Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 19

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Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 194-201).


CHAPITRE XIX.


Une troupe d’hommes armés, escortant quelque noble dame (comme leurs paroles diffuses l’annonçaient tandis qu’inaperçu je me tenais derrière eux), marchent très près les uns des autres, et se disposent à passer la nuit dans le château voisin.
Joana Baillie, Orra, tragédie.


Nos voyageurs étaient arrivés sur la lisière d’un bois qu’ils devaient traverser, ce qui, dans ce temps-là, ne pouvait se faire sans danger, vu le grand nombre d’outlaws ou proscrits que l’oppression et la misère avaient poussés au désespoir, et qui occupaient les forêts en bandes assez nombreuses pour braver presque impunément la faible police de l’époque. Cependant, malgré l’heure avancée, Cedric et Athelstane croyaient pouvoir ne rien craindre de ces maraudeurs, vu qu’ils étaient accompagnés de dix hommes d’armes : il ne faut pas compter Wamba et Gurth, dont le secours était pour ainsi dire nul, l’un ayant les bras liés, l’autre n’étant qu’un bouffon. On peut ajouter qu’en traversant ainsi la forêt durant les ténèbres de la nuit, Cedric et Athelstane ne comptaient pas moins sur les égards que l’on avait pour leurs personnes que sur leur propre courage. Les outlaws, que la sévérité des lois sur la chasse avait réduits à vivre de brigandage, étaient pour la plupart des yeomen ou archers d’origine saxonne, et l’on supposait généralement qu’ils respectaient les personnes et les biens de leurs compatriotes.

Comme ils poursuivaient leur route, ils furent tout-à-coup alarmés par les cris répétés d’individus qui appelaient au secours. Ils se dirigèrent aussitôt vers l’endroit d’où partaient ces cris, et à leur grande surprise ils virent une litière fermée, près de laquelle se tenait en pleurant une jeune fille richement vêtue à la mode juive ; et un vieillard que sa toque jaune faisait aussi reconnaître pour un juif, allait et venait d’un air désespéré, se tordant les mains, comme frappé d’un grand désastre.

Athelstane et Cedric demandèrent au vieil Israélite comment il se trouvait dans ces lieux sans chevaux et sans escorte ; mais pendant quelque temps ils n’obtinrent pour toute réponse que des invocations à tous les patriarches de l’ancien Testament et des malédictions contre les fils d’Ismaël qui venaient pour les frapper. Enfin, revenu à lui-même, Isaac d’York, car c’était notre vieil ami, expliqua aux deux Saxons qu’il avait loué à Ashby une escorte de six hommes, avec des mules, pour conduire jusqu’à Doncaster un jeune homme blessé ; qu’arrivés jusqu’à cet endroit sans aucun accident ; un bûcheron les avait informés qu’une bande nombreuse d’outlaws était en embuscade dans la forêt ; qu’alors les mercenaires loués par Isaac avaient pris la fuite, emmenant avec eux les chevaux qui portaient la litière, et laissant le juif et sa fille sans aucun moyen de défense ou de retraite, exposés à être pillés et probablement assassinés par les bandits qui dans un moment allaient fondre sur eux.

« Plairait-il à vos vaillantes Seigneuries, » ajouta Isaac du ton de la plus profonde humilité, » de permettre à de pauvres juifs de voyager sous votre sauve-garde ? Je jure par les tables de Moïse, que jamais faveur accordée à un enfant d’Israël depuis les jours de la captivité, n’aura été reçue avec plus de gratitude.

— Chien de juif ! » dit Athelstane dont la mémoire conservait le souvenir des plus légères bagatelles, et surtout des plus petites offenses, « ne te souvient-il pas comment tu t’es conduit envers nous dans la galerie, le jour du tournoi ? Fuis, ou combats les outlaws, ou compose avec eux, et n’attends ni aide ni secours de nous et de nos compagnons de route. Si les outlaws ne dévalisaient que des gens tels que toi, qui volent tout le monde, je les regarderais, pour ma part, comme les hommes les plus honnêtes qu’on puisse trouver. »

Cedric n’approuva point la sévérité de cette réponse. « Nous ferons mieux, » dit-il à son compagnon, « de leur laisser deux de nos hommes et deux de nos chevaux, pour les mettre en état de gagner le plus prochain village ; cela diminuera un peu nos forces, mais avec votre vigoureuse épée, noble Athelstane, et à l’aide de celles qui nous restent, il nous sera aisé de faire face à trente de ces vagabonds. »

Lady Rowena, quelque peu alarmée en apprenant qu’une bande d’outlaws n’était pas éloignée, appuya fortement l’avis de son tuteur. Mais Rébecca, quittant soudain sa place, et accourant vers le palefroi de la belle Saxonne, plia le genou devant elle, et baisa le pan de sa robe à la manière orientale ; se relevant ensuite et rejetant son voile en arrière, elle la supplia au nom du Dieu qu’elles adoraient toutes deux, et par cette révélation, sur le Sinaï, de la loi à laquelle toutes deux croyaient également, d’avoir pitié de leur détresse, et de leur permettre de voyager sous la sauve-garde d’une aussi digne protectrice. « Ce n’est pas pour moi que j’implore cette faveur, ajouta-t-elle, ni même pour ce vieillard, qui est mon père : je sais que dépouiller et maltraiter les gens de notre nation est une peccadille, si même ce n’est pas un mérite, pour des chrétiens ; et qu’importe que ce soit dans une ville, dans les champs, ou dans une forêt ? Mais c’est au nom d’un homme de votre peuple, d’un de vos frères, que je vous invoque : souffrez que nous le transportions sans danger sous votre protection ; car s’il lui arrivait malheur, les derniers jours de votre vie seraient empoisonnés par le regret de nous avoir fait un tel refus. » L’air noble et solennel avec lequel parlait Rébecca émut vivement la belle Saxonne. « Cet homme est vieux et faible, » dit-elle à son tuteur ; « cette fille est jeune et belle ; celui qu’ils accompagnent est blessé dangereusement peut-être : tout juifs qu’ils sont, ce serait nous montrer peu chrétiens de les abandonner dans cette extrémité. Il faudrait décharger deux de nos mules, et répartir le bagage entre les vassaux de notre suite. Deux mules porteront la litière, et nous donnerons un cheval à ce vieillard et un à sa fille. »

Cedric consentit à cet arrangement, et Athelstane n’ajouta qu’une condition, c’est-à-dire que ces nouveaux compagnons se tiendraient à l’arrière-garde, « où Wamba, dit-il, a toujours, je le présume, son bouclier de jambon pour se mettre à l’abri de leur contact.

— J’ai laissé mon bouclier dans l’arène, répondit le bouffon, et beaucoup de chevaliers en ont fait tout autant que moi. »

Athelstane rougit sans oser répliquer, car il avait aussi perdu son bouclier dans le tournoi de la veille ; et lady Rowena, qui n’était point fâchée de cette plaisanterie sur le courage de son brutal adorateur, permit à Rébecca de cheminer à ses côtés. « Il ne conviendrait pas que j’acceptasse cette place, » reprit la juive avec une noble humilité, « puisque ma compagnie pourrait paraître peu digne de ma protectrice. »

Cependant on déchargeait le bagage avec promptitude, car le seul nom d’outlaws donnait à tout le monde un surcroît d’activité, et l’obscurité de la nuit faisait résonner ce mot d’une manière plus alarmante encore. Au milieu de ce tumulte, le gardeur de pourceaux fut descendu de son cheval, opération pendant laquelle il se plaignit à son ami le bouffon que les cordes qui liaient ses mains lui causaient une grande souffrance. Wamba consentit à les relâcher ; mais, soit négligence ou intention, il les rattacha avec si peu de précaution que Gurth trouva bientôt moyen de s’en débarrasser : se glissant alors dans l’épaisseur du bois, il disparut.

Dans la confusion inséparable de ces changements, on fut quelque temps avant de s’apercevoir de l’évasion de Gurth, car il devait faire le reste du voyage sous la surveillance d’un autre domestique et en croupe derrière lui ; et chacun pensant qu’il se trouvait avec un autre, on ne remarqua pas son absence. D’ailleurs, on s’attendait à chaque instant à voir paraître les outlaws, et cette crainte était plus que suffisante pour qu’on fît peu d’attention au gardeur de pourceaux.

Le sentier que suivaient nos voyageurs devint alors si étroit qu’il était impossible à plus de deux cavaliers d’y passer de front et il commençait à descendre dans un vallon traversé par un ruisseau dont les bords étaient crevassés, marécageux et couverts de petits saules. Cedric et Athelstane, qui marchaient en tête de la troupe commencèrent à craindre d’être attaqués en cet endroit ; mais ils n’avaient d’autre moyen pour éviter le péril que d’accélérer la marche, ce qui était difficile sur un terrain où les chevaux enfonçaient à chaque pas, et sur lequel on ne pouvait avancer en ordre. À peine avaient-ils franchi le ruisseau avec une partie de leur suite, qu’ils furent assaillis tout à la fois de front, en flanc et en queue, avec une telle impétuosité qu’il leur fut impossible de se mettre en état de défense. Les cris de « Dragon blanc ! dragon blanc ! Saint-George et l’Angleterre ! » adoptés par les assaillants comme appartenant à leur rôle d’outlaws saxons, se firent entendre de tous côtés ; et de toutes parts aussi accouraient de nouveaux ennemis avec une rapidité qui semblait multiplier leur nombre.

Les deux chefs saxons furent faits prisonniers au même instant, et chacun avec des circonstances convenables à son caractère. Cedric, à l’approche de l’ennemi, lança sa dernière javeline, qui, mieux dirigée que celle qui avait blessé le pauvre Fangs, cloua contre un chêne l’homme qui se trouvait devant lui. Il fondit sur lin second l’épée à la main, et le frappa avec une si grande et si aveugle furie que son arme se brisa contre une énorme branche et qu’il fut désarmé par la violence du coup. Précipité à bas de son cheval par deux ou trois des brigands qui l’entouraient, il fut fait prisonnier. Quant à Athelstane, il partagea le même destin, car la bride de son cheval fut saisie et lui-même démonté long-temps avant qu’il pût tirer son épée et se mettre en état de défense. Les hommes de leur suite, embarrassés au milieu du bagage, surpris et épouvantés du destin de leurs maîtres, devinrent à leur tour la proie des assaillants, tandis que lady Rowena, au centre de la cavalcade, et le Juif avec sa fille à l’arrière-garde, subirent le même sort.

Personne n’échappa à la captivité, si ce n’est Wamba, qui montra d’abord dans cette occasion beaucoup plus de courage que ceux qui prétendaient avoir plus de bon sens que lui. S’étant emparé de l’épée d’un des domestiques, il en fit usage avec une telle vigueur, qu’il repoussa plusieurs des assaillants ; il tenta même à plusieurs reprises d’aller au secours de son maître ; mais voyant qu’il n’était pas soutenu par ses camarades, dont la plupart étaient déjà garrottés, il se laissa glisser à bas de son cheval, et, à la faveur des ténèbres et de la confusion, s’éloigna du champ de bataille.

Cependant le courageux bouffon ne se vit pas plus tôt en sûreté, qu’il hésita s’il ne retournerait point partager la captivité d’un maître auquel il était réellement attaché. « J’ai ouï vanter les délices de la liberté, se dit-il à lui-même, mais je voudrais bien qu’un homme sage m’apprît ce que je puis faire de celle dont je jouis maintenant. » Comme il parlait ainsi, il s’entendit appeler par quelqu’un à voix basse. « Wamba, » disait-on ; et en même temps un chien qu’il reconnut être Fangs accourut en sautant pour le caresser. « Gurth, » répondit Wamba avec la même précaution ; et immédiatement le gardeur de pourceaux se trouva près de lui. « De quoi s’agit-il ? lui dit ce dernier avec inquiétude. Que veulent dire ces cris, ce cliquetis d’armes ?

— C’est une bagatelle comme nous en voyons tous les jours ; ils sont tous prisonniers.

— Qui, prisonniers ? » s’écria Gurth avec impatience. « Milord, milady, Athelstane, Hundibert et Oswald.

— Ciel ! dit Gurth, comment cela se fait-il ? De qui sont-ils prisonniers ?

— Notre maître a été trop prompt à combattre, Athelstane ne l’a pas été assez, et parmi les autres, personne ne l’a été tant soit peu. Ils sont prisonniers de gens qui portent des casaques vertes et des masques noirs. Tous les nôtres gisent étendus sur le gazon comme les pommes que tu jettes à tes pourceaux ; j’en rirais, en vérité, si je pouvais m’empêcher de pleurer. « Et le bouffon ne put retenir les larmes d’une sincère douleur.

La physionomie de Gurth s’anima. « Mon ami, s’écria-t-il, tu as une arme, et ton cœur fut toujours meilleur que ta tête ; nous ne sommes que deux, mais une attaque soudaine de deux hommes bien résolus fera beaucoup ; suis-moi.

— Où, et pour quel dessein ? dit le bouffon.

— Pour délivrer Cedric.

— Mais tu as renoncé à son service ?

— J’y ai renoncé quand il n’avait pas besoin de mon secours. Suis-moi. »

Comme le bouffon se disposait à obéir, un autre individu parut tout-à-coup au milieu d’eux, et leur ordonna de s’arrêter. À son costume et à ses armes on pouvait le prendre pour un des outlaws qui venaient d’arrêter Cedric, car il avait comme eux un riche baudrier à son épaule, avec un cor de chasse non moins reluisant ; mais il ne portait point de masque. Son air calme, sa voix imposante suffirent à Wamba, malgré l’obscurité, pour reconnaître Locksley, le yeoman qui avait gagné le prix au tir de l’arc, en dépit du prince Jean.

« Que signifie tout cela ? dit l’archer ; et qui donc ose piller, rançonner, faire des prisonniers dans cette forêt ?

— Vous n’avez qu’à regarder leurs casaques, répondit Wamba, et voir s’ils ne sont pas de vrais maraudeurs, car ils sont habillés comme vous, et deux pois verts ne se ressemblent pas davantage.

— Je le saurai dans un instant, reprit Locksley, attendez-moi ici, et, sous peine de mort, je vous défends d’en bouger avant mon retour. Obéissez-moi, et vous vous en trouverez mieux, vous et vos maîtres. Cependant il faut que je me déguise entièrement comme eux. »

Il dit ; ôte son baudrier, son cor de chasse, ainsi que la plume qui orne son bonnet, et il remet le tout à Wamba ; puis, tirant un masque de sa poche, il s’en couvre le visage, et part en leur faisant de nouveau l’injonction de l’attendre.

« L’attendrons-nous, ami Gurth, dit Wamba, ou bien lui laisserons-nous ses jambes pour caution, en lui prouvant que nous en avons aussi ? D’après ma faible intelligence, il a trouvé beaucoup trop vite le costume d’un voleur pour être lui-même un honnête homme.

— Qu’il soit le diable, s’il veut, dit Gurth, nous ne courons aucun risque à l’attendre. S’il appartient aux outlaws, il doit avoir déjà donné l’alarme, et nous ne pourrions ni combattre ni fuir. D’ailleurs, j’ai eu tout récemment la preuve que les plus grands voleurs ne sont pas toujours les hommes les plus méchants. »

Locksley revint au bout de quelques minutes.

« Ami Gurth, dit-il, je les ai vus ; je me suis mêlé parmi eux ; j’ai su qui ils sont et ce qu’ils veulent faire, nous ne devons pas craindre qu’ils fassent aucun mal à leurs prisonniers. Mais trois hommes ne suffisent pas pour tenter une attaque contre eux ; il y aurait folie, car ils auraient affaire à de vigoureux champions ; d’ailleurs ils ont placé des sentinelles qui donneraient l’éveil au moindre danger. Il faut donc réunir une force capable de s’opposer à leurs desseins. Vous êtes tous deux, je crois, de fidèles serviteurs de Cedric le Saxon, de cet ami des libertés de l’Angleterre : il ne sera pas dit que les bras manqueront pour le secourir ; venez donc avec moi, et rassemblons des hommes. » À ces mots, leur faisant signe de le suivre il entra à grands pas dans le bois, accompagné du fou et du gardeur de pourceaux.

Wamba n’était pas d’humeur à marcher long-temps en silence. « Je crois » dit-il bas à Gurth en regardant le baudrier et le cor de chasse de Locksley, « je crois que j’ai vu gagner ce prix il y a peu de temps.

— Et moi, reprit Gurth, je parierais que j’ai entendu la voix du brave archer qui remporta ce prix, et la lune n’est pas vieillie de trois fois vingt-quatre heures depuis cette nuit-là.

— Mes braves amis, » leur dit l’archer, qui, malgré leurs réflexions faites à voix basse, les avait entendus, « peu vous importe en ce moment qui je suis et ce que je parais être. Si je parviens à délivrer votre maître, vous aurez raison de me regarder comme le meilleur de vos amis. Que je porte tel ou tel nom, que je tire de l’arc tant bien que mal, à peu près comme un gardeur de vaches ; que j’aime à me promener à la lumière du soleil ou au clair de la lune, ce sont des choses qui ne vous regardent pas, et dont vous feriez mieux de ne pas vous occuper.

— Nos têtes sont dans la gueule du lion, et je ne sais comment nous pourrons nous en tirer, » murmura le fou à l’oreille de Gurth.

« Paix ! répondit ce dernier ; garde-toi de l’offenser par quelque folie ; j’ai pleine confiance en lui. »