Jacques (1853)/Chapitre 11

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Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 14-15).
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XI.

DE FERNANDE À CLÉMENCE.

Ma chère, ta lettre me fait horriblement mal. D’abord je n’y comprends rien ; qu’est-ce que tu entends par la dépravation ? Est-ce l’inconstance, est-ce le besoin de changer d’amour ? En ce cas, j’ai une peur affreuse. Voici la conversation que je viens d’avoir avec le gros capitaine Jean, dont je t’ai parlé ; tu jugeras ce qui se passe en moi. Nous avons fait ce matin une promenade dans le bois de Tilly ; nous étions cinq hommes et cinq femmes, tous en tilbury. Comme il fallait que dans chacune de ces petites voitures il se trouvât un homme avec une femme pour diriger le cheval ; comme ma mère n’a pas jugé convenable que je fisse deux lieues dans le tilbury de Jacques en présence de huit personnes (quoiqu’elle me laisse tous les jours quatre ou cinq heures seule avec lui dans notre jardin) ; comme M. Jacques ne voulait pas, je suis bien sûre, être le cavalier de ma mère, et que M. Borel s’est dévoué à sa place ; comme enfin je ne pouvais aller convenablement qu’avec un homme marié, et que le capitaine Jean est père de quatre grands enfants, on a décidé unanimement que je devais avoir ce joli page. Du moment que je n’étais pas avec Jacques, j’aimais autant celui-là qu’un autre ; il me semblait obligeant et bon homme. Mais c’est le butor le plus bavard et le plus niais que je connaisse à présent, et il m’a mis l’esprit dans une telle perplexité que je suis au désespoir d’avoir fait route avec lui.

Il est vrai que c’est bien ma faute. Quand je me suis trouvée tête à tête en conversation avec un homme qui connaît Jacques depuis vingt ans et qui ne demandait pas mieux que de causer, je n’ai pu y tenir, et je l’ai mis sur la voie. D’abord d’un ton moitié amical, moitié goguenard, il s’est hasardé à me parler de son caractère, et peu à peu, pressé par mes questions et encouragé par l’air de plaisanterie que j’affectais, il m’a raconté des aventures de sa vie. Je ne sais quelle impression cela m’a faite dans le moment ; à présent je suis en proie à une agitation affreuse ; il me semble que je dois conclure de cette conversation que Jacques est un enthousiaste et un inconstant, du moins le capitaine me l’a dit plus de vingt fois. « Vous devez être fière, me disait-il, d’avoir enchaîné le faucon ; il a joliment chassé de petites perdrix comme vous ! mais le voilà dompté et chaperonné sur le poing de sa châtelaine ; coupez-lui les ailes, si vous voulez qu’il y reste. — Qu’est-ce que cela veut dire ? lui ai-je demandé. Est-ce donc si difficile de garder le cœur de M. Jacques ? — Ah ! il y en a plus d’une qui s’est vantée d’en venir à bout, a-t-il repris. Mais elle comptait sans son hôte, la pauvrette ! Brrr…t ! quand on croyait avoir bien fermé la cage, l’oiseau était parti à travers les barreaux. Mais je vois que cela ne vous inquiète pas, et que vous faites votre affaire de le guérir de cette envie de changer. — Certainement, répondis-je en tâchant de cacher mon effroi sous un rire forcé. Mais vous, capitaine, qui êtes un modèle de fidélité, à ce que dit M. Borel, comment n’avez-vous pas morigéné un peu M. Jacques ? — Ah ! que diable voulez-vous ! répondit-il en prenant un air capable, un enthousiaste, un fou ! L’engouement pour les jupons est une vraie maladie chez lui. Autant il est froid et réservé avec les hommes, autant il est tendre et empressé auprès des belles ; et à qui est-ce que je le dis ? Vous le savez mieux que moi, mademoiselle Fernande ! » Et il se mit à rire d’un gros rire insupportable. « Il a donc fait bien des folies dans sa vie ? demandai-je. — Des folies, répondit-il, des folies dignes des Petites-Maisons ; et pour quelles pécores ! les plus altières carognes (je te répète son expression, parce que cela me paraît nécessaire pour te donner une idée juste de la manière dont il traite les amours de Jacques), les plus insolentes chipies que j’aie jamais rencontrées ; de ces femmes belles comme des anges et méchantes comme des démons, avides, ambitieuses, intrigantes, despotiques ; de ces femmes comme il y en tant, et auxquelles vous ressemblez si peu, mademoiselle Fernande ! — Comment M. Jacques a-t-il pu s’attacher à de pareilles femmes ? — Il était leur dupe, il les prenait pour de petits anges, et il voulait couper la gorge à tous ceux qui n’étaient pas de son avis. Ah ! si vous saviez ce que c’est que Jacques amoureux ! Mais qu’est-ce que je dis ? Qui le sait mieux que vous ? Il est vrai qu’à cause de vous il ne rencontre de contradictions nulle part. Quand il annonce son mariage, tout le monde lui dit qu’il épouse un petit ange ; et la première fois que j’en ai entendu parler, je me suis écrié : « Ah ! parbleu ! Jacques, il est bien temps que tu aimes une femme digne de toi ! » Il m’a serré la main, et en même temps il m’a regardé de travers ; car, s’il est content de vous entendre louer, il n’en est pas moins furieux quand on parle mal des diablesses qu’il a aimées. Savez-vous que j’ai failli me battre avec lui plus de dix fois parce que je voulais l’empêcher de se ruiner, de se retirer du service et de se marier avec la plus grande dévergondée de la terre ? J’aime Jacques comme mon enfant ; j’ai reçu de lui des services que je n’oublierai jamais ; mais si je me suis un peu acquitté envers lui, c’est en l’empêchant de faire cette belle équipée. — Comment l’en avez-vous empêché ? Contez-moi cela. — C’était la marquise Orseolo. Parbleu ! c’est une histoire connue dans tout Milan ! La plus belle femme de l’Italie, et de l’esprit comme un démon. Jacques ne se trompe pas, du moins sur ces choses-là, et il y a bien un peu de vanité dans tous ses choix. Il y en avait surtout dans ce temps-là. Toute l’armée d’Italie était, ma foi ! aux pieds de madame Orseolo, qui se donnait des airs de patriotisme, chose bien rare parmi les Italiennes, et qui affichait pour les pauvres Français le plus profond mépris. Cela tente mon fou de Jacques, et le voilà, avec sa mine pâle et ses grands yeux tristes, qui se promène autour de la belle, et la suit comme son ombre, jusqu’à ce qu’il ait enfin vaincu ce fier courage et soumis cette farouche vertu. Tout allait bien ; Jacques allait jeter le froc aux orties et emmener cette charmante conquête en France, non sans l’épouser, comme elle le désirait, et compléter la plus grande folie qu’il eût jamais faite, lorsque, par bonheur, j’acquis des preuves flagrantes de l’intimité un peu trop tendre qui existait entre la dame et son confesseur, et je me hâtai, comme vous pensez bien, de les fournir à Jacques, qui ne me dit pas seulement grand merci, mais qui du moins quitta Milan un quart d’heure après et disparut pendant six mois. Nous le retrouvâmes à Naples, aux pieds d’une chanteuse célèbre, qui ne le subjugua pas moins et qui le trompa de même. Pour celle-là, il a failli perdre la raison. Je n’en finirais pas si je vous racontais toutes les aventures de Jacques. C’est le garçon le plus romanesque, avec cette mine tranquille que vous lui voyez ; mais si bon avec toutes ses extravagances, si généreux, si brave ! Vous serez heureuse avec lui, mademoiselle Fernande. Si vous ne l’êtes pas, prenez-moi pour le plus méchant hâbleur de la terre, et venez me tirer les oreilles. »

Tu dois voir ce que c’est que Jacques maintenant ; dis-le-moi, ma chère Clémence ; car, pour moi, je le sais un peu moins qu’auparavant. Mais je suis triste à mourir. Ce Jacques, qui dit m’aimer tant, et qui a déjà usé son cœur pour des êtres si méprisables ; ces enthousiasmes aveugles auxquels il est sujet, et qui le poussent à sacrifier tout à l’objet de son fol amour, et à lui faire des serments éternels qu’il doit bientôt après rompre et détester !… Et s’il me traitait ainsi ! si la veille de mon mariage il se dégoûtait de moi ; le lendemain, ce serait encore pis !… Oh ! Clémence, Clémence, dans quel abîme suis-je près de tomber ! Dis-moi ce qu’il faut faire. Depuis quelques jours je vois Jacques à peine. Il est occupé de préparer tout pour ce mariage, et il va à Tours et à Amboise deux ou trois fois par semaine. D’ailleurs, l’effroi qu’il m’inspire commence à devenir si grand que je crains d’avoir une explication avec lui et de me laisser rassurer. Cela lui est si facile, et j’ai tant besoin de croire en lui ! Je me sens si malheureuse quand je doute !