Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 33

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Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 342-356).


CHAPITRE XXXIII.


Cominius. Fleur des guerriers, quelles nouvelles nous donnerez-vous de Titus Lartius ? Que fait-il ?
Coriolan. Occupé à remplir les devoirs de sa place ; condamnant les uns à la mort, les autres à l’exil ; remettant la rançon de celui-ci ; plaignant celui-là, ou lui pardonnant, tandis qu’il menace le reste.
Shakspeare, Coriolan.


Les traits et la contenance du prieur prisonnier offraient un mélange bizarre d’orgueil offensé, de fatuité comprimée et d’une terreur bien visible.

« Eh bien, mes maîtres, » dit-il d’un ton qui participait de ces trois émotions, « quelle conduite tenez-vous ? Êtes-vous des Turcs ou des chrétiens, pour porter ainsi la main sur un membre de l’Église ? Savez-vous ce que c’est que manus imponere in servos Domini[1] ? Vous avez pillé mes malles, déchiré mon rochet bordé de dentelle, qui était digne d’un cardinal. Tout autre à ma place vous aurait déjà foudroyés par son excommunicabo vos[2] ; mais je suis doux et clément, et si vous me rendez mes palefrois et mes malles, si vous remettez en liberté les frères qui m’accompagnaient, si vous envoyez promptement cent pièces d’argent pour faire dire des messes au maître-autel de l’abbaye de Jorvaulx, et si vous faites vœu de ne point manger de venaison d’ici à la Pentecôte prochaine, il est possible que vous n’entendiez point parler de cette incartade.

— Vénérable pasteur, dit le chef des outlaws, ce serait avec un véritable chagrin que j’apprendrais qu’aucun homme de ma troupe vous ait fait éprouver un traitement qui lui attire votre réprimande paternelle.

— Traitement ! » répéta le prieur encouragé par ce ton de douceur ; « ils m’ont traité comme on ne traiterait pas un chien de bonne race, encore moins un chrétien, bien moins encore un prêtre, et moins que tout cela le vénérable prieur de la sainte communauté de Jorvaulx. Vous avez ici un profane et ivrogne de ménestrel, appelé Allan-a-Dale, nebulo quidam[3], qui m’a menacé de punition corporelle ; que dis-je ! de mort même, si je ne payais comptant quatre cents couronnes pour ma rançon, indépendamment de tout mon bagage qu’il m’a volé, de chaînes d’or, de bagues, de bijoux dont je ne saurais vous dire la valeur ; sans compter tout ce qui a été brisé et gâté par leurs mains rudes et grossières, entre autres ma poudrière et mes pinces d’argent.

— Il n’est pas possible qu’Allan-a-Dale ait traité de la sorte un personnage aussi respectable, répliqua le capitaine.

— Cela est pourtant aussi vrai que l’évangile de saint Nicodème. Il m’a menacé, en faisant les jurements les plus affreux dans son langage du Nord, de me pendre à l’arbre le plus élevé de la forêt.

— Est-il vrai, mon révérend père ? En ce cas, vous ne sauriez mieux faire que de vous soumettre ; car il n’y a pas d’homme plus exact qu’Allan-a-Dale dans l’accomplissement de ses promesses.

— Vous voulez plaisanter, » dit le prieur consterné et déguisant sa terreur sous un rire forcé ; « c’est bien : j’aime beaucoup la plaisanterie, ha, ha, ha ! mais lorsqu’elle a duré tout une nuit, il est temps de reprendre son sérieux le lendemain matin.

— Aussi parlé-je non moins sérieusement qu’un confesseur. Il faut que vous payiez une rançon, sire prieur, car, autrement, les religieux de votre couvent pourront bientôt procéder à une nouvelle élection ; votre place va devenir vacante.

— Êtes-vous chrétiens, dit le prieur, pour oser parler ainsi à un dignitaire de l’Église ?

— Si nous sommes chrétiens ! oui sans doute nous le sommes, et de plus nous avons des théologiens parmi nous. Qu’on fasse venir notre chapelain, afin qu’il explique au révérend père les passages de l’Écriture qui ont rapport au sujet. »

L’ermite, encore à demi ivre, avait endossé par dessus son justaucorps vert un froc qui le recouvrait à peine ; appelant à son aide le petit nombre de phrases latines qu’autrefois il avait apprises par routine : Mon révérend père, dit-il, Deus faciet salvum benignitatem vestrum[4]… vous êtes le bienvenu dans cette forêt.

— Et quelle est cette mascarade profane ? s’écria le prieur ; si tu appartiens véritablement à l’Église, tu ferais un acte bien plus méritoire en m’indiquant les moyens de me tirer des mains de ces gens-là, au lieu de faire des singeries et des grimaces comme un jongleur maure.

— En vérité, mon révérend père, je ne sais qu’un moyen de vous tirer d’affaire : c’est aujourd’hui la Saint-André pour nous, et nous recueillons nos dîmes.

— Mais non pas sur le clergé, j’espère !

— Sur le clergé comme sur les autres fidèles, sur les clercs comme sur les laïques. Ainsi donc, sire prieur, facile vobis amicos de mammona iniquitatis, employez les trésors de l’iniquité à vous faire des amis ; car il n’y a pas d’amitié qui puisse vous tirer d’affaire plus sûrement que celle-là.

— J’aime beaucoup les braves et joyeux forestiers : j’espère donc que vous ne vous montrerez pas trop exigeants avec moi ; je ne suis pas non plus novice dans l’art de la vénerie, et je puis donner du cor de manière à faire trembler le feuillage de tous les chênes de la forêt. Allons, mes amis, traitez-moi favorablement.

— Qu’on lui donne un cor, dit Locksley : il font qu’il nous prouve ce qu’il avance. »

Le prieur sonna une fanfare ; mais le capitaine lui dit en secouant la tête :

« Sire prieur, ce n’est pas là ce qui paiera ta rançon ; et, comme le dit la devise du bouclier de certain chevalier, t’accorder la liberté pour une bouffée de vent, ce serait la donner à trop bon marché. D’ailleurs, je le vois, tu es un de ces novateurs qui, au moyen des ornements et des tra la lira fraîchement importés du continent, dénaturent les anciens airs de chasse anglais. Prieur, la dernière partie de ta fanfare a augmenté de cinquante couronnes le prix de ta rançon, pour s’être éloignée des anciens airs graves et mâles de la vénerie anglaise.

— Ami, » dit l’abbé d’un ton de mauvaise humeur, « tu es difficile à contenter ; mais j’espère que tu seras plus raisonnable sur l’article de la rançon. En un mot, puisqu’enfin il faut que je brûle un cierge en l’honneur du diable, quelle rançon faut-il que je paie pour avoir la liberté de partir sans avoir cinquante de vos archers à mes trousses ?

— Si nous faisions fixer la rançon du Juif par le prieur, et celle du prieur par le Juif ? » dit le lieutenant de la troupe à l’oreille du capitaine ; « qu’en pensez-vous ?

— Tu as là une singulière idée, lui répondit Locksley : mais elle est bonne… Holà ! Juif, approche… » Isaac s’avança. « Regarde ce révérend père Aymer, prieur de la riche abbaye de Jorvaulx, et dis-nous quelle rançon nous pouvons lui demander. Tu connais les revenus du couvent, je gage.

— Oh ! assurément, dit Isaac ; j’ai fait plus d’une affaire avec les bons pères, et j’ai acheté d’eux du blé, de l’orge, ainsi que de bons ballots de laine. Oh ! c’est une abbaye riche ; et ils font bonne chère et boivent les meilleurs vins, ces bons pères de Jorvaulx. Ah ! si un malheureux proscrit comme moi avait une semblable retraite et des revenus tels que les leurs à l’année et au mois, je donnerais une bonne quantité d’or et d’argent pour sortir de captivité.

— Chien de juif ! s’écria le prieur, personne ne sait mieux que toi que notre sainte maison est endettée pour les frais de réparation de notre chœur…

— Et pour avoir rempli vos celliers des meilleurs vins de Gascogne, l’année dernière, interrompit le Juif ; mais ce n’est qu’une bagatelle.

— Ce chien d’infidèle ! il nous calomnie en donnant à entendre que nous ne sommes endettés que pour avoir acheté des vins que nous avons obtenu la permission de boire propter necessitatem et ad frigus depellendum[5]. Ce scélérat circoncis blasphème la sainte Église, et des chrétiens l’entendent sans lui imposer silence !

— Tout cela est étranger à notre affaire, dit le capitaine. Isaac, dis-nous ce que nous pouvons lui demander sans enlever poil et peau en même temps.

— Six cents couronnes, dit Isaac ; et le bon prieur peut fort bien les donner à Vos Seigneuries sans pour cela être assis moins mollement dans sa stalle.

— Six cents couronnes ? dit gravement le chef ; je m’en contenterai… Tu as fort bien parlé, Isaac… Six cents couronnes, sire prieur : vous avez entendu cet arrêt.

— Oui, oui, s’écria toute la troupe ; c’est un arrêt ; Salomon n’en eût pas prononcé un plus sage.

— Êtes-vous fous, mes maîtres ? dit le prieur : où voulez-vous que je trouve cette somme ? Quand même je vendrais le saint ciboire et les chandeliers d’argent du grand autel de l’abbaye, j’aurais de la peine à m’en procurer la moitié. Encore faudra-t-il pour cela que j’aille moi-même à Jorvaulx : vous retiendrez mes deux prêtres comme otages.

— Ce serait une confiance par trop aveugle, mon cher prieur, répondit Locksley. Tout au contraire, tu resteras avec nous, et tes deux prêtres iront chercher ta rançon. Et attendant, tu boiras de bon vin, tu auras de bonne venaison ; et puisque tu aimes la chasse, ton pays du Nord ne t’offrira jamais rien de comparable à celle que nous te ferons faire avec nous.

— Ou bien, si vous l’aimez mieux, » dit Isaac qui désirait se concilier la bienveillance du chef et de sa bande, « j’enverrai chercher à York les six cents couronnes, à valoir sur certaine somme que j’ai à lui payer, pourvu que le très révérend prieur veuille bien m’en donner quittance.

— Il te donnera tout ce que tu voudras, Isaac, et tu nous compteras la rançon du prieur en même temps que la tienne.

— La mienne ! ah ! braves seigneurs, faites attention que je ne suis qu’un pauvre vieillard ; si je vous payais seulement cinquante couronnes, le bâton du mendiant deviendrait ma seule ressource pour le reste de ma vie.

— Le prieur en décidera, répliqua le capitaine. Qu’en dites-vous, père Aymer ? le Juif est-il en état de payer une bonne rançon ?

— S’il est en état ! Eh ! n’est-ce pas Isaac d’York, dont les richesses auraient suffi pour racheter les dix tribus d’Israël lorsqu’elles furent emmenées en captivité par les Assyriens ? Personnellement je le connais très peu ; mais notre cellerier et notre trésorier ont fait beaucoup d’affaires avec lui, et le bruit court que sa maison à York est si pleine d’or et d’argent que c’est une honte pour un pays chrétien. C’est un sujet d’étonnement pour tous les fidèles que l’on souffre que ces reptiles dévorants rongent jusqu’aux entrailles, et l’État et l’Église elle-même, par leurs abominables usures et leurs extorsions.

— Un moment, sire prieur, dit le Juif ; mettez un frein à votre colère. Je prie Votre Révérence de ne pas oublier que je ne force personne à prendre mon argent ; et lorsqu’un homme, clerc ou laïque, prince ou prieur, chevalier ou prêtre, vient frapper à la porte d’Isaac, ce n’est pas en termes aussi peu civils qu’il demande à lui emprunter de l’argent. C’est : Mon cher Isaac, voulez-vous bien me faire ce plaisir ? Je vous paierai exactement au jour convenu, j’en prends Dieu à témoin ; ou bien : Mon cher Isaac, rendez-moi ce service, aidez un ami dans le besoin. Mais lorsqu’arrive le terme fixé, cela change de ton ; c’est : Maudit juif ! que toutes les plaies d’Égypte fondent sur toi et sur ta race maudite ; enfin, tout ce qui peut soulever une populace grossière et barbare contre de pauvres étrangers.

— Prieur, dit le capitaine, tout juif qu’il est, il n’y a rien que de vrai dans ce qu’il vient de dire. Finissons-en, et fixe sa rançon comme il a fixé la tienne, sans trop le charger cependant.

— Il n’y a qu’un latro famosus[6], latin que je vous expliquerai dans un autre moment, dit le prieur, qui puisse peser dans les mêmes balances un prélat chrétien et un circoncis ; mais enfin, puisque vous voulez que je fixe la rançon de ce misérable, je vous dirai franchement que vous vous ferez tort à vous-mêmes si vous recevez de lui une obole de moins que mille couronnes.

— C’est un arrêt ! un arrêt irrévocable ! dit le chef des outlaws.

— Oui, un arrêt ! un arrêt irrévocable ! répétèrent les archers ; le chrétien nous donne une preuve de ses principes religieux ; il se montre plus libéral que le juif.

— Dieu de mes pères ! s’écria Isaac ; voulez-vous donc achever de tuer un vieillard déjà accablé par la misère ? Aujourd’hui, aujourd’hui même, peut-être je n’ai plus d’enfant ; et vous voulez encore m’arracher tout moyen d’existence !

— Si tu n’as plus d’enfant, lui répondit Aymer, tes dépenses seront diminuées d’autant.

— Hélas ! milord, votre religion ne vous permet pas de savoir jusqu’à quel point un enfant, l’unique objet de nos affections, est cher à notre cœur. Rébecca ! fille de ma bien-aimée Rachel, si chaque feuille de cet arbre était un sequin, et que chaque sequin m’appartînt, je donnerais volontiers ce trésor pour savoir si tu vis encore et si tu as pu échapper au sort que t’apprêtait ce scélérat de Nazaréen.

— Ta fille n’a-t-elle pas des cheveux noirs ? dit un des outlaws, et ne portait-elle pas un voile de soie brodé en argent ?

— Oui, oui, » répondit le vieillard avec un empressement égal à sa crainte ; « que la bénédiction de Jacob se répande sur sa tête ! Peux-tu me dire ce qu’est devenue ma fille. Est-elle à l’abri de tout danger ?

— En ce cas, dit l’archer, c’est elle que le fier templier enleva hier en se faisant jour à travers nos rangs. J’avais bandé mon arc pour lui décocher une flèche, mais je craignis de blesser la jeune fille, et je m’en abstins.

— Ah ! s’écria le Juif, plût à Dieu que ta flèche eût été lancée, quand même elle aurait dû lui percer le sein. Plutôt la tombe de ses pères que la couche de ce sauvage et licencieux templier ! Ichobald ! Ichobald ! la gloire de ma maison est éteinte.

— Mes amis, » dit Locksley aux archers qui l’entouraient, « ce vieillard n’est qu’un juif ; néanmoins son affliction me touche. Allons, Isaac, sois raisonnable ; dis-nous-le sans détour, le paiement de mille couronnes pour ta rançon te laissera-t-il absolument sans ressource ? »

Isaac, rappelé tout-à-coup à son idée dominante, celle de ses richesses, au moment où il était absorbé par son affliction paternelle, répondit, presque sans savoir ce qu’il disait ; « Non, pas absolument.

— Eh bien ! quoi qui puisse te rester, nous ne compterons pas trop rigoureusement avec toi. Sans argent, tu ne devrais pas plus t’attendre à retirer ta fille des mains de sir Brian de Bois-Guilbert qu’à abattre un cerf avec une flèche émoussée. Ta rançon sera la même que celle du prieur Aymer ; non, cent couronnes de moins, et c’est une perte que je supporterai personnellement. Par là nous éviterons le reproche d’avoir estimé un négociant juif au même taux qu’un prélat chrétien, et il te restera cinq cents couronnes avec lesquelles tu pourras traiter de la rançon de ta fille. Les templiers aiment l’éclat des pièces d’or autant que celui des plus beaux yeux. Hâte-toi donc de faire entendre le son de tes couronnes aux oreilles de Bois-Guilbert, où il pourra arriver malheur à ta fille. Tu le trouveras, si le rapport de nos vedettes est exact, à la préceptorerie voisine. Camarades, m’approuvez-vous ? «

Tous les outlaws exprimèrent leur entier acquiescement à la décision de leur chef. Quant à Isaac, délivré de la moitié de ses appréhensions par l’assurance que sa fille vivait, et par l’espoir de la racheter, il se jeta aux pieds du généreux chef, et, frottant sa barbe contre ses brodequins, il chercha à baiser le pan de sa casaque verte. Celui-ci, reculant de quelques pas, pour se débarrasser de ses mains, lui dit avec mépris : « Relève-toi, Juif ; relève-toi. Je suis Anglais, et je n’aime point ces marques d’une servile reconnaissance, en usage dans l’Orient. Agenouille-toi devant Dieu, et non devant un pauvre pécheur tel que moi.

— Oui, Juif, dit le prieur Aymer, agenouille-toi devant Dieu, représenté par le serviteur de ses autels. Qui sait si un repentir sincère accompagné de larges dons à la châsse de saint Robert, n’attireront pas sur toi sa grâce et sa miséricorde, et ne délivreront pas ta fille Rébecca ? Je suis vraiment touché en faveur de cette fille ; car je l’ai vue à la passe d’armes d’Ashby, et je l’ai trouvée jolie, d’une tournure gracieuse. Or, j’ai quelque crédit sur Brian de Bois-Guilbert, et j’en userai en ta faveur si tu sais t’en rendre digne.

— Hélas, hélas ! s’écria le Juif, je vois de toutes parts la main des oppresseurs levée sur moi ; je suis la proie de l’Assyrien et de l’Égyptien !

— Et quel autre sort ta race maudite peut-elle espérer ? dit le prieur ; car que dit l’Écriture ? Verbum Domini projecerunt, et sapientia est nulla in eis ; ils ont rejeté la parole du Seigneur, et ils ont perdu toute sagesse : propterea dabo mulieres eonim exteris ; c’est pourquoi je donnerai leurs femmes aux étrangers, c’est-à-dire, dans le cas dont il s’agit à présent, au templier : et thesauros eorum hœredibus alienis, et leurs trésors ne passeront pas à leurs héritiers. »

Isaac poussa un profond soupir, se tordit les mains, et retomba dans son état de désolation et de désespoir ; mais Locksley, le tirant à part, lui dit : « Isaac, réfléchis bien à ce que tu dois faire. Mon avis est que tu te fasses un ami de ce prêtre. Il est vain autant qu’avare, ou du moins il a besoin d’argent pour fournir à ses profusions. Tu peux sans peine satisfaire sa cupidité ; car ne pense pas que j’ajoute foi à tes protestations de pauvreté. Je connais jusqu’au coffre de fer dans lequel tu renfermes tes sacs d’argent. Hé quoi ! ne connais-je pas la grande pierre qui est sous un pommier de ton jardin à York, et qui recouvre un caveau voûté ? » Le Juif devint pâle comme la mort. « Ne crains rien de moi, continua le capitaine ; nous sommes d’anciennes connaissances. Ne te souvient-il pas d’un archer malade que ta charmante fille délivra des prisons, à York ; que tu gardas dans ta maison jusqu’à ce que sa santé fût rétablie, et auquel, en le congédiant, tu donnas une pièce d’argent ? Tout usurier que tu es, tu n’as jamais placé ton argent à un meilleur intérêt ; car cette seule pièce d’or t’en a sauvé aujourd’hui cinq cents.

— C’est donc toi, dit le Juif, que nous appelions Diccon Bend-the-Bow[7] ? Il me semblait bien que le son de ta voix ne m’était pas inconnu.

— Oui, je suis Bend-the-Bow, et je suis Locksley, et j’ai encore un autre nom qui vaut bien ceux-là.

— Mais, mon cher Bend-the-Bow, tu es dans l’erreur relativement au caveau voûté dont tu parles. J’atteste le ciel qu’il ne s’y trouve rien que des marchandises, en petit nombre, dont je vous ferai volontiers présent… une centaine d’aunes de drap vert de Lincoln… pour faire des pourpoints à tes gens ; une centaine de branches d’if d’Espagne, pour faire des arcs, et autant de cordes de soie, fortes, rondes et d’une excellente qualité. Je t’enverrai tout cela en reconnaissance de l’intérêt que tu me témoignes, honnête Diccon ; mais, je t’en prie, mon cher, mon brave Bend-the-Bow, ne parle pas du caveau voûté.

— Je serai muet comme un loir ; et crois-moi sincère lorsque je te dis que je suis extrêmement peiné de ce qui est arrivé à ta fille ; mais il m’est impossible de rien faire pour elle. Les lances du templier sont trop fortes pour nos arcs ; elles les disperseraient comme le vent disperse la poussière. Si dans le moment j’avais su que c’était Rébecca qu’on enlevait, j’aurais pu essayer de la délivrer ; mais maintenant il faut user de politique. Allons, veux-tu que je négocie pour toi avec le prieur ?

— Oui, mon cher Diccon, oui, je t’en prie même, au nom de Dieu, si cela peut servir à me faire retrouver l’enfant de mes entrailles.

— Laisse-moi faire, et que ton avarice intempestive ne vienne pas se jeter à la traverse : je vais travailler pour toi. »

Alors il s’éloigna ; mais le Juif le suivit et ne le quitta pas plus que son ombre.

« Prieur Aymer, dit le capitaine, veux-tu bien venir un instant avec moi sous cet arbre ?… Il est des gens qui disent que tu aimes le vin et le sourire d’une belle, peut-être un peu plus qu’il ne convient à un homme revêtu de ton caractère sacré, sire prêtre ; mais je n’ai rien à voir dans tout cela. On dit aussi que tu aimes assez une couple de bons chiens et un excellent coursier, et il est très possible que tu ne haïsses pas une bourse bien rebondie ; mais je n’ai jamais entendu dire que tu fusses dur et cruel. Or, voici Isaac qui veut bien te fournir les moyens de satisfaire ton goût pour tous ces genres de plaisirs, c’est-à-dire un sac qui contient cent marcs d’argent, si, par ton intercession auprès de ton ami et allié le templier, il peut obtenir la liberté de sa fille.

— Saine et sauve, telle qu’elle m’a été enlevée, dit le Juif ; sans quoi je retire ma parole.

— Tais-toi, Isaac, ou je ne me mêle plus de cette affaire. Prieur Aymer, que pensez-vous de ma proposition ?

— Elle se présente sous deux points de vue, et demande quelque réflexion. Si, d’une part, je fais une bonne œuvre ; de l’autre, c’est à l’avantage d’un juif, et dès lors au détriment de ma conscience. Néanmoins, si l’Israélite veut donner quelque chose de plus, pour la construction de notre dortoir, je consens à m’employer pour lui faire recouvrer sa fille.

— Ce n’est pas une vingtaine de marcs pour le dortoir… Tais-toi donc, Isaac !… ou une couple de chandeliers d’argent pour l’autel, qui nous arrêteront dans cette affaire.

— Mais songe donc, mon brave Diccon Bend-the-Bow, » dit Isaac qui voulait modérer cet élan de générosité ; « songe donc

— Honnête juif, bonne bête, bon ver de terre, » s’écria le capitaine perdant patience, « si tu continues à vouloir mettre tes viles richesses en balance avec la vie et l’honneur de ta fille, de par le ciel ! avant qu’il soit trois jours, je te dépouille de tout ce que tu possèdes dans ce monde. »

Isaac poussa un gémissement et garda le silence.

« Et quelle garantie recevrai-je de l’exécution de vos promesses ? demanda le prieur.

— Si Isaac réussit par votre médiation, répliqua le proscrit, et qu’il ne vous paie pas la somme convenue en bel et bon argent, je jure par saint Hubert que je lui ferai rendre un tel compte qu’il préférerait payer vingt fois cette somme.

— Eh bien ! Juif, dit Aymer, puisqu’il faut que je me mêle de cette affaire, donne-moi tes tablettes. Non… arrête… J’aimerais mieux jeûner vingt-quatre heures que de faire usage de la plume d’un juif… Mais où en trouver une ?

— Si les pieux scrupules de Votre Révérence, dit le capitaine, ne vont pas jusqu’à vous interdire l’usage de l’écritoire du Juif, je vous aurai bientôt procuré une plume. »

À ces mots, bandant son arc, il décocha une flèche contre une oie sauvage qui passait au dessus de leurs têtes, garde avancée d’une phalange de ses compagnes qui dirigeaient leur vol vers les marais éloignés et solitaires d’Holderness[8]. L’oiseau vint tomber à ses pieds en tournoyant.

« Tiens, prieur, ajouta-t-il, voilà de quoi fournir de plumes tous les moines de Jorvaulx pendant cent ans, car ils ne se mêlent guère d’écrire des chroniques. »

Le prieur s’assit, et écrivit à loisir une lettre à Brian de Bois-Guilbert ; après l’avoir soigneusement cachetée, il la remit au Juif en lui disant :

« Ceci te servira de sauf-conduit jusqu’à la préceptorerie de Templestowe, et probablement, du moins je le pense, procurera la liberté de ta fille, si de ton côté tu as soin de l’appuyer d’offres avantageuses ; car, ne t’y trompe pas, notre brave chevalier de Bois-Guilbert est membre d’une confrérie qui ne fait rien pour rien.

— Maintenant, prieur, dit Locksley, je ne veux pas te retenir plus long-temps ; seulement tu vas donner au Juif une quittance de six cents couronnes, prix fixé pour ta rançon. Je l’accepte pour banquier, et si j’apprends qu’il éprouve la moindre difficulté pour faire admettre cette somme dans ses comptes, je veux que sainte Marie me refuse la porte du paradis si je ne mets le feu à ton abbaye, dussé-je être pendu dix ans plus tôt. »

Ce fut de plus mauvaise grâce encore qu’il n’en avait mis à écrire sa lettre à Bois-Guilbert, que le prieur écrivit la quittance qui déchargeait le Juif de six cents couronnes par lui avancées pour le paiement de sa rançon ; de laquelle somme il lui serait tenu compte en temps et lieu.

« Maintenant que ma rançon est payée, dit le prieur Aymer, je vous demande la restitution de mes mules et de mon palefroi, de mes pierreries, bijoux et vêtements, en un mot de tout ce dont on m’a dépouillé, ainsi que la liberté des révérends frères qui m’accompagnent.

— Vos révérends frères, dit Locksley, seront tout de suite mis en liberté, sire prieur ; il serait injuste de les retenir. Vos chevaux et vos mules vous seront également rendus, avec l’argent nécessaire pour vous rendre à York, car il serait cruel de vous priver des moyens de voyager ; mais quant aux bagues, bijoux, chaînes d’or et autres objets de cette espèce, il faut que vous sachiez que notre conscience est trop timorée pour que nous exposions un homme aussi vénérable que vous l’êtes, et qui doit être mort aux vanités de ce monde, à la trop dangereuse tentation d’enfreindre la règle de son ordre en se parant de ces futiles et mondains ornements.

— Prenez bien garde à ce que vous faites, mes chers maîtres, avant de porter la main sur le patrimoine de l’Église. Ces objets sont inter res sacras, ils sont au nombre des choses sacrées, et je ne sais ce qui arriverait si des mains laïques osaient y toucher.

— J’aurai soin de les mettre à l’abri de toute profanation, dit l’ermite de Copmanhurst, car je les destine à mon propre usage.

— Ami ou frère, », dit le prieur peu satisfait de cette singulière manière de lever ses scrupules, » si tu es réellement dans les ordres, je t’engage à réfléchir à ce que tu auras à répondre à ton official, concernant la part que tu as prise aux événements de ce jour.

— Ami prieur, répliqua l’ermite, il faut que tu saches que j’appartiens à un petit diocèse dont je suis moi-même l’official, et que je me soucie tout aussi peu de l’évêque d’York que de l’abbé de Jorvaulx, et du prieur, et de tout le couvent.

— Tu es tout-à-fait irrégulier, dit le prieur, tu es un de ces hommes profanes et corrompus, qui, s’étant revêtus du sacré caractère sans une vocation sincère, profanent le saint ministère et mettent en danger les âmes de ceux qui se rangent sous leur direction, lapides pro pane condonantes eis, leur donnant des pierres au lieu de pain, comme dit la Vulgate.

— Oh ! s’il n’avait fallu que de mauvais latin pour me rompre le crâne, il n’aurait pas résisté si long-temps. Je dis que débarrasser un tas de prêtres vains et orgueilleux comme toi de leurs bijoux et de leurs affiquets, c’est prendre à bon droit les dépouilles des Égyptiens.

— Tu n’es qu’un clerc de grand chemin, » dit le prieur tout bouffi de colère ; « excommunicabo vos.

— Tu ressembles bien plus toi-même à un voleur et à un hérétique, » répliqua l’ermite indigné. « Je n’empocherai pas ainsi l’affront que tu ne crains pas de me faire devant mes paroissiens, quoique je sois ton révérend frère : ossa ejus perfringam, je te romprai les os, comme dit la Vulgate.

— Holà ! s’écria le capitaine, faut-il que des révérends prêtres en viennent à ces extrémités ? Toi, prieur, si tu n’as fait ta paix avec Dieu, ne provoque pas davantage notre chapelain ; et toi, ermite, laisse à ton tour s’éloigner en paix le révérend père en Dieu comme un homme qui a payé sa rançon. »

Les archers séparèrent les deux prêtres courroucés, qui continuèrent néanmoins à crier et à se dire des injures en mauvais latin, que le prieur débitait avec plus de facilité, et l’ermite avec plus de véhémence. Enfin, le prieur reprenant son sang-froid, ne tarda pas à s’apercevoir qu’il compromettait sa dignité en se querellant avec le chapelain de ces outlaws, et les deux frères qui composaient sa suite étant venus le joindre, il partit avec beaucoup moins de pompe, et d’une manière plus apostolique, du moins en ce qui avait rapport aux choses périssables de ce monde, que lorsqu’il était arrivé.

Il ne restait plus qu’à demander au Juif quelques sûretés pour la rançon qu’il avait à payer, tant pour le prieur que pour lui-même. Il donna donc un billet payable au porteur, revêtu de son sceau, sur un de ses coreligionnaires à York, pour mille couronnes et quelques marchandises qui y étaient spécifiées.

« Mon frère Sheva, » dit-il en poussant un profond soupir, « a la clef de mes magasins.

— Même celle du caveau voûté ? » lui demanda tout bas le capitaine.

— Non, non, Dieu m’en préserve ! Maudite soit l’heure où ce secret a été connu de quelqu’un !

— Il est en sûreté avec moi, dit Locksley, aussi vrai que ce papier représente la somme qui s’y trouve mentionnée. Mais réponds-moi, Isaac, es-tu mort ? as-tu perdu la tête ? et mille couronnes à payer te causent-elles une si grande douleur que tu oublies le danger que court ta fille ? »

Le Juif sortit tout-à-coup de son abattement : « Non, Diccon, non ; je vais partir. Adieu, toi que je ne saurais appeler bon, mais que je n’ose ni ne veux appeler méchant. »

Cependant, avant qu’Isaac se mît en route, le chef des outlaws lui donna ce dernier conseil : « Isaac, sois libéral dans tes offres, et n’épargne pas ta bourse quand il s’agit de sauver les jours et l’honneur de ta fille. Crois-moi, l’or que tu chercheras à épargner en cette occasion te causera dans la suite autant de tourments que si on te le versait tout fondu dans le gosier. » Isaac, poussant de nouveau un profond soupir, convint de la justesse de cette observation, et se mit en route, accompagné de deux archers qui devaient lui servir de guides et d’escorte jusqu’à ce qu’il fût hors de la forêt.

Le chevalier Noir, qui avait pris un vif intérêt à tout ce qui venait de se passer, s’avança alors pour prendre congé du capitaine et de sa bande, et il ne put s’empêcher de lui témoigner sa surprise de l’ordre et de la discipline qu’il voyait régner parmi des hommes abandonnés à eux-mêmes et qui s’étaient soustraits au joug comme à la protection des lois de la grande société.

« Sire chevalier, répondit Locksley, on peut quelquefois trouver de bon fruit sur un mauvais arbre, et de mauvais temps ne produisent pas toujours du mal sans quelque mélange de bien. Parmi les hommes que les circonstances ont entraînés dans ce genre de vie, qui, je dois l’avouer, est tout-à-fait illégal, il s’en trouve plusieurs qui désirent mettre de la modération dans la licence qu’il procure, et d’autres peut-être qui regrettent d’être obligés de l’adopter.

— Et je ne puis douter que c’est à un de ces derniers que je parle en ce moment.

— Sire chevalier, nous avons chacun notre secret. Vous êtes parfaitement libre de porter sur moi tel jugement que vous croirez convenable, comme je puis faire sur vous telles conjectures que bon me semblera ; mais il est possible qu’aucune de nos flèches ne frappe le but. Au surplus, je ne vous demande pas votre secret ; ne trouvez donc pas mauvais que je garde le mien.

— Pardon, brave outlaw ! votre reproche est juste ; mais il est possible que nous nous revoyions plus tard et avec moins de mystère de part et d’autre. En attendant, j’espère que nous nous séparons amis.

— En voici ma main pour garant, et je vous la présente comme la main d’un loyal Anglais, quoique, pour le moment, ce soit celle d’un outlaw.

— Et voici la mienne en retour. Je la regarde comme honorée de presser la vôtre ; car celui qui fait le bien, quoiqu’il ait un pouvoir illimité pour faire le mal, mérite des louanges non seulement pour le bien qu’il fait, mais aussi pour le mal qu’il s’abstient de faire. Adieu, généreux et brave outlaw. »

Ils se séparèrent ainsi très satisfaits l’un de l’autre, et le chevalier au cadenas, sautant sur son excellent coursier, s’enfonça dans la forêt.



  1. Mettre la main sur les serviteurs de Dieu. a. m.
  2. Je vous excommunierai. a. m.
  3. Un drôle, un polisson. a. m.
  4. L’ermite écorche le latin. Deus salvam faciat benignitatem vestram (Dieu protège votre benoîte personne), aurait-il dû dire. a. m.
  5. Dans les cas de nécessité, et pour chasser le froid. a. m.
  6. Infâme voleur. a. m.
  7. Diccon Bend-the-Bow, Diccon-bande-l’arc, phrase vulgaire par laquelle on a désigné Richard Cœur-de-Lion ; Diccon signifie Richard. a. m.
  8. Canton de l’East-Riding, dans le comté d’York. a. m.