Jésus (Renan)/00

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Michel Lévy (p. i-x).


AVERTISSEMENT
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Puisqu’il m’a été donné de tracer de Jésus une image qui a obtenu quelque attention, j’ai cru devoir offrir cette image, sous une forme convenablement préparée, aux pauvres, aux attristés de ce monde, à ceux que Jésus a le plus aimés. Beaucoup de personnes ayant regretté que le livre, par son prix et son volume, ne fût pas accessible à tous, j’ai sacrifié l’introduction, les notes et certains passages de texte qui supposaient le lecteur assez versé dans les recherches spéciales de la critique. Par la suppression de ces diverses parties, on a atteint un triple but. D’abord, le livre est devenu d’un format si modeste, que toute personne qui y trouvera du goût pourra le posséder. En second lieu, je ne crois pas qu’il y reste un mot ni une phrase qui exige, pour être compris, des études préliminaires. Enfin, par ces retranchements j’ai obtenu un résultat qui ne m’est pas moins précieux. J’avais fait mon livre avec la froideur absolue de l’historien, se proposant pour unique objet d’apercevoir la nuance la plus fine et la plus juste du vrai. Cette franchise ne pouvait manquer de causer quelques froissements à tant d’âmes excellentes que le christianisme élève et nourrit. Plus d’une fois, j’ai regretté de voir des personnes auxquelles j’aurais infiniment aimé à plaire, détournées de la lecture d’un livre dont quelques pages n’auraient peut-être pas été pour elles sans agrément ni sans fruit. Je crois que beaucoup de vrais chrétiens ne trouveront dans ce petit volume rien qui les blesse. Sans changer quoi que ce soit à ma pensée, j’ai pu écarter tous les passages qui étaient de nature à produire des malentendus, ou qui auraient demandé de longues explications.

L’histoire est une science comme la chimie, comme la géologie. Pour être entièrement comprise, elle exige des études approfondies, dont le résultat le plus élevé est de savoir apprécier la différence des temps, des pays, des nations et des races. Aujourd’hui, un homme qui croit aux fantômes, aux sorciers, n’est plus tenu chez nous pour un homme sérieux. Mais, autrefois, des hommes éminents ont cru à tout cela, et peut-être, en certains pays, est-il encore possible, de nos jours, d’allier une vraie supériorité à de pareilles erreurs. Les personnes qui ne sont pas arrivées, par des voyages, par de longues lectures ou par une grande pénétration d’esprit, à s’expliquer ces différences, trouvent toujours quelque chose de choquant dans les récits du passé ; car le passé, si héroïque, si grand, si original, n’avait pas, sur certains points fort importants, les mêmes idées que nous. L’histoire complète ne peut reculer devant cette difficulté, même au risque de provoquer les plus graves méprises. La sincérité scientifique ne connaît pas les mensonges prudents. Il n’est pas en ce monde un motif assez fort pour qu’un savant se contraigne dans l’expression de ce qu’il croit la vérité. Mais, quand une fois on a dit, sans une ombre d’arrière-pensée, ce qu’on croit certain ou probable ou possible, n’est-il pas permis de laisser là les distinctions subtiles pour s’attacher uniquement à l’esprit général des grandes choses, que tous peuvent et doivent comprendre ? N’a-t-on pas le droit d’effacer les dissonances pour ne plus songer qu’à la poésie et à l’édification, qui surabondent en ces vieux récits ? Le chimiste sait que le diamant n’est que du charbon ; il sait les voies par lesquelles la nature opère ces profondes transformations. Est-il obligé pour cela de s’interdire de parler comme le monde et de ne voir dans le plus beau joyau qu’un simple morceau de carbone ?

Ce n’est donc pas ici un nouveau livre. C’est la « Vie de Jésus, » dégagée de ses échafaudages et de ses obscurités. Pour être historien, j’avais dû chercher à peindre un Christ qui eût les traits, la couleur, la physionomie de sa race. Cette fois, c’est un Christ en marbre blanc que je présente au public, un Christ taillé dans un bloc sans tache, un Christ simple et pur comme le sentiment qui le créa. Mon Dieu ! peut-être est-il ainsi plus vrai. Qui sait s’il n’y a pas des moments où tout ce qui sort de l’homme est immaculé ? Ces moments ne sont pas longs ; mais il y en a. C’est ainsi du moins que Jésus apparut au peuple ; c’est ainsi que le peuple le vit et l’aima ; c’est ainsi qu’il est resté dans le cœur des hommes. Voilà ce qui a vécu en lui, ce qui a charmé le monde et créé son immortalité.

Je ne réfuterai pas pour la vingtième fois le reproche qu’on m’adresse de porter atteinte à la religion. Je crois la servir. Certaines personnes s’imaginent que, par de timides réticences, on empêchera le peuple de perdre la foi au surnaturel. Quand même une telle précaution serait honnête, elle serait fort inutile. Cette foi, le peuple l’a perdue. Le peuple, en cela d’accord avec la science positive, n’admet pas le surnaturel particulier, le miracle. Faut-il conclure de là qu’il est étranger aux hautes croyances qui font la noblesse de l’homme ? Ce serait une grave erreur. Le peuple est religieux à sa manière. Quoi de plus touchant que son respect pour la mort ? Son courage, sa sérénité, son désir de s’instruire, son indifférence au ridicule, ses grands instincts d’héroïsme, son goût pour les ouvrages d’art ou de poésie qui procurent les émotions sérieuses en s’adressant aux sentiments nobles, cette perpétuelle jeunesse qui brille en lui quand il s’agit de gloire et de patrie, tout cela est de la religion et de la meilleure. Le peuple n’est nullement matérialiste. On lui plaît par l’idéalisme. Son défaut, si c’en est un, est de faire bon marché de tous les intérêts quand il s’agit d’une idée. Il serait funeste de lui prêcher l’irréligion ; il serait inutile d’essayer de le ramener aux vieilles croyances surnaturelles. Reste un seul parti, qui est de lui tout dire. Le peuple saisit très-vite et par une sorte d’instinct profond les résultats les plus élevés de la science. Il voit que, parmi les formes religieuses qui ont existé jusqu’ici, aucune ne peut prétendre à une valeur absolue ; mais il sent bien aussi que le fondement de la religion ne croule pas pour cela. Lui inspirer le respect même des formes qui passent, lui en montrer la grandeur dans l’histoire, mettre en relief ce que ces formes antiques ont eu de bon et de saint, n’est-ce pas faire acte pieux ? Pour moi, je pense que le peuple tournerait le dos à sa délivrance, le jour où il tiendrait pour des chimères la foi, l’abnégation, le dévouement. La part d’illusions qui autrefois se mêlait à tous les grands mouvements soit politiques, soit religieux, n’est pas un motif pour refuser à ces mouvements la sympathie et l’admiration. On peut être bon Français sans croire à la sainte ampoule. On peut aimer Jeanne d’Arc sans admettre la réalité de ses visions.

Voilà pourquoi j’ai pensé que le tableau de la plus étonnante révolution populaire dont on ait gardé le souvenir pouvait être utile au peuple. C’est ici vraiment la vie de son meilleur ami ; toute cette épopée des origines chrétiennes est l’histoire des plus grands plébéiens qu’il y ait jamais eu. Jésus a aimé les pauvres, haï les prêtres riches et mondains, reconnu le gouvernement existant comme une nécessité ; il a mis hardiment les intérêts moraux au-dessus des querelles des partis ; il a prêché que ce monde n’est qu’un songe, que tout est ici-bas image et figure, que le vrai royaume de Dieu, c’est l’idéal, que l’idéal appartient à tous. Cette légende est une source vive d’éternelles consolations ; elle inspire une suave gaieté ; elle encourage à l’amélioration des mœurs sans vaine hypocrisie ; elle donne le goût de la liberté ; elle porte enfin à réfléchir sur les problèmes sociaux, qui sont les premiers de notre temps. Jésus ouvre sur ce point des vues d’une profondeur étonnante. Quand on sort de son école, on conçoit très-bien que la politique ne saurait plus être un jeu frivole, que l’essentiel un jour sera de travailler au bonheur, à l’instruction et à la vertu des hommes, que tout effort pour écarter de telles questions est frappé de stérilité.

Humbles serviteurs et servantes de Dieu, qui portez le poids du jour et de la chaleur ; ouvriers qui travaillez de vos bras à bâtir le temple que nous élevons à l’esprit ; prêtres vraiment saints qui gémissez en silence de la domination d’orgueilleux sadducéens ; pauvres femmes qui souffrez d’un état social où la part du bien est encore faible ; ouvrières pieuses et résignées au fond de la froide cellule où le Seigneur est avec vous, venez à la fête qu’un jour Dieu, en son sourire, prépara pour les simples de cœur. Vous êtes les vrais disciples de Jésus. Si ce grand maître revenait, où croyez-vous qu’il reconnaîtrait la vraie postérité de la troupe aimable et fidèle qui l’entourait sur le bord du lac de Génésareth ? Serait-ce parmi les défenseurs de symboles qu’il ne connaissait pas, dans une église officielle qui favorise tout ce qu’il a combattu, parmi les partisans d’idées vieillies associant sa cause à leurs intérêts et à leurs passions ? Non ; ce serait parmi nous, qui aimons la vérité, le progrès, la liberté. Et, si un jour il s’armait du fouet pour chasser les hypocrites, en qui pensez-vous qu’il reconnaîtrait le pharisien de sa parabole ? En ceux qui disent : « O Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme ce grand coupable, ce malheureux, cet homme de néant, » ou en ceux qui disent : « O toi, que je méconnais peut-être, mais que j’aime et qui dois rechercher avant tout l’hommage d’un cœur sincère, révèle-toi, car ce que je veux, c’est te voir ? » Considérez l’horizon ; on y sent poindre une aurore, la délivrance par la résignation, le travail, la bonté, le soutien réciproque ; la délivrance par la science, qui, pénétrant les lois de l’humanité et assujettissant de plus en plus la matière, fondera la dignité de tous les hommes et la vraie liberté. Préparons, en faisant chacun notre devoir, ce paradis de l’avenir. Pour moi, je serai heureux si un moment, avec ces récits du passé, je vous ai fait oublier le présent, si j’ai renouvelé pour vous la douceur de cette idylle sans pareille qui, il y a dix-huit cents ans, ravit de joie quelques humbles comme vous.