu te représenteras tes meurtres, les gémissements qui ont retenti dans ce château et le sang qui en rougit encore les murs.

— Tu ne pourras m’intimider par de vains mots, répondit Front-de-Bœuf avec un rire horrible. Le juif infidèle, c’était œuvre pie aux yeux du Ciel de le traiter comme je l’ai fait ; sinon pourquoi canoniserait-on des hommes qui ont trempé leurs mains dans le sang des Sarrasins ? Les porcs saxons que j’ai tués étaient les ennemis de mon pays, de ma race et de mon seigneur lige. Oh ! tu vois qu’il n’y a pas de défaut à mon armure. As-tu fini ? es-tu réduit au silence ?

— Non, parricide vil et impur, répliqua la voix ; pense à ton père, pense à sa mort ! pense à cette salle de festins inondée de son sang, de ce sang répandu par la main d’un fils !

— Ah ! répondit le baron après une longue pause, si tu sais cela, tu es en effet l’esprit du mal, et, comme le disent les moines, tu as l’omniscience. Je croyais ce secret enseveli dans mon propre sein et dans celui d’une femme, l’instigatrice, la complice de mon crime. Va, laisse-moi, démon ! va chercher la sorcière saxonne Ulrica, qui seule a pu te dire ce dont elle et moi avons été seuls témoins. Va, te dis-je, vers elle, qui a lavé les blessures et redressé le cadavre, qui a su donner à l’homme assassiné l’apparence d’un homme mort naturellement et suivant les lois de la création. Va la trouver : elle a été ma tentatrice, ma vile provocatrice, et la récompense encore plus vile de l’action ; qu’elle subisse comme moi les tortures qui préludent à l’enfer !

— Elle les ressent déjà ! s’écria Ulrica en ouvrant les rideaux et en se montrant devant le lit de Front-de-Bœuf. Depuis longtemps, elle a bu à cette coupe ; mais elle la trouve moins amère en voyant que tu la partages. Ne grince pas des dents, Front-de-Bœuf ; ne roule pas ainsi les yeux, ne ferme pas le poing et ne le lève pas vers moi d’un air menaçant !… La main qui aurait pu, comme celle de ton célèbre aïeul, qui le premier reçut le nom que tu portes, briser d’un seul coup le crâne d’un taureau de la montagne, est maintenant, comme la mienne, énervée et impuissante.

— Vile sorcière ! détestable scélérate ! hideuse orfraie ! s’écria Front-de-Bœuf, c’est donc toi qui viens jouir de la vue de mon désespoir, qui viens faire entendre tes cris de joie sur les ruines qui sont ton ouvrage ?…

— Oui, Réginald Front-de-Bœuf, répondit-elle, c’est Ulrica, c’est la fille de Torquil Wolfganger que tu as assassiné, c’est la sœur de ses fils massacrés, c’est elle qui vient redemander, à toi et à la maison de ton père, son père et ses parents, son nom et son honneur, tout ce que la main des Front-de-Bœuf lui a fait perdre ! Pense aux outrages que j’ai reçus, Front-de-Bœuf, et réponds-moi si je ne dis pas vrai. Tu as été mon âme damnée ; je dois être la tienne, et mes malédictions t’accompagneront jusqu’à ton dernier soupir.

— Détestable furie ! hurla Front-de-Bœuf, tu ne seras pas témoin de ce moment ! Holà ! Gilles, Clément, Eustache, Saint-Maur, Étienne, saisissez cette damnée sorcière, et lancez-la la tête en bas du haut des remparts ! Elle nous a livrés aux Saxons ! Holà ! Saint-Maur, Clément ! Scélérats, traîtres, me répondrez-vous ?

— Appelle-les encore, vaillant baron, continua la sorcière avec un sourire d’affreuse ironie, appelle tes vassaux autour de toi, condamne ceux qui tardent aux étrivières et au cachot ; mais sache, puissant capitaine, reprit-elle en changeant subitement de ton, que tu n’as ni réponse, ni secours, ni obéissance à attendre d’eux… Écoute ces bruits horribles, car le tumulte de l’assaut et de la défense retentissait derechef dans tout le château ; ces cris de guerre annoncent la chute de ta maison ; l’édifice de la puissance des Front-de-Bœuf, cimenté par le sang, s’ébranle jusque dans ses fondements devant les ennemis qu’il a le plus méprisés. Le Saxon, Réginald, le Saxon attaque tes murailles. Pourquoi restes-tu couché comme un paysan perclus, tandis que le Saxon emporte d’assaut ta forteresse ?

— Ciel et enfer ! vociféra le chevalier blessé. Oh ! encore quelques instants de force, que je puisse me traîner jusqu’à la mêlée et y trouver une mort digne d’un homme de mon rang !

— N’y pense pas, vaillant guerrier ! dit Ulrica ; tu ne mourras pas de la mort du soldat ; tu périras comme le renard dans sa tanière, lorsque les paysans ont mis le feu à la paille humide.

— Tu mens, affreuse mégère !… s’écria Front-de-Bœuf. Mes gens se comportent bravement, mes murailles sont fortes et élevées, et mes deux amis ne craindraient pas une armée entière de Saxons, quand elle aurait pour chefs Hengist et Horsa. Le cri de guerre du templier et des francs compagnons se fait entendre au-dessus du combat, et, sur mon honneur ! le feu de joie que nous allumerons pour célébrer notre victoire consumera jusqu’à tes os ; je vivrai assez pour savoir que tu es passée des feux terrestres dans ceux de l’enfer, qui n’a jamais vomi sur la terre un démon plus malfaisant que toi.

— Conserve cette espérance jusqu’à ce qu’elle se réalise, répondit Ulrica avec un soupir infernal ; mais non, ajouta-t-elle en s’interrompant, tu connaîtras dès à présent le sort que ni ton pouvoir, ni ta force, ni ton courage ne peuvent conjurer, et ce sort, ce sont ces faibles mains qui l’ont préparé. Ne remarques-tu pas cette vapeur suffocante et sans issue qui déjà tournoie en spirales noires autour de cette chambre ? Crois-tu que ce soient seulement tes yeux qui s’obscurcissent et ta respiration qui devient difficile ? Non, Front-de-Bœuf, il y a une autre cause. Tu n’as pas oublié l’amas de combustibles accumulés sous cet appartement ?

— Femme, s’écria le chevalier avec fureur, tu n’y as pas mis le feu ?… Mais si, par le Ciel ! tu l’as fait, et le château est livré aux flammes !

— Du moins, elles ne tarderont pas à s’élever dans les airs, répondit Ulrica avec un calme effrayant, et un signal va avertir les assiégeants de presser vivement ceux qui chercheraient à les éteindre. Adieu, Front-de-Bœuf ; puissent Mista, Skogula et Zernebock, les dieux des anciens Saxons, les démons, ainsi que les prêtres d’aujourd’hui les appellent, te servir de consolateurs autour de ton lit de mort, car Ulrica t’abandonne ! Mais sache, si toutefois cela peu te consoler, qu’Ulrica va partir en même temps que toi pour le rivage obscur ; elle sera la compagne de ton châtiment comme elle a été celle de ton crime. Et maintenant, parricide, adieu ! adieu pour jamais ! Puisse chaque pierre de cette voûte trouver une langue pour répéter cette flétrissure à ton oreille !

En disant ces mots, elle quitta la chambre, et Front-de-Bœuf entendit le grincement de la clef massive. La Saxonne fermait la porte à double tour et lui enlevait ainsi toute chance d’évasion.

Dans son extrême agonie, il appela à son aide ses domestiques et ses alliés.

— Étienne ! Saint-Maur ! Clément ! Gilles ! je brûle ici sans secours !… À l’aide ! à l’aide ! Brave Bois-Guilbert, vaillant de Bracy ! c’est Front-de-Bœuf qui appelle !… Traîtres écuyers, c’est votre maître ! c’est votre allié, votre frère d’armes, chevaliers parjures et infidèles ! Que toutes les malédictions dues aux traîtres descendent sur vos têtes coupables ! Est-ce que vous me laisserez périr aussi misérablement ? Ils ne m’entendent pas, ils ne peuvent pas m’entendre… ma voix se perd dans le fracas de la bataille… la fumée devient de plus en plus épaisse… la flamme atteint déjà le dessous de ce plancher ! Oh ! un souffle d’air, fût-ce au prix d’une mort immédiate !

Dans la folle frénésie de son désespoir, le malheureux mêlait ses cris à ceux des combattants ; puis il proférait des malédictions sur lui, sur le genre humain, contre le ciel même.

— La flamme rougeâtre perce la fumée épaisse, s’écria-t-il ; le démon marche vers moi sous la bannière de son propre élément. Arrière, esprit malfaisant ! je ne vais pas avec toi sans mes compagnons ! Tout ce qui est dans ces murs t’appartient. Penses-tu que Front-de-Bœuf s’en aille tout seul ? Non ; le templier infidèle, le luxurieux de Bracy, Ulrica, la vile prostituée, l’abominable meurtrière, les hommes d’armes qui m’ont aidé dans mes entreprises, les chiens saxons et les juifs damnés qui sont mes prisonniers, tous, tous doivent me suivre ! Jamais plus joyeuse confrérie n’aura pris le chemin des sombres lieux… Ah ! ah ! ah ! ah !…

Et, dans son délire, il poussa des éclats de rire qui firent résonner la voûte.

— Qui rit ici ? s’écria Front-de-Bœuf d’une voix altérée, car le bruit du combat n’empêcha pas l’écho de son rire forcené de revenir frapper son oreille ; qui rit ici ? Est-ce toi, Ulrica ? Parle, parle, furie lascive, et je te pardonne ; car il n’y a que toi ou le démon de l’enfer lui-même qui puisse rire dans un pareil moment ! Arrière ! arrière !

Mais ce serait une impiété de nous arrêter plus longtemps auprès du lit de mort du blasphémateur et du parricide.