Ixion

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Mélanges tirés d’une petite bibliothèque romantique
(p. 62-67).


IXION.


Sur une roue infatigable,
Qu’emporte un vague tourbillon,
Je vois rouler comme le sable
Au vent fougueux de l’aquilon,
Autour de moi, voûtes brûlantes,
Spectres confus, ombres volantes,

Hymnes funèbres, chants hideux
… Et toujours la roue inflexible
Qui tourne, tourne irrésistible
À travers l’abîme orageux !

Quels oiseaux, en troupes bruyantes,
À grands cris la suivent dans l’air ?
Est-ce vous, hydres effrayantes,
Chiens terribles de Jupiter ?
J’entends des ailes dans le vide ;
Aux rayons de l’orbe rapide.
Je crois voir s’attacher des mains…
Est-ce vous, noires Euménides ?
Venez-vous dans mes flancs livides
Plonger vos ongles inhumains ?

Vaines paroles ! à ma vue
Tout fuit, tout passe sans repos ;
Autour de moi, dans l’étendue,
Formes, couleurs, tout est chaos.
De mes cheveux le vent me fouette ;
Mon cerveau bat contre ma tête ;
Mon cœur bondit ; et tout mon sang,
Comme un liquide qu’on secoue,
Des pieds au front, suivant la roue,
Tour à tour monte et redescend.

Quel supplice ! Et naguère encore,
Enivré du nectar des cieux,
Sur les nuages de l’aurore

Je pressais la Reine des dieux.
Nous mêlions tous deux nos haleines ;
Je sentais couler dans mes veines
Le feu divin de son regard ;
Quand soudain sur ma bouche avide
Se brisant, le fantôme vide
N’a laissé qu’un amer brouillard.

Ah ! reste, reste, douce image !
Daigne encore échauffer mon cœur.
Quoi ! tu n’étais qu’un vain nuage,
Qu’air glacé, qu’infecte vapeur !
Quoi ! ces yeux, ce regard humide,
Ces cheveux flottant dans le vide,
Ces traits souffrant de volupté,
Ces transports, cette vive étreinte,
Tout n’était qu’ironie et feinte
D’un spectre en mes bras avorté ?

Illusion ! fatale amie !
Qu’il est divin, ton court sommeil !
Mais sur le sein d’une furie
On se retrouve à son réveil.
Tu nous berces de rêve en rêve,
Ton flot sublime nous enlève
Jusqu’au cintre des cieux ouverts ;
Puis soudain l’onde se retire,
Et nous restons, comme un navire,
Couché nu sur des bancs déserts.


Mais qu’un autre pleure sans gloire
Sur ses rêves évanouis :
Je veux au fond de ma mémoire
En éterniser les débris.
Mon cœur s’attache à leur image
Comme la voile dans l’orage
Au mât par la houle emporté.
Oui, mon bonheur ne fut qu’un songe ;
Mais qu’importe, si le mensonge
Valut pour moi la vérité !

Je fus heureux ! moment d’ivresse,
De mon sein tu ne peux sortir.
Je fus heureux ! dieu ni déesse
Ne sauraient plus t’anéantir !
Que Jupiter sur toi s’attache !
Que sa main du passé t’arrache !....
Du passé, rebelle à sa loi,
Feuille éternelle, ineffaçable,
Ton souvenir impérissable
Est à moi, pour jamais à moi.

En vain, des sombres Euménides
Le fouet sanglant brise mes os ;
En vain cent flammes homicides
Autour de moi roulent leurs flots ;
De tes baisers, céleste amante,
La volupté toujours vivante

Se mêle encor dans mes tourments
Au son des fouets, au bruit des ailes,
Au feu cuisant des étincelles
Que sur ma chair chassent les vents.

Tu croyais donc sur cette roue,
Tyran des cieux et des enfers,
En enchaînant un corps de boue
Charger l’âme des mêmes fers ?
Elle se rit de ta puissance,
Cette âme altière ; elle s’élance
Jusqu’au pied de ton trône d’or.
Elle vole, à ta main jalouse
Arrachant ta divine épouse,
Sous tes yeux l’embrasser encor.

Oui, dans ces gouffres de misère
Où ton pied m’a précipité,
Je jouis plus de ma chimère,
Que toi de la réalité.
Seul possesseur de ta déesse,
En ses bras la langueur t’oppresse ;
Et, roi suprême, être éternel,
En vain tu cherches dans ton âme
Une étincelle de la flamme
Qui dévora l’humble mortel.

Ah ! toi-même, ô dieu trop sévère,
En mon sein pourquoi l’allumer,

Cette flamme que sur la terre
Rien d’humain ne pouvait calmer ?
A mon regard pourquoi toi-même
Offris-tu la beauté suprême
Dont l’Olympe admire les traits ?
Si Junon m’était défendue,
Fallait-il à ma faible vue
Révéler ses nobles attraits ?

. . . . . . . . .

Ris, triomphe, insulte à mes peines !
Ce captif courbé sous ta loi,
Ce ver écrasé sous tes chaînes
Eut un cœur plus noble que toi.
Dévoré d’une ardeur grossière,
Tu viens sans cesse sur la terre
Chercher la basse volupté :
Et moi, faible enfant de la poudre
J’ai volé, jusque sous ta foudre,
Ravir l’immortelle beauté !