Jack et Jane/03

La bibliothèque libre.
Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel (p. 23--).


CHAPITRE III

L’HÔPITAL NUMÉRO 1


Les premiers jours on ne sut que très peu de chose des « chers malades, » comme les appelaient les vieilles dames du pays, et on ne les vit pas du tout, le médecin ayant interdit formellement toute visite ; mais on ne les oubliait pas. Chaque fois que leurs camarades se rencontraient, leurs premières paroles étaient : « Avez-vous vu Jane ? » et « Comment va Jack ? » Et tous attendaient avec impatience le moment où ils auraient enfin la permission d’aller voir leurs compagnons favoris.

Ces quelques premiers jours, les prisonniers les employèrent à souffrir, à dormir et à tâcher de se résigner à la triste perspective d’être privés de jeux et d’études pendant de longues semaines. Mais la jeunesse est pleine de ressources merveilleuses ; grâce à elle, les esprits et les corps reprennent le dessus dans les cas même les plus décourageants. L’élasticité de la nature dans les enfants s’adapte plus facilement à de nouvelles et aux pires situations. Jack et Jane commencèrent non pas à être guéris, hélas ! mais à se croire, et par suite, à se sentir mieux, dès le quatrième jour, et la semaine n’était pas finie, que leurs mères étaient à bout de ressources pour les amuser.

Le premier essai de ce genre qui eut du succès partit de L’Hôpital n° 1 (c’est ainsi que Mme Minot appelait la chambre de Jack). Comme cet endroit devint le théâtre de plusieurs scènes remarquables, nous allons commencer par en donner quelque idée à nos lecteurs.

Chacun des deux frères, Jack et Frank, avait une chambre particulière dans laquelle il arrangeait selon son goût ses trophées et ses trésors. Celle de Frank était remplie de livres, de mappemondes, de cartes, de machines en miniature, de dessins géométriques et de cornues servant à ses expériences de chimie. Un grand fauteuil dans lequel il s’étendait pour lire et étudier, un panier de pommes servant de rafraîchissement soit à lui, soit à ses amis, et un immense encrier hérissé de plumes ornaient seuls cette retraite d’étudiant studieux.

Le dada de Jack était de devenir un athlète ; aussi une simplicité plus sévère régnait-elle dans sa chambre en tout temps, mais surtout en été ; alors il n’y avait plus ni tapis, ni rideaux, ni coussins, et son lit était aussi dur et aussi étroit que la couche d’un Spartiate. Les principaux ornements étaient des fouets, des cannes, des lignes, des patins, des haltères, un grand appareil hydrothérapique et une petite bibliothèque composée presque entièrement de livres traitant des jeux, des chevaux, de l’hygiène, de la chasse, de la pêche et des voyages. En hiver, sa mère lui imposait tapis, rideaux et feu, et Jack se relâchait quelque peu de la sévérité de son traitement, en se permettant de temps en temps de manger des muffins pour son déjeuner, au lieu de la simple bouillie d’avoine qui constituait ordinairement son régime. Il oubliait volontairement sa douche quand le thermomètre était au-dessous de zéro, et il se bornait le soir à danser, quand le temps ne lui permettait pas la course hygiénique d’une heure qu’il s’imposait régulièrement.

Mais tout était bien changé. Il était prisonnier, il lui fallait subir toutes sortes de gâteries et de câlineries et se laisser aller à la mollesse et à l’oisiveté si antipathiques à son humeur. Le jour dont nous parlons, sa figure exprimait un mélange bizarre de tristesse et de contentement. Il examinait d’un œil pensif tout ce qui avait subitement enlevé à son domaine son caractère de simplicité et même de rudesse. C’était d’abord une chaise longue qu’on avait introduite dans sa chambre et sur laquelle Frank, pour le moment allongé, compulsait d’énormes volumes pour sa composition du lendemain : l’histoire de la machine à vapeur. Tout auprès se dressait une petite table sur laquelle Mme Minot avait étalé des friandises, de manière à induire en tentation les individus les moins enclins à la gourmandise. Des fleurs ornaient la cheminée, des livres amusants et des journaux illustrés étaient épars sur le lit où reposait Jack comme un guerrier blessé dans sa tente ; mais le plus triste pour notre pauvre infirme, c’était d’apercevoir, par une porte entr’ouverte, ses fouets, ses cannes, ses lignes, ses patins et ses haltères bien aimés qui étaient ignominieusement relégués dans un coin avec l’appareil à douches.

Jack allait pousser un gémissement lugubre quand ses yeux s’arrêtèrent sur sa mère assise sur une petite chaise basse au pied du lit. Elle rangeait un panier contenant des bandes de linge, de la charpie et autres choses semblables. Le gémissement de Jack se changea en une petite toux sèche. Il se souvint de la fermeté et de la tendresse avec laquelle elle l’avait soigné, et il pensa combien il lui avait fallu de courage pour le panser et le voir souffrir ainsi.

« C’est là une meilleure espèce de force que celle que je voulais acquérir par des exercices corporels, se dit-il. Il faudra que je tâche de les avoir toutes les deux. Dorénavant je ne crierai plus quand le docteur me torturera, et je ne ferai même pas un mouvement… Comme elle doit être fatiguée ! » continua-t-il en voyant cette douce figure pâlie par les veilles, mais si patiente, si sereine et si bienveillante, qu’elle semblait un rayon de soleil dans cette chambre de malade.

« Allez donc vous reposer un instant, petite mère, dit-il tout haut. Je vais si bien que ce n’est vraiment pas la peine de rester auprès de moi. D’ailleurs, si j’avais besoin de quelque chose, Frank est là pour me le donner. Couchez-vous, je vous en prie, et tâchez de dormir. »

Jack éprouvait une vraie joie d’écolier à la pensée de tracasser le sybarite Frank.

Après s’être fait un peu prier, Mme Minot consentit à s’éloigner, et elle confia son malade aux soins de Frank en lui recommandant de ne pas faire de bruit si le cher enfant voulait dormir, et de le distraire s’il n’avait pas sommeil. Elle était si fatiguée que la demi-heure de repos qu’elle voulait s’accorder dura trois heures, et, comme le cher enfant n’avait pas sommeil, la tâche de M. Frank n’était pas une sinécure.

« Je vais vous lire quelque chose d’intéressant, voulez-vous ? Voici Watt, Arkwright et Fulton, et d’autres encore tous illustrés. Ce sera charmant, proposa le nouveau garde-malade, qui avait une vraie passion pour les machines.

— Toutes vos vieilles chaudières m’ennuient. Je suis las de lire et il me faut quelque chose de réellement amusant, répondit Jack qui avait lu si longtemps les Chasseurs de l’Ouest, qu’il commençait à être légèrement fatigué et même un peu maussade.

— Voulez-vous jouer aux dames ou aux cartes ? Je suis tout à votre disposition, » dit Frank en fermant ses in-folio.

Il se disait que c’était bien dur d’être resté au lit toute une semaine, et il se promit d’être d’une patience exemplaire.

« Nous ne pouvons jouer à rien d’amusant en n’étant que deux. Ah ! que je voudrais que la classe fût finie et que mes camarades arrivassent. Le docteur a dit qu’ils pourraient entrer aujourd’hui.

Je les appellerai quand ils passeront, mais qu’allons-nous faire jusque-là ? Je suis prêt à faire tout ce que vous voudrez. Parlez.

— Je voudrais avoir un télégraphe ou un téléphone pour pouvoir correspondre avec Jane. Ce serait bien drôle de causer de loin sans sortir.

— Lequel des deux modes de correspondance préférez-vous : télégraphe ou téléphone ? » demanda Frank.

Il avait en vérité l’air de considérer un tel désir comme une fantaisie toute simple et facile à satisfaire.

« Pourriez-vous vraiment me faire l’un ou l’autre ?

— Certainement. Nous commencerons par le télégraphe, afin que vous puissiez envoyer aussi des paquets par la poste, dit Frank, en lui proposant prudemment la chose dont il était le plus sûr.

— Alors faites-le vite, cela me fera plaisir et à Jane aussi.

— Il n’y a qu’une chose qui m’embarrasse : il faudra pour cela que je vous laisse seul pendant quelques minutes, et j’ai promis à mère de ne pas vous quitter.

— Qu’importe ! Allez toujours ! Je n’aurai besoin de rien pendant ce temps-là, et s’il me fallait quelque chose j’appellerais Anna.

— Et vous réveilleriez mère par la même occasion ! Non ce n’est pas possible comme cela, mais je vais vous installer un arrangement dont vous me direz des nouvelles. »

Notre jeune inventeur prit une des lignes de son frère, et attacha tant bien que mal à l’un des bouts le crochet de fer qui sert à tisonner le feu en Amérique.

« Qu’avez-vous l’intention de faire ? lui demanda Jack.

— C’est un bras pour vous servir, monsieur. Voyons un peu comment vous allez vous en tirer ? »

La commodité de l’instrument fut bien vite prouvée. Jack fit tomber le tapis de la table quand il voulut prendre le livre qui était dessus ; il attrapa la tête de Frank à la place de son mouchoir, et il cassa son verre quand il voulut pêcher une orange.

« Il est tellement long que je ne puis pas le diriger, s’écria-t-il en riant.

— Ne vous en servez que si vous en avez absolument besoin. Quant au verre cassé, que cela ne vous inquiète pas ! C’est tout juste ce qu’il me fallait pour poser mes fils de télégraphe. Restez bien tranquille, j’aurai fini dans moins d’un quart d’heure, »

Et Frank sortit vivement, en laissant son frère fort occupé à rédiger sa dépêche.

« Qu’est-ce qui se passe donc dans le jardin de Mme Minot ? » se demanda une vieille fille, sa voisine, en suivant de sa fenêtre les manœuvres extraordinaires de Frank.

Le jeune homme prit d’abord une serpette et fil une assez large ouverture dans la haie qui séparait le jardin de celui de Mme Peck, puis il fit passer par cette ouverture une sorte de câble qu’il fit aboutir, je ne sais trop comment, dans chacune des deux maisons, et enfin il fixa sur ce câble un petit panier couvert qui allait et venait d’un endroit à l’autre au moyen de toutes sortes de ficelles et de deux poulies. Cela fait, l’ingénieur, satisfait de son œuvre, rentra chez lui en sifflant d’un air de triomphe.

« C’est encore un nouveau tour de ces enfants terribles ! Je savais bien que même des jambes cassées ne les arrêteraient pas longtemps, » se dit la vieille fille en le voyant disparaître.

Elle aurait ri aux larmes si elle avait vu tout ce qui voyagea toute la journée dans ce mystérieux petit panier, grâce au grand télégraphe international, c’est ainsi que Frank avait baptisé le câble.

Le premier envoi fut une lettre de Jack, accompagnée d’une grosse orange.


« Ma chère Jane, quel malheur que vous ne puissiez pas venir me voir ! Je vais assez bien, mais je suis terriblement fatigué de rester tranquille. Que je voudrais donc vous voir ! Frank vient de nous arranger un télégraphe afin que nous puissions nous écrire et nous envoyer toutes sortes de choses. Je ne sais pas comment il s’y est pris ; mais, quand vous voudrez m’envoyer quelque chose, vous n’aurez qu’à tirer la ficelle rouge, et ma petite cloche sonnera et je saurai qu’il y a un message en route. Je vous envoie une orange. Aimez-vous les confitures de goyaves ? On m’a donné des masses de bonnes choses, nous les partagerons, bien entendu. Adieu,

« Jack. »


Le panier se mit en route pour le cottage et revint au bout d’un quart d’heure avec l’orange.

« Jane est-elle devenue folle ? » demanda Jack quand son frère lui apporta la dépêche, le panier et son contenu, une orange.

L’orange semblait vide, mais aussitôt qu’il la prit, elle s’ouvrit. Il en tomba une lettre, deux boules de gomme et un hibou fait avec une noix. Deux brins de paille formaient les pattes, deux taches d’encre les yeux, et le tout faisait si bien la caricature du Dr Whiting, que les deux frères partirent d’un éclat de rire.

« C’est digne de Jane, Elle trouverait moyen de plaisanter, même à l’article de la mort. Voyons ce qu’elle écrit, » fit Jack, en ouvrant un petit billet qui montrait le plus grand mépris des règles de la grammaire et de l’orthographe.


« Mon cher Jack, on me défend de bouger, c’est affreux ! Le télégraphe est charmant, nous nous amuserons bien avec. J’aime beaucoup les confitures de goyaves, seulement je n’en ai jamais mangé. Prêtez-moi donc un livre qui parle d’ours, de navires ou de crocodiles. Comme le docteur voulait aller vous voir, j’ai pensé qu’il arriverait plus vite par le télégraphe que par le retour du docteur, bien qu’il m’offrît de s’en charger. Faites-lui bon accueil, Molly Loo m’a dit que la classe était bien triste sans nous. Je l’espère bien.

« Votre amie,
« Jane. »


Jack riposta par l’envoi d’un livre et d’un petit pot de confitures de goyaves qui se répandit malheureusement en chemin, au détriment des Bêtes sauvages de l’Asie et de l’Afrique. Jane envoya immédiatement en échange un tout petit chat noir qui sortit du panier en soufflant et en jouant des griffes au grand amusement de Jack. Le petit garçon se creusait la cervelle pour découvrir le moyen de transporter, par leur télégraphe, un gros lapin à lui appartenant, lorsqu’un appel de ses amis revenant de classe délivra Jane de ce cadeau inopportun.

« Voulez-vous les voir ? lui demanda Frank qui les regardait de la fenêtre d’un air de condescendance ?

— Je crois bien ! » s’écria Jack en remettant précipitamment le petit chat par terre, afin qu’aucun œil masculin ne le surprît se livrant à cet amusement de petite fille.

Boum ! fit la porte d’entrée. Pan ! pan ! pan ! firent trois paires de bottines le long de l’escalier, et trois grands garçons s’arrêtèrent sur le palier de la porte pour pousser ce cordial « hullo, » qui est l’exclamation usitée en toute occasion par les jeunes Américains.

« Entrez vite, mes amis, je suis enchanté de vous revoir, s’écria le malade, en gesticulant plus que de raison.

— Comment allez-vous ?

— Avez-vous eu du mal ?

— Maître Phips a dit qu’il vous demanderait des dommages et intérêts pour sa palissade cassée. »

En lui disant ces trois bonjours caractéristiques, les visiteurs ôtèrent leurs chapeaux et s’assirent auprès du lit, puis ils jetèrent un regard de côté sur les friandises étalées devant eux,

« Servez-vous, leur dit Jack d’un air affable. On m’a envoyé tant de sucreries que je ne pourrai en voir la fin, si vous ne m’y aidez pas. Allons, courage ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Gustave prit la tarte, Joë les biscuits et Édouard le pain d’épice. Quant aux bonbons, aux fruits et aux petites gaufres qui restaient encore, c’étaient de simples hors-d œuvre, et cela ne vaut pas la peine d’en parler.

Tout fut débarrassé en un clin d’œil, et Jack s’écria d’un ton de haute satisfaction :

« Revenez demain, messieurs, la même chose vous attendra. Jusqu’à nouvel ordre, on goûtera ici tous les jours à cinq heures. Maintenant, quelles nouvelles apportez-vous ?

Cinq langues d’écoliers s’agitèrent comme de vrais moulins à paroles pendant près d’une demi-heure, et l’on ne sait quand elles se seraient arrêtées si la petite sonnette du télégraphe n’eût pas été agitée tout à coup avec une telle force que chacun en sauta sur sa chaise.

« C’est Jane ; allez vite voir ce qu’elle veut, Frank. Et vous, messieurs, admirez la nouvelle invention de mon frère, » s’écria Jack.

Un hourrah général accueillit l’ouverture de la dépêche de Jane. C’était un coq en papier dont une des pattes était enveloppée dans du coton rose, un gros paquet de nougat et le petit billet suivant :


« Cher monsieur, j’ai vu entrer tous vos amis et je pense que vous avez du bon temps ensemble. Permettez-moi de vous envoyer le nougat que Molly Loo et Merry viennent de m’apporter. Il y en a tant que je ne pourrais jamais en venir à bout toute seule. Recevez avec, le portrait de Jack Minot… Je voudrais bien pouvoir aller vous trouver !… Aimez-vous le tapioca ? Moi je ne peux pas le souffrir.

« À vous à la hâte.
« J. P. »


« Écrivons-lui tous, » proposa Jack.

On alluma la lampe ; on prit plumes, encre et papier, et chacun se mit à griffonner, à l’exception de Frank, qui préféra dessiner la catastrophe.

Il est impossible d’imaginer rien de plus comique que ce dessin qui représentait Jack avec une tête de la dimension d’un ballon et Jane cassée en deux morceaux, tandis que les spectateurs étaient faits avec tant de talent et de malice que Gustave avait des jambes de cigogne, Molly Loo des cheveux longs de deux ou trois mètres, et Boo une bouche énorme de laquelle sortait une quantité innombrable de gémissements sous la forme de grands et petits O o o.

« Je n’ai jamais rien vu de si réussi, s’écria Gustave en tenant le dessin en l’air pour le faire admirer à tout le monde. Voilà le portrait frappant de Joë avec une tache d’encre sur le nez pour montrer comme il était rouge.

— J’aime mieux avoir le nez rouge que des jambes de sauterelle, » grommela Joë sans se douter qu’il venait au même moment de se noircir le bout du nez en se penchant sur son épître.

Après avoir bien ri, chacun lut sa missive personnelle :


« Chère Jane, je suis bien fâché que vous ne puissiez pas être des nôtres. Nous nous amusons beaucoup et Jack est très gai. Laura et Lotty vous font leurs amitiés.

« Dépêchez-vous de guérir.

« Gustave. »


« Chère petite Jane, j’espère que vous êtes bien installée dans votre donjon. Désirez-vous que nous vous donnions une sérénade ce soir ? J’espère que vous ne tarderez pas à être remise. Vous nous manquez à tous. Je serais heureux de pouvoir vous aider d’une manière quelconque. Mettez-moi à contribution. Mes amitiés à votre mère.

« Votre ami,
« E. D. »
« Miss Peck,
« Chère madame,

« Je suis heureux de vous dire que nous allons tous bien et j’espère qu’il en est de même pour vous. J’ai donné une raclée à Jem Cox, parce qu’il farfouillait dans votre pupitre, mais vous feriez mieux d’envoyer chercher vos affaires. Vous n’aurez rien à payer pour la palissade, car Jack a dit qu’il s’en chargerait. Nous venons de goûter. Cela me serait égal de me casser la jambe si je devais avoir comme lui tant de bonnes choses et rien à faire.

« Recevez, chère madame, l’assurance de ma considération distinguée.

« Joseph Flint. »

Joë était très fier de cette lettre dont le commencement et la fin étaient la copie textuelle d’un modèle épistolaire. Ses compagnons lui affirmèrent que Jane en serait exaltée.

« Allons, Jack, à votre tour et dépêchons-nous d’envoyer le tout, car il est l’heure de partir, dit Gustave pendant que Frank mettait les autres lettres dans le panier.

— La mienne est confidentielle, je ne la montre à personne, » répondit Jack en la cachetant.

Mais Joë lui avait vu mettre le brouillon sous son oreiller ; il s’en empara sournoisement et le lut avant que Jack eût pu l’en empêcher.

« Ma chère Jane,

« Je voudrais pouvoir vous envoyer un peu de mon plaisir, car vous devez être bien triste toute seule, mais puisque ce n’est pas possible, je vous envoie seulement mes meilleures amitiés. J’espère que vous tâcherez d’avoir de la patience ; c’est ce que je me propose de faire de mon côté, car, ne l’oubliez pas, c’est de notre faute si nous sommes malades, et nous n’avons pas le droit de nous plaindre. Comme les mères sont bonnes, n’est-ce pas ? La mienne doit aller vous voir demain pour me rapporter des nouvelles toutes fraîches. Ce petit rond que vous voyez-là est un baiser que je vous envoie pour vous souhaiter une bonne nuit.

« Votre
« Jack. »


« Est-ce assez sentimental, dit Joë en ricanant. Vous avez raison de vous cacher, Jack, ajouta-t-il, car vous êtes en train de devenir un vrai bébé. »

Les jeunes gens ne firent pas chorus avec Joë. Ils blâmèrent d’autant plus son indiscrétion qu’ils virent qu’elle avait chagriné Jack. Après avoir jeté son oreiller au visage de son adversaire, le petit malade avait caché son visage sous ses couvertures.

Ce projectile d’un nouveau genre faillit atteindre Mme Minot, qui entrait juste alors avec un plateau sur lequel était le thé de son malade.

III

CE PROJECTILE D’UN NOUVEAU GENRE FAILLIT ATTEINDRE Mme MINOT.


Les écoliers s’empressèrent de partir, et Joë faillit même dégringoler au bas de l’escalier dans sa précipitation pour échapper à la poursuite de Frank, blessé comme Jack de son procédé.

« Restez ici Frank, lui cria sa mère. Que s’est-il passé ?

— On a un peu taquiné Jack, c’est tout. Voyons, frère, ne vous fâchez pas ; Joë manque de délicatesse. Il n’avait pas de mauvaises intentions, et il n’est pas en somme allé trop loin, avouez-le ! dit Frank pour apaiser le malade.

— Je vous avais tant recommandé de ne pas le fatiguer ! Ces grands garçons ont été trop bruyants, trop tapageurs. Mais aussi je n’aurai pas dû le quitter, dit Mme Minot qui essayait en vain d’embrasser la tête blonde de son fils, qu’il avait si bien cachée qu’on apercevait plus que le bout d’une oreille cramoisie.

— Il s’est beaucoup amusé, et tout serait allé comme sur des roulettes si Joë ne l’avait pas taquiné à cause de Jane ! Ah ! voilà Joë qui reçoit sa punition. Je savais bien que Gustave et Édouard me remplaceraient, » s’écria Frank en s’approchant de la fenêtre pour voir la cause des cris et des rires qu’on entendait dans la cour.

Jack découvrit sa tête pour demander avec intérêt :

« Qu’est-ce qu’ils lui font ?

— Ils le roulent dans la neige. Entendez-vous ces hurlements ?

— C’est bien fait, » murmura Jack.

Un gémissement un peu plus accentué de Joë ayant amené devant les yeux de Jack la vision d’un agréable mélange d’oreilles frottées de neige et de taloches, il partit d’un éclat de rire, qu’il se reprocha toutefois aussitôt.

« Frank, dit-il à son frère, courez vite les arrêter, je n’en veux plus à Joë. Cependant, dites-lui bien que c’était un vilain tour à me jouer. Dépêchez-vous. Gustave est si fort, qu’il ne se doute pas comme il peut faire mal quand il frappe. »

Frank partit en courant, et Jack conta ses peines à sa mère qui l’écouta avec sympathie, et ne vit rien à blâmer dans son affectueuse petite lettre.

« N’est-ce pas, mère, que ce n’est pas ridicule d’aimer Jane ? Elle est si drôle et si gentille ! Elle tâche d’être très sage ; elle m’aime bien et je ne veux pas avoir honte de mes amis, même si l’on s’en moque, s’écria Jack avec animation.

— J’aime beaucoup mieux vous voir dans la compagnie d’une gentille petite fille que dans celle de garçons moins bons que vous, plus grands aussi et plus forts.

— Ce n’est pas cela que je veux vous dire. Je suis assez fort pour me défendre, interrompit le petit garçon en montrant avec fierté ses biceps développés et sa large poitrine. Regardez, mère, je renverserais bien vite Joë si j’étais debout. C’est pour cela que c’est lâche à lui de m’insulter quand il me voit au lit, incapable de me défendre. »

Mme Minot avait grande envie de rire de l’indignation de Jack, mais elle se retint pour ne pas le blesser. Heureusement la cloche du télégraphe vint à sonner, et il fallut courir à la fenêtre.

Dans son envie de briller aux yeux des écoliers, Jane envoyait un grand bonnet pointu en flanelle rouge, qui avait été fait jadis pour un déguisement, et elle y avait joint les vers suivants, car versifier plus ou moins bien, c’était là un de ses grands talents.

 
« Quand vient la nuit,
Quand vient la lune,
Cesse tout bruit,
Toute infortune.
Chacun s’endort

Dans un doux rêve
Et sans effort
La nuit s’achève.

« Dans cet espoir
Bien vite on souffle
Sur son bougeoir
De tout son souffle.
Or donc ce soir
Voilà pour Jack
Monsieur de Crac
Un éteignoir. »


« Si seulement Joë était là ! Ce n’est pas lui qui saurait en faire autant, dit Jack. Il faudra encore envoyer une dépêche à Jane. Mère, donnez-lui quelque chose de bon à manger, car elle déteste le tapioca. »

Le dernier envoi du grand télégraphe international ce jour-là fut donc une pomme cuite et un muffin brûlant avec les meilleurs compliments de J. M.