Jack et Jane/13

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Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel (p. --178).


CHAPITRE XIII

LE SECRET DE JACK


Qu’avez-vous donc, Jack ? Où avez-vous mal ? demanda Jane un soir du mois de mars, en voyant Jack s’accouder et tenir sa tête à deux mains. C’était une attitude qui chez lui dénotait soit un chagrin, soit une douleur physique.

— Je n’ai mal nulle part, répondit-il, mais je suis ennuyé. J’ai besoin d’argent et je ne sais comment en trouver. »

« Combien vous faut-il ? dit Jane en tirant son porte-monnaie.

— Trois dollars ; mais je vous remercie, Jane ; je ne veux rien emprunter à personne.

— Pourquoi est-ce faire ?

— Impossible de vous le dire.

— Comment ! Moi qui croyais que vous me disiez tout. Comment allez-vous faire ?

— Ne vous en inquiétez pas. Je trouverai un moyen.

— Si vous demandiez à votre mère ?

— Je n’y tiens pas.

— Vraiment, vous ne voulez pas même le lui dire à elle ?

— Je ne veux le dire à personne.

— C’est bizarre… Vous seriez-vous fourré dans un guêpier ?

— Ce serait possible si je ne trouvais pas d’argent avant la fin de la semaine.

— Je me demande comment je pourrais vous aider, puisque vous ne voulez rien me dire, reprit Jane un peu piquée de ce manque de confiance.

— Si vous voulez m’aider, cessez de me faire des questions auxquelles je ne puis pas répondre, et découvrez-moi un moyen de gagner de l’argent.

— Combien avez-vous déjà ?

— Un dollar, répondît Jack en lui montrant une petite pièce d’or attachée à sa chaîne de montre.

— Oh ! Jack, vous n’allez pas prendre celui-là ! s’écria Jane stupéfaite. Il est trop joli !

— Il le faut bien, dit Jack d’un ton sévère. Un honnête homme doit donner tout ce qu’il possède pour payer ses dettes.

— C’est donc bien grave ?

— Oh ! oui. »

Jane passa près de cinq minutes à ressasser dans sa tête tous les moyens par lesquels Jack pouvait gagner de l’argent. Il y en avait encore une certaine quantité, car Mme Minot trouvait que les exercices corporels étaient bons pour la santé de ses fils, et, pour les y encourager, elle leur payait généreusement les petits services qu’ils lui rendaient.

« Avez-vous encore du bois à couper ? demanda la petite fille.

— Tout est fini.

— Des chemins à frayer ?

— Plus de neige.

— Des allées à sarcler, alors ?

— Trop tôt !

— Des catalogues de livres ?

— C’est Frank qui s’en est chargé.

— Des copies pour votre mère ?

— Cela me prendrait trop de temps. Il me faut mon argent vendredi ou samedi au plus tard.

— Alors, s’écria Jane impatientée, je ne vois pas du tout ce que nous pourrions faire. Il est trop tôt ou trop tard pour tout ce que je vous propose. Vous ne voulez décidément pas qu’on vous prête ce qui vous manque ?

— Non, j’ai promis de faire cela à moi tout seul et je tiendrai ma promesse.

— Et votre presse à imprimer que nous oublions ! s’écria Jane, qu’est-ce que nous pourrions bien faire avec ?… Ah ! j’y suis ! Faites-moi des cartes à mon nom. Toutes mes amies en auront envie quand elles les verront.

— Ah ! la bonne idée que vous avez là ! Comment ai-je fait pour n’y pas songer plus tôt ? »

Jack courut chercher sa machine et se mit à la huiler, à l’essuyer et à l’arranger en sifflant comme s’il eût été soulagé d’un grand souci.

« Passez-moi les lettres, lui dit Jane. Je préparerai mon nom et ce sera plus vite fait. Vous rappelez-vous comme je vous ai aidé quand nous avons imprimé les programmes ? Vous disiez que cela vous prenait moitié moins de temps que quand vous les faisiez seul. Et puis, vous pourrez aussi faire des étiquettes pour votre mère. »

Jack et Jane se mirent gaiement à l’ouvrage. Bientôt une douzaine de jolies petites cartes fut imprimée au nom de Jane, et la petite fille les paya immédiatement un sou pièce. Puis Jack porta des étiquettes à sa mère, qui lui en commanda aussitôt cinq douzaines, quoiqu’elle ignorât pourquoi il avait tant besoin d’argent.

On était au milieu du mois, et le demi-dollar que Jack recevait tous les premiers du mois pour ses menus plaisirs était dépensé depuis longtemps. Il fallait donc bien travailler pour gagner les deux dollars manquants.

Jack et sa compagne travaillèrent sans interruption toute la soirée. Frank leur demanda des cartes roses pour sa cousine Annette, et il poussa la bonté jusqu’à aller lui-même choisir du papier chez le papetier. Quand il revint, Jane lui demanda tout bas :

« Savez-vous pourquoi Jack est si pressé ?

— Je m’en doute, répondit Frank. Il n’a pas fait de sottises, car je le saurais déjà, mais il a dû s’engager trop loin pour rendre service à quelqu’un. Il a trop bon cœur ; on abuse de lui. Ne le tourmentez pas. Vous connaîtrez bientôt son secret, j’imagine. »

En cela, Frank était dans l’erreur. Son secret ne devait pas être divulgué de sitôt.

Quand Jane et Annette montrèrent leurs jolies cartes à leurs compagnes, les commandes abondèrent chez le jeune imprimeur. Personne n’ignore que, dans le monde des petites filles, il suffit que l’une d’elles ait quelque chose de nouveau pour qu’aussitôt elles veuillent toutes avoir la pareille, depuis un nœud de ruban jusqu’à une encre de couleur.

Pendant cinq ou six jours, le pauvre Jack ne prit pas une minute de repos. Il passait toutes ses récréations devant sa presse, et aucune invitation, aucun plaisir ne pouvait l’en arracher. Jane l’aidait de toutes ses forces. Elle n’avait pas oublié que Jack était resté en chambre pour lui tenir compagnie, et elle voulait lui montrer qu’elle n’était pas ingrate.

Quand les dernières cartes furent achevées, et que la petite bourse de Jack contint les deux dollars qui lui manquaient, il dit à sa compagne :

« Jane, vous avez été bien gentille de m’aider, je vous en suis très reconnaissant.

— Je suis bien aise d’avoir pu faire quelque chose pour vous, répondit-elle, mais j’aurais travaillé avec plus de plaisir si j’avais su pourquoi. »

Jane trouvait que le moment était opportun pour demander des explications, mais elle fut trompée dans son attente. Jack lui dit seulement d’un ton amical :

« J’ai une envie terrible de vous le dire, mais je ne peux pas, parce que j’ai promis de me taire.

— Comment !… Toujours ?

Toujours !

— C’est très joli ; mais, moi, je n’ai rien promis, et je saurai bien découvrir votre secret,

— Impossible, dit Jack en secouant la tête.

— Vous verrez.

— Vous êtes très fine, mais vous ne pourrez jamais deviner cela.

— Je parie que vous me le direz vous-même.

— Oh ! non ; ce serait trop mal.

— J’en suis sûre ! Nous verrons lequel de nous deux aura eu raison. »

Jane se mit à rire. Elle connaissait bien le pouvoir d’une petite volonté.

« Oh ! Jane, s’écria son ami, n’essayez pas, je vous en prie. Ce ne serait pas bien. Vous ne voudriez pas me faire mal agir, n’est-ce pas ? »

Jack avait l’air si malheureux que Jane se laissa toucher. Elle lui promit de ne pas lui faire dire son secret, mais elle se réserva le droit de le trouver de n’importe quelle autre manière.

Le vendredi matin, Jack partit pour l’école avec ses trois dollars dans sa poche. Il fit mal ses devoirs ce jour-là, fut en retard après la récréation de midi et alla se promener, après la classe malgré la pluie et les chemins boueux. Il ne revint que tard dans la soirée et rentra chez lui en boitant et l’air exténué, mais très satisfait.

Frank n’y prit pas garde, mais Jane était aux aguets pour savoir d’où il pouvait bien venir. Elle ne voulait pas le lui demander directement et lui dit seulement :

« Harry Grant voudrait que vous lui fissiez des cartes bleues. Il a trouvé celles de Merry si jolies qu’il veut en faire cadeau de semblables à sa fiancée.

— Harry attendra, répondit Jack en s’étendant sur le tapis, devant le feu. Je suis trop éreinté pour rien faire ce soir, et la vue seule de cette machine me fatigue.

— Pourquoi êtes-vous allé si loin ? On dirait que vous avez fait au moins six lieues.

— C’était forcé ; je n’ai pas fait beaucoup de chemin, mais ma maudite jambe ne pouvait plus me traîner. »

Jack marchait sans béquilles depuis plus d’un mois, mais sa jambe se fatiguait encore facilement.

« Pauvre ami, se dit Jane, il a l’air brisé de fatigue. Il ne faut pas l’obliger à parler. »

Elle se mit à chanter. Au bout de cinq minutes, Jack ronflait déjà. Il était épuisé par sa semaine de fatigues et sa course forcée. Jane prit son ouvrage. Tout en tricotant, elle se demandait quel pouvait bien être le secret de son ami. Elle avait si peu de moyens de s’amuser, la pauvre petite, que les choses les plus insignifiantes lui semblaient dignes d’intérêt.

Jack était agité ; il prononça quelques mots dans son sommeil. Jane tendit l’oreille :

« Je crois vraiment, dit-elle, qu’il parle du secret. Ce serait trop drôle s’il me le disait lui-même !… »

Elle se pencha sur lui en souriant malicieusement. Mais elle n’entendit plus que ces paroles confuses :

« Bob !… Bien fatigué !… Arrangé, mon vieux… Jerry est parti… L’encre est trop épaisse. »

Ce fut tout. Jack se réveilla, s’étira, bailla et se leva en déclarant qu’il croyait vraiment avoir dormi.

« Vous devriez bien recommencer, lui dit Jane qui riait très désappointée de n’en pas avoir appris davantage.

— Le tapis est trop dur pour cela. Je vais me coucher. J’ai trop travaillé cette semaine. Je m’amuserai bien la semaine prochaine pour compenser. Bonsoir, Jane. »

Il rentra dans sa chambre et s’endormit d’un sommeil paisible. Évidemment il avait la conscience tranquille. Quant à Jane, elle ne tarda pas à en faire autant.

Deux jours se passèrent. Le lundi suivant, au moment où les écoliers se préparaient à sortir de classe, leur maître, M. Acton, les arrêta.

« J’ai à vous parler, » leur dit-il.

Le bruit cessa comme par enchantement, et l’on eût entendu voler une mouche ; mais le cœur de ceux qui avaient commis quelques peccadilles battait bien fort.

M. Acton était un homme très consciencieux, qui s’occupait beaucoup de ses élèves et qui aidait leurs parents à les bien élever. Or il y avait dans la ville une certaine petite boutique où l’on vendait des bonbons, des billes, du papier et des journaux. C’était autrefois le rendez-vous des petits garçons, mais leur maître leur avait défendu d’y entrer, parce que, dernière cette boutique si séduisante, étaient un café et un billard. C’était une mesure de précaution très sage, car les images des journaux n’étaient pas toujours très convenables, la conversation des habitués était plus ou moins édifiante, et les enfants, pour paraître des hommes, s’aventuraient quelquefois dans le café.

Voici donc ce que dit M. Acton au milieu du plus profond silence :

« Mes enfants, vous devez vous souvenir que l’année dernière, pour vous empêcher d’aller au café, j’ai dû vous défendre formellement d’aller en ville pendant les récréations. »

Un murmure d’assentiment accueillit ces paroles. M. Acton continua :

« La règle ayant été enfreinte à plusieurs reprises, je vous ai avertis que, puisque les réprimandes particulières ne suffisaient pas, le premier coupable que je découvrirais serait puni en public. Le moment est venu de mettre ma menace à exécution. Cela m’est d’autant plus pénible que le coupable est un enfant en qui j’avais toute confiance. »

M. Acton s’arrêta. Il semblait avoir de la peine à continuer. Les élèves se regardaient mutuellement avec des yeux interrogateurs. Leur maître les punissait si rarement que lorsqu’il le faisait, ce n’en était que plus imposant. Quelques regards anxieux s’arrêtèrent sur Joë qui était très rouge et taillait son crayon sans oser lever les yeux.

« Ce doit être Joë, dit Gustave à Frank. Il l’a bien mérité.

— Que celui d’entre vous qui a enfreint la règle vendredi vienne ici, » dit M. Acton d’un air grave.

Le tonnerre serait tombé au milieu de la classe, que les élèves n’eussent pas été plus stupéfiés. Ce fut Jack Minot qui se leva et alla lentement vers l’estrade ; mais en passant il jeta sur Joë un regard d’indignation et de colère.


En passant, Jack jeta sur Joë un regard d’indignation.

« Jack, lui dit son maître, éclaircissons cela le plus vite possible. Cette affaire est aussi désagréable pour moi que pour vous, mais je suis persuadé qu’il y a quelque erreur là-dessous. On m’a dit que vous étiez entré vendredi dans la boutique défendue. Disculpez-vous.

— C’est vrai, monsieur, répondit Jack en regardant son maître bien en face comme pour lui prouver qu’il ne craignait pas de dire la vérité, tant que cela ne concernait que lui.

— Y étiez-vous pour faire des emplettes ?

— Non, monsieur.

— Pour y rencontrer quelqu’un ?

— Oui, monsieur.

— Était-ce Jerry Shannon ? »

Pas de réponse, mais instinctivement Jack ferma les poings en jetant un second regard de mépris à Joë.

M. Acton continua.

« On m’a dit que vous lui aviez parlé. On m’a dit aussi que vous étiez entré avec lui au café. Est-ce vrai ?

— Oui, monsieur, » dit Jack d’une voix faible.

M. Acton, semblait si sûr du contraire qu’il fallait à Jack un grand courage pour répondre.

À cet aveu, un frémissement général se fit entendre. Jerry Shannon était un assez mauvais sujet qu’aucun bon écolier ne fréquentait, et c’était un véritable déshonneur que d’avoir eu quelque chose à démêler avec lui.

« Avez-vous joué ? demanda M. Acton.

— Non, monsieur.

— Avez-vous bu ?

— Je ne bois jamais que de l’eau, répondit Jack en se redressant.

— Je m’en doutais. Mais alors qu’y faisiez-vous ? »

Cette question fut faite avec tant d’intérêt et de bienveillance, que Jack oublia un moment sa réserve et qu’il répondit vivement :

« Je le payais.

— Ah ! Combien ?

— Trois dollars, murmura Jack, tout rouge de dépit d’avoir si mal gardé son secret.

— C’est une dette beaucoup trop grosse pour un garçon comme vous, vis-à-vis d’un individu comme Jerry, dit M. Acton. Et à quel propos, s’il vous plaît ? »

Jack ouvrit la bouche, la referma aussitôt et baissa les yeux sans répondre. Mais ses lèvres tremblantes prouvaient qu’il lui en coûtait de se taire.

« Quelqu’un d’autre que Jerry est-il mêlé à tout ceci ? continua M. Acton.

— Une seule autre personne, répondit Jack après une hésitation de quelques secondes.

— Je commence à comprendre, » dit son maître en regardant Joë.

Jack sourit involontairement. Ce n’était pas Joë qui était « l’autre personne, » Joë ne savait de tout cela que ce qu’il en avait vu en faisant une commission pour son père.

« Jack, dit M. Acton, donnez-moi donc une explication claire et nette. Je suis sûr que vous n’êtes pas aussi coupable que vous le semblez, et je serais désolé de vous punir injustement.

— Mais c’est très juste, monsieur. J’ai enfreint la règle. Je mérite d’être puni, s’écria Jack, qui eût préféré n’importe quelle punition à cet interrogatoire public.

— Alors vous ne voulez rien m’expliquer, vous ne voulez pas même dire que vous vous repentez de votre action et que vous en avez honte ? poursuivit M. Acton.

— Non, monsieur, je ne puis pas, je ne la regrette pas, je n’en ai pas honte, et je recommencerais demain s’il le fallait, » fit Jack poussé à bout.

Ses camarades furent abasourdis de cette audace sans pareille. M. Acton, qui savait combien Jack tenait à rapporter de bonnes notes, ajouta, dans l’espoir de le décider à expliquer ce mystère incompréhensible :

« N’oubliez pas que c’est à la fin de la semaine que je donnerai les notes du mois. »

Le pauvre Jack devint cramoisi. Il fut obligé de se mordre la langue pour la réduire au silence. Cette affaire allait sans doute lui coûter cher. Il n’avait pas prévu tout cela lorsqu’il s’y était engagé à l’étourdie. Mais bientôt ses joues reprirent leur couleur habituelle, ses traits leur calme accoutumé, et il regarda son maître d’un regard plein de franchise. Puis, il lui répondit très bas, mais assez distinctement pour être entendu de tous ses camarades :

« Les apparences sont contre moi, monsieur ; mais, comme vous voulez bien le dire, je suis moins coupable que je ne le parais. Je ne puis rien vous dire de plus là-dessus. J’ai eu tort d’entrer au café, malgré votre défense, mais Jerry était engagé ; il allait partir, et je n’avais pas d’autre occasion de le voir. Il fallait bien tenir ma promesse. »

Son accent de sincérité convainquit pleinement M. Acton de son innocence. Il eût bien voulu ne pas le punir, mais lui aussi devait tenir sa promesse.

« Eh bien ! Jack ! lui dit-il, vous serez en retenue toute la semaine, et ce mois-ci sera le premier depuis que je vous connais où vous n’aurez pas de bonnes notes de conduite. Allez maintenant, mais que tout le monde ici comprenne bien que je défends qu’on vous fasse aucune question là-dessus, avant le moment où vous jugerez bon de vous expliquer. »

M. Acton se leva en parlant et sortit. Les écoliers s’en allèrent aussi par groupes en causant de ce grave événement. Jack resta seul pour ranger ses livres. Il n’en était pas fâché, car cela lui permettait de cacher les quelques larmes qui voulaient couler, parce que Frank lui-même avait détourné les yeux lorsqu’il lui avait jeté un regard suppliant en descendant de l’estrade. Les aînés sont assez disposés à être sévères pour leurs cadets. Frank, écolier modèle, était très blessé de voir Jack avouer hautement ses rapports avec Jerry et donner à supposer qu’il laissait dans l’ombre le pire de l’histoire.

Il crut de son devoir de prendre son frère au collet, lorsqu’il sortit enfin, et de lui parler pendant tout le trajet du retour à la maison, comme un aîné décidé à lui arracher la vérité de gré ou de force. C’était plus que le pauvre enfant n’avait la force de supporter. Il s’entêta et refusa d’ouvrir la bouche, malgré les menaces de Frank.

Le souper se passa en silence. L’un semblait fulminer, l’autre bouder. L’aîné regardait le cadet avec courroux ; Jack mordait son pain d’un air de défi et se remuait sur sa chaise comme une anguille.

Mme Minot remarqua tout naturellement ce manège, mais elle se garda bien d’y faire attention. Elle pensait que ce nuage se dissiperait comme tant d’autres si personne n’en parlait ; mais rien n’y faisait, et quand les deux frères refusèrent de prendre du gâteau, Mme Minot s’en inquiéta sérieusement.

Aussitôt le repas terminé, Jack se retira avec dignité dans sa chambre, et la colère longtemps contenue de Frank éclata.

Mme Minot fut très affligée de son récit, mais elle ne condamna pas son fils. Elle le connaissait trop pour le croire très coupable.

« Je vais aller lui parler, dit-elle. À moi, il ne refusera pas d’explications.

— Il n’en démordra pas, mère, vous verrez. Vous me dites souvent que je suis entêté, mais ce n’est rien en comparaison de Jack. Il est pire qu’un mulet ! Malheureusement, ce rapporteur de Joë ne sait rien de plus que ce qu’il a dit à M. Acton, et ce scélérat de Jerry est déjà loin. Je ne vois pas comment nous pourrions éclaircir tout cela, puisque Jack s’obstine à ne rien dire. Ah ! le petit sot ! s’écria Frank qui ne pouvait pardonner à son frère d’avoir déshonoré leur nom.

— Mon cher Frank, lui dit sa mère, vous vous exagérez les torts de Jack. Vous savez par vous-même qu’il est rare que les enfants les plus sages et les mieux élevés ne fassent pas de temps en temps quelques sottises. Ne soyez pas si sévère pour votre frère. Il s’est mis dans un mauvais pas, le pauvre enfant, mais quelle qu’ait pu être son escapade, n’oubliez pas qu’il l’a payée de son propre argent et qu’il a travaillé sans relâche toute la semaine pour le gagner. »

Ces paroles de Mme Minot calmèrent Frank comme par enchantement. Sa colère tomba comme s’il eut reçu une douche. Il eut honte de son manque d’indulgence en se souvenant combien son équipée du chemin de fer avait été coûteuse, et il fut pris de remords en songeant à la bonté que tout le monde avait eue pour lui alors. Il saisit son chapeau et courut rejoindre son ami Gustave pour tâcher d’obtenir quelque lumière sur la conduite de Jack. Il est inutile d’ajouter que tous ces conciliabules n’aboutirent à rien.

Personne ne savait rien, et Mme Minot n’obtint pas de réponse de son fils.

Quant à Jane, qui avait appris cette triste nouvelle par Merry et Molly, elle était on ne peut plus intriguée. Frank avait refusé de lui donner aucun détail. Elle confia ses peines à la chatte blanche Boule-de-Neige et termina ses confidences en lui disant :

« Eh bien, ce que je vois de plus clair là-dedans, c’est que quand même tout le monde tomberait sur Jack, moi je ne lui dirai rien qui puisse lui faire du chagrin. Au contraire, je l’aiderai tant que je pourrai. C’est si laid de sermonner les autres !… D’ailleurs, je suis bien sûre que ce secret sera bientôt découvert et qu’on verra que Jack n’est pas coupable !…

Boule-de-Neige parut partager complètement cette manière de voir ; elle fit ronron et alla se coucher sur les pantoufles de sa maîtresse pour les réchauffer. Suivant Jane, c’était là une grande preuve d’affection.

Quand Jack vint voir sa petite amie, il avait les yeux rouges. On voyait combien il avait eu de peine à refuser la vérité à sa mère. Cependant Mme Minot avait confiance en lui malgré tout, et c’était si doux ! Le pauvre garçon avait le cœur plein ; il lui en coûtait de tenir sa parole.

Jane ne lui fit aucune question ; elle affecta d’avoir très envie de faire une partie de dames ; mais quoique ses lèvres fussent muettes, ses yeux disaient clairement à son ami :

« Je ne crois rien de ce qu’on peut dire contre vous. Vous êtes innocent. »

Et Jack lui en fut très reconnaissant.