Jacques (1853)/Chapitre 02

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Jacques (1853)
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II.

Genève, le…

Vraiment, Jacques, vous allez vous marier ? Elle sera bien heureuse, votre femme ! Mais vous, mon ami, le serez-vous ? Il me paraît que vous agissez bien vite, et j’en suis effrayée. Je ne sais pourquoi cette idée de vous voir marié ne peut entrer dans ma pauvre tête ; je n’y comprends rien ; je suis triste à la mort ; il me semble impossible qu’un changement quelconque améliore votre destinée, et je crois que votre cœur se briserait au choc de douleurs nouvelles. Ô mon cher Jacques ! il faut bien de la prudence quand on est comme nous deux !

As-tu songé à tout, Jacques ? as-tu fait un bon choix ? Tu es observateur et pénétrant ; mais on se trompe quelquefois ; quelquefois la vérité ment ! Ah ! comme tu t’es souvent trompé sur toi-même ! combien de fois je t’ai vu découragé ! combien de fois je t’ai entendu dire : Ceci est le dernier essai ! Pourquoi suis-je assiégée de noirs pressentiments ? Que peut-il t’arriver ? Tu es un homme, et tu as de la force.

Mais toi, songer au mariage ! cela me paraît si extraordinaire ! Vous êtes si peu fait pour la société ! vous détestez si cordialement ses droits, ses usages et ses préjugés ! Les éternelles lois de l’ordre et de la civilisation, vous les révoquez encore en doute, et vous n’y cédez que parce que vous n’êtes pas absolument sûr que vous deviez les mépriser ; et avec ces idées, avec votre caractère insaisissable et votre esprit indompté, vous allez faire acte de soumission à la société, et contracter avec elle un engagement indissoluble ; vous allez jurer d’être fidèle éternellement à une femme, vous ! vous allez lier votre honneur et votre conscience au rôle de protecteur et de père de famille ! Oh ! vous direz ce que vous voudrez, Jacques, mais cela ne vous convient pas ; vous êtes au-dessus ou au-dessous de ce rôle ; quel que vous soyez, vous n’êtes pas fait pour vivre avec les hommes tels qu’ils sont.

Vous renoncerez donc à tout ce que vous avez été jusqu’ici et à tout ce que vous auriez été encore ! car votre vie est un grand abîme où sont tombés pêle-mêle tous les biens et tous les maux qu’il est permis à l’homme de ressentir. Vous avez vécu quinze ou vingt vies ordinaires dans une seule année ; vous deviez encore user et absorber bien des existences avant de savoir seulement si vous aviez commencé la vôtre. Est-ce que vous regarderiez encore ceci comme un état de transition, comme un lien qui doit finir et faire place à un autre ? Je ne suis pas plus que vous un adepte de la foi sociale, je suis née pour la détester, mais quels sont les êtres qui peuvent lutter contre elle, ou même vivre sans elle ? La femme que vous épousez est-elle donc comme vous ? est-elle une des cinq ou six créatures humaines qui naissent, dans tout un siècle, pour aimer la vérité, et pour mourir sans avoir pu la faire aimer des autres ? est-elle de ceux que nous appelions les sauvages dans les jours de notre triste gaieté ? Jacques, prends garde ; au nom du ciel, souviens-toi combien de fois nous avons cru l’un et l’autre trouver notre semblable, et combien de fois nous nous sommes retrouvés seuls vis-à-vis l’un de l’autre ! Adieu ; prends au moins le temps de réfléchir. Pense à ton passé ; pense à celui de
Sylvia.