Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 05

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Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 64-72).


CHAPITRE V.


Un juif n’a-t-il pas des yeux ? n’a-t-il pas des mains, des organes, des membres, des sens, des affections, des passions ? Quelle différence y a-t-il entre lui et un chrétien ? Ne se nourrit-il pas des mêmes aliments ? n’est-il pas blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes remèdes, échauffé par le même été, et refroidi par le même hiver ?
Shakspeare. Le Marchand de Venise


Oswald rentré chuchota à l’oreille de son maître et lui dit : « C’est un juif, appelé Isaac d’York, dois-je l’introduire ?

— Que Gurth se charge de tes fonctions, Oswald, lui cria le bouffon avec son effronterie habituelle ; un gardeur de pourceaux est un introducteur tout-à-fait convenable pour un juif.

— Sainte Marie, dit l’abbé, se signant, admettre en notre présence un juif mécréant ! »

— Un chien de juif, dit le templier faisant écho, approcher un défenseur du saint Sépulcre !

— Par ma foi, dit Wamba, il paraîtrait que les templiers préfèrent l’argent des juifs à leur compagnie.

— Paix ! mes dignes hôtes, dit Cedric ; mon hospitalité ne doit pas être limitée par vos antipathies. Si le ciel a supporté une pareille nation de mécréants opiniâtres, pendant plus d’années qu’un laïque n’en saurait compter, nous pouvons bien endurer pour quelques heures la présence d’un juif. D’ailleurs je ne contrains personne à causer ou manger avec lui. Qu’on lui donne un coin et un morceau à part ; à moins, ajouta-t-il en souriant, que ces étrangers à turban ne veuillent l’admettre dans leur compagnie.

— Sire franklin, répondit le templier, mes esclaves sarrasins sont de vrais musulmans, et ils n’ont pas moins qu’un chrétien du mépris pour les juifs.

— Par Ma foi, dit Wamba, je ne sais pas pourquoi les sectateurs de Mahomet et de Termagant ont de si grands avantages sur un peuple autrefois choisi de Dieu.

— Il s’assiéra près de toi, Wamba, dit Cedric ; un fou et un vilain juif doivent être bien ensemble.

— Le fou, reprit Wamba en élevant les restes d’un jambon qu’il tenait à la main, trouvera un rempart contre un Israélite.

— Paix, dit Cedric, le voici qui arrive. »

Introduit avec peu de cérémonie, et s’avançant avec crainte et hésitation, en faisant plus d’un profond salut, un vieillard maigre et haut de taille, mais qui avait perdu, par l’habitude de se courber, quelque chose de son imposante stature, s’approcha du bout inférieur de la table. Ses traits ouverts et réguliers, son nez aquilin, ses yeux noirs et perçants, son front élevé et ridé, ses cheveux et sa barbe grise, lui auraient donné un air respectable, si sa physionomie, toute particulière, n’eût dévoilé en lui le descendant d’une race qui, pendant ces temps de barbarie et d’ignorance, était à la fois détestée par le vulgaire crédule, imbu de préjugés, et persécutée par une noblesse avide et rapace, laquelle race peut-être devait la haine et la persécution dont elle était l’objet au caractère national qu’elle avait adopté, et où l’on remarquait, pour n’en pas dire davantage, la bassesse, l’avarice et la cupidité.

Les vêtements de l’Israélite, qui paraissaient avoir été considérablement mouillés par l’orage, consistaient en un large manteau brun, garni de plis, et couvrant une tunique d’un pourpre foncé. Il avait de grosses bottes garnies de fourrures, un ceinturon qui soutenait un petit couteau de chasse, avec une case pour une écritoire, mais sans aucune arme. Il portait un bonnet jaune, carré et haut, d’une forme particulière, imposée à sa nation pour la distinguer des chrétiens, et qu’il ôta avec une grande humilité à la porte de la salle.

La réception que Cedric le Saxon lui fit eût satisfait l’ennemi le plus fanatique des tribus d’Israël. Le thane, lui-même, ne répondit aux salutations répétées du juif que par un hautain signe de tête et en lui désignant de la main une place au bout le plus bas de la table, où cependant personne ne voulut l’admettre. Au contraire, à mesure qu’il longeait la file, jetant un regard timide et suppliant sur chacun de ceux qui occupaient cet endroit, il ne recevait que rebuffades des domestiques saxons qui élargissaient leurs épaules et leurs coudes et continuaient à dévorer tranquillenient leur souper sans faire la moindre attention aux besoins du nouvel hôte. Les gens de l’abbé se signaient avec des regards d’une pieuse horreur, et les brûlants Sarrasins, quand Isaac arriva près d’eux, retroussèrent leurs moustaches avec indignation, et mirent la main sur leur poignard, comme prêts à user de ce moyen désespéré d’éviter le contact et la souillure d’un juif.

Probablement les mêmes motifs qui induisirent Cedric à ouvrir sa maison à cet enfant d’un peuple réprouvé l’auraient porté à engager ses domestiques à recevoir Isaac avec quelques égards ; mais l’abbé, en ce moment, le tenait occupé à une intéressante discussion sur l’éducation et le caractère de ses chiens favoris, discussion qu’il n’aurait pas interrompue pour des sujets de plus grande importance que l’arrivée d’un juif implorant un lit sans même prendre aucune nourriture. Tandis qu’Tsaac était ainsi traité, comme son peuple au milieu des nations, cherchant en vain un accueil et un lieu pour s’asseoir, le pèlerin qui s’était mis près de la grande cheminée eut compassion de lui, et lui céda son siège, en lui disant brièvement : « Vieillard, mes vêtements sont secs, ma faim est apaisée ; tu es mouillé et pressé de besoin. » À ces mots il rapprocha et réveilla des tisons dispersés dans l’ample cheminée, prit de la grande table une assiette de potage, un peu de chevreau bouilli, et plaça le tout sur une petite table sur laquelle il avait soupé, et, sans attendre les remercîments du juif, il s’en alla de l’autre côté de la salle, soit qu’il voulût éviter toute communication avec l’objet de sa bienveillance, soit qu’il désirât se rapprocher du haut bout de la table.

S’il y avait eu alors un peintre capable de dessiner un sujet comme le juif, baissant sa tête flétrie, et étendant ses mains gelées et tremblantes sur le feu, il eût composé une personnification emblématique bien véritable de l’hiver. Ayant chassé le froid, il s’empara en hâte du plat fumant qui était devant lui, et mangea avec une avidité et une précipitation propres à tout assaisonner, et qui semblaient prouver la longue abstinence du juif. Cependant le prieur et Cedric continuaient leurs discours sur les chiens ; lady Rowena paraissait engagée dans une conversation avec une de ses suivantes, et l’orgueilleux templier, dont les yeux erraient tour à tour sur le juif et sur la belle saxonne, semblait rouler dans son esprit des pensées qui l’intriguaient singulièrement.

« Je m’étonne, digne Cedric, disait l’abbé en continuant leur entretien, que nonobstant votre prédilection pour votre propre et énergique idiome, vous n’ayez pas admis à votre faveur le français-normand, au moins en ce qui regarde les termes pour exprimer les ruses et les usages de la chasse. Assurément nul idiome n’est aussi riche en phrases variées et ne fournit autant de moyens d’exprimer tous les incidents de cet art joyeux et si agréable à l’homme des bois.

— Bon père Aymer, dit le Saxon, sachez que je ne me soucie aucunement de ces raffinements d’outre-mer, sans lesquels je puis assez goûter de plaisir dans les forêts. Je puis souffler dans mon cor, sans appeler mes fanfares une réveillée ou un mort. Je puis pousser ma meute sur le gibier et couper l’animal en quartiers, quand il est pris, sans me servir de ce nouveau jargon de curée, d’arbor, de nombles, et de tout le bavardage du fabuleux Tristrem[1].

« Le français, dit le templier en haussant la voix du ton présompteux et impératif qu’il prenait en pareilles occasions, n’est pas seulement l’idiome naturel de la chasse, il est encore celui de l’amour et de la guerre, celui dans lequel la beauté se laisse captiver, et l’ennemi mettre en fuite.

— Sire templier, dit Cedric, videz votre coupe et versez-en une autre à l’abbé, tandis que je vais remonter à quelque trente ans pour vous conter une histoire. Tel que j’étais alors je n’avais pas besoin de fleurir mes contes anglais avec les ornements employés par les troubadours français, quand je parlais à une jeune beauté ; et les champs de Northallerton[2], le jour de la bataille de l’étendard sacré, pourraient dire si le cri de guerre saxon ne se fit pas entendre aussi loin dans les rangs des Écossais ennemis, que celui du plus courageux baron normand. À la mémoire des braves qui combattirent dans cette journée ! Faites-moi raison, mes hôtes. » Il but sa coupe d’un trait et continua avec une chaleur toujours croissante : « Oui, ce fut un jour de choc de boucliers, lorsque cent bannières se déployèrent sur la tête des braves, et que le sang coula autour d’eux par torrents, et où la mort devint préférable à la fuite. Un barde saxon eût appelé ce jour une fête d’épée, un rassemblement d’aigles fondant sur leur proie ; le heurt affreux des lances sur les boucliers et les hauberts, un bruit de guerre plus agréable que les clameurs joyeuses d’une noce. Mais nos bardes ne sont plus, nos exploits se mêlent confondus avec ceux d’une autre race ; notre langage, notre nom même, sont près de s’éteindre, et il ne reste pour les pleurer qu’un vieillard seul et décrépit. Échanson paresseux, remplis les coupes. Aux plus braves en armes, sire templier, à leur race ou à leur langue, quelles qu’elles soient, à ceux qui maintenant combattent en Palestine parmi les valeureux défenseurs de la Croix !

— Il ne sied guère à celui qui porte cet emblème, répondit sir Brian de Bois-Guilbert, de répondre à ce toast ; cependant à qui pourrait-on, entre les champions du saint Sépulcre, décerner la palme du triomphe ?

— Aux chevaliers hospitaliers, dit le prieur ; j’ai un frère dans leur ordre.

— Je n’ai rien à redire à leur gloire, reprit le templier ; cependant…

— Je crois, ami Cedric, s’écria Wamba en interrompant Bois-Guilbert, je crois que si Richard Cœur-de-Lion eût pris conseil d’un fou il fût resté chez lui avec ses braver Anglais, et eût laissé l’honneur de délivrer Jérusalem à ces mêmes chevaliers qui s’y trouvaient le plus intéressés.

— N’y avait-il donc personne dans l’armée anglaise, demanda lady Rowena, dont les noms méritent d’être cités avec ceux des chevaliers du Temple et de Saint-Jean.

— Pardonnez-moi, belle étrangère, reprit le templier, le monarque anglais était accompagné en Palestine d’une foule de braves guerriers, le cédant seulement à ceux dont les poitrines ont été constamment le boulevard de cette sainte contrée.

— Le cédant seulement, » s’écria le pèlerin, qui se tenait assez près pour entendre, et qui avait écouté cette conversation avec une impatience marquée ; interruption qui attira sur-le-champ vers lui tous les yeux. « Je soutiens, répéta-t-il d’une voix ferme et haute, que les chevaliers anglais ne se montrèrent inférieurs à aucun de ceux qui tirèrent l’épée pour la défense de la Terre-Sainte ; je soutiens en outre, car je l’ai vu, que le roi Richard lui-même et cinq de ses chevaliers, après la prise de Saint-Jean-d’Acre, convoquèrent un tournoi, dans lequel ils défièrent tout chevalier venant. Je soutiens, dis-je, que ce jour-là même chacun de ces chevaliers fournit trois carrières et désarçonna trois antagonistes. J’ajoute que sept de ces assaillants étaient chevaliers du Temple, et sir Brian de Bois-Guilbert peut affirmer la vérité de ce que j’avance. «

Il serait impossible de décrire les accès de rage qui s’emparèrent de la physionomie basanée et plus sombre du templier après avoir entendu ces paroles. Dans son trouble et son ressentiment, il porta involontairement la main sur la garde de son épée, et peut-être fut-il retenu, au moment de la tirer, par la conviction qu’aucun acte de violence ne pourrait être commis impunément dans un tel lieu et devant une pareille assemblée. Cedric, dont les sentiments étaient droits et simples, et dont rarement la capacité embrassait plus d’une chose à la fois, ne put, au milieu de la joie avec laquelle il entendit relever la gloire de ses compatriotes, remarquer le trouble et la colère de son hôte. « Pèlerin, s’écria-t-il, je te donnerais ce bracelet d’or si tu pouvais me dire les noms des chevaliers qui soutinrent si dignement la renommée de l’heureuse Angleterre.

— Je le ferai volontiers, reprit le pèlerin, et cela sans guerdon[3], car mon serment me défend de toucher de l’or pendant un certain laps de temps.

— Je porterai ce bracelet pour vous, si vous voulez, ami pèlerin, dit Wamba.

— Le premier en renommée et en rang, dit le pèlerin, fut le brave Richard, roi d’Angleterre.

— Je lui pardonne, dit Cedric, je lui pardonne de descendre du tyran duc Guillaume de Normandie.

— Le comte de Leicester fut le second, et sir Thomas Multon de Gilslard fut le troisième, continua le pèlerin.

— Au moins celui-ci est d’origine saxonne, dit Cedric triomphant.

— Le quatrième fut sir Foulk Doilly, ajouta le pèlerin.

— Il était saxon également du côté de sa mère, » continua Cedric qui écoutait avec le plus vif intérêt, et qui oubliait, du moins en partie, sa haine contre les Normands, dans le commun triomphe du roi d’Angleterre et de ses insulaires.

« Et quel fut le cinquième ? demanda-t-il.

— Le cinquième fut sir Edwin Turneham.

— Brave saxon, par l’âme d’Hengist ! s’écria Cedric. Et le sixième ? continua-t-il avec vivacité ; quel est le nom du sixième ?

— Le sixième, dit le pèlerin après une pause dans laquelle il parut se recueillir, était un jeune chevalier d’un renom moindre et d’un rang moins élevé, admis sous cette honorable bannière, moins pour aider à l’entreprise, que pour faire nombre ; son nom n’est point resté dans ma mémoire.

— Sire pèlerin, reprit Brian de Bois-Guilbert avec une sorte de dédain, ce manque de mémoire, après tant de choses dont vous vous êtes souvenu, vient tard pour vous servir. Je vous dirai moi-même le nom du chevalier devant lequel le hasard de ma lance et la faute de mon cheval occasionnèrent ma chute : c’était le chevalier d’Ivanhoe[4] ; et nul entre les six n’acquit plus de gloire pour son âge. Cependant je dirai hautement que, s’il était en Angleterre et qu’il osât renouveler dans le tournoi de cette semaine le cartel de Saint-Jean-d’Acre, monté et armé comme je le suis maintenant, je lui donnerais le choix des armes et me moquerais de l’issue du combat.

— Si votre antagoniste était ici, reprit le pèlerin, il accepterait aussitôt le défi. Mais ne troublons point la paix de ces voûtes par des fanfaronnades qui, vous le savez bien, ne sauraient être mises à l’épreuve. Si jamais Ivanhoe revient de la Palestine, je me rends sa caution, et je suis sûr qu’il vous joindra.

— Bonne caution que la vôtre, dit le chevalier du Temple ; quel gage en donnerez-vous ?

— Ce reliquaire, dit le pèlerin en tirant de son sein, après s’être signé, une petite boîte d’ivoire contenant un morceau de la vraie croix, et que j’ai rapportée du monastère du mont Carmel. »

Le prieur de Jorvaulx se signa et répéta un Pater noster, auquel tout le monde se joignit dévotement, excepté le Juif, les musulmans et le templier, lequel, sans ôter sa toque ou témoigner aucun respect pour la sainteté alléguée de la relique, détacha de son cou une chaîne d’or, qu’il jeta sur la table en disant ; « Que le prieur Aymer garde ce gage et celui de ce vagabond inconnu, comme une promesse que, quand le chevalier d’Ivanhoe reviendra au milieu des quatre mers de la Grande-Bretagne, il relèvera le gant que lui jette Brian de Bois-Guilbert, lequel, dans le cas contraire le proclamera lâche et félon dans toutes les commanderies du Temple en Europe.

— Il ne sera pas nécessaire, dit Rowena, rompant le silence ; ma voix sera entendue, si aucune autre ne s’élève ici en faveur d’Ivanhoe absent. J’affirme qu’il acceptera avec joie tout cartel honorable ; et si ma faible garantie pouvait ajouter à l’inappréciable gage de ce pèlerin sacré, je répondrais sur ma tête et sur mon honneur qu’Ivanhoe donnera à ce fier chevalier toute la satisfaction que celui-ci pourra désirer. »

Une multitude d’émotions opposées semblaient avoir absorbé l’âme de Cedric, et le tinrent silencieux durant cette discussion.

L’orgueil satisfait, le ressentiment, l’embarras, se succédaient sur le front large et ouvert du Saxon, comme l’ombre des nuages glissant sur un champ couvert d’épis dorés et ondoyants, tandis que tous ses serviteurs, sur qui le nom du sixième chevalier semblait avoir produit un effet électrique, demeuraient en suspens, les yeux attachés sur leur maître. Mais lorsque Rowena eut parlé, le son de cette voix douce fit tressaillir Cedric et le tira de son silence.

« Lady Rowena, dit-il, ce langage n’est pas à propos ; s’il était besoin d’une autre garantie, moi-même, tout offensé et justement offensé que je suis, je répondrais sur mon honneur de celui d’Ivanhoe. Mais les garanties du combat sont complètes, même en suivant les règles fanatiques de la chevalerie normande ; n’est-il pas vrai, prieur Aymer ?

— C’est vrai, répondit le prieur ; la sainte relique et la superbe chaîne seront mises en sûreté dans le trésor de notre couvent jusqu’à la décision de ce cartel guerrier. »

Ayant ainsi parlé, il fit encore un signe de croix, et, après bien des génuflexions et des prières marmottées, il donna le reliquaire au frère Ambroise, un des moines de sa suite, tandis que lui-même mit avec moins de cérémonie, mais peut-être avec plus de satisfaction intérieure, la chaîne d’or dans une poche doublée de cuir parfumé, qui s’ouvrait sous son bras. « Maintenant, Cedric, dit-il, mes oreilles sonnent des vêpres avec la force de votre bon vin, qui semble, tant il a de vertu, leur apporter le tintement des cloches de mon couvent ; permettez-nous une autre santé en l’honneur de la belle Rowena, et de passer ensuite aux douceurs du repos.

— Par la croix de Bromholme, dit le Saxon, vous faites peu d’honneur à votre réputation, sire prieur ; la renommée vous représente comme un joyeux moine qui entendrait sonner matines avant de quitter le verre ; pour moi, vieux comme je suis, j’ai craint de succomber en luttant avec vous. Mais certes un enfant saxon de douze ans n’eût pas, de mon temps, abandonné sitôt sa coupe. »

Le prieur avait des raisons pour persévérer dans le système de tempérance qu’il avait adopté. Il n’était pas seulement ami de la paix par profession, il avait encore une aversion plus prononcée pour les querelles. Dans l’occasion présente, il craignait que le caractère altier du Saxon, et que celui du templier, non moins impétueux, ne finissent par amener une explosion. Il insinua donc adroitement l’incapacité de tout homme né hors d’Angleterre, pour lutter dans le joyeux conflit du verre avec une forte et hardie tête saxonne ; il glissa quelques mots sur la sainteté de son propre caractère, et conclut par sa proposition d’aller goûter les bienfaits du sommeil. Le coup de grâce fut servi à la ronde, et les étrangers, après avoir salué profondément Cedric et lady Rowena, se levèrent de table et se mêlèrent dans la salle, tandis que les maîtres de la maison se retiraient avec leurs domestiques par des portes différentes.

« Chien de mécréant, dit le templier au juif Isaac en passant près de lui au milieu de la foule, iras-tu au tournoi ?

— J’en ai le dessein, répondit Isaac en le saluant très bas, s’il plaît à votre révérente valeur.

— Sans doute, reprit le templier, pour déchirer les entrailles de nos nobles par ton usure. Je parie que tu as un magasin de shekels dans ton sac judaïque[5].

— Pas un seul. Qu’ainsi le Dieu d’Abraham me soit en aide, ajouta-t-il en joignant les mains ; je vais seulement implorer l’assistance de quelques frères de ma tribu pour payer la taxe que l’échiquier des juifs m’a imposée. Le dieu de Jacob me soit en aide ; je suis un malheureux ruiné ; le manteau que je porte, je l’ai emprunté de Ruben de Taccaster. »

Le templier sourit sardoniquement à cette réponse. « Maudit sois-tu pour ta fausseté, misérable menteur. » Et en s’éloignant comme s’il eût dédaigné de lui parler davantage, il se mêla à ses esclaves sarrasins auxquels il parla dans une langue inconnue. Le pauvre israélite parut si interdit de l’apostrophe du moine militaire, que le templier avait déjà franchi l’extrémité de la salle avant qu’Isaac eût relevé la tête et se fût aperçu de son départ ; et, lorsqu’il regarda autour de lui, ce fut avec l’air étonné d’un homme aux pieds duquel la foudre vient de tomber, et dont le fracas semble encore assourdir ses oreilles.

L’abbé et le chevalier furent bientôt conduits dans leurs appartements par l’intendant et l’échanson, précédés de deux porte-flambeaux, et suivis par deux autres domestiques chargés de rafraîchissements, tandis que des valets d’un rang plus bas indiquaient à l’escorte des deux personnages les chambres où ils devaient reposer jusqu’au jour.



  1. Les nombres, parties élevées entre les cuisses du cerfs ; faire l’arbor, vider l’animal ; Tristrem, premier chevalier qui fit de la vénerie une science. a. m.
  2. Petite ville du comté d’York, près de laquelle se donna, en 1158, la fameuse bataille dite l’Étendard, entre les Écossais et les Anglais. a. m.
  3. Ce mot rappelle l’italien guiderdone, qui veut dire aussi récompense. a. m.
  4. Les Anglais donnent à ce nom d’Ivanohe la prononciation d’Aïvanhô ; quelques Écossais celle d’Ivenho ; et les Français, en général, celle d’Ivanhoé, quoiqu’il fût peut-être plus naturel de prononcer Ivanhô. a. m.
  5. Monnaie juive. Les juifs étaient soumis à une commission chargée de les taxer arbitrairement, et elle s’appelait l’échiquier. a. m.