Jacques (1853)/Chapitre 39

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Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 45-47).
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XXXIX.

D’OCTAVE À M. ***.


De la vallée de Saint-Léon.

Tu m’as souvent dit que j’étais fou, mon cher Herbert, et je commence à le croire. Ce qu’il y a de certain, c’est que je suis fort content de l’être, car sans cela je serais fort malheureux.

Si tu veux savoir où je suis et de quoi je suis occupé, j’aurai quelque embarras à te répondre. Je suis dans un pays où je n’ai jamais mis le pied, que je ne connais pas, où je n’ose marcher que sous un déguisement. Quant à mes occupations, elles consistent à errer autour d’un vieux château, à jouer du hautbois au clair de la lune, et à recevoir de temps en temps un coup de cravache sur les doigts.

Tu as dû être peu surpris de mon brusque départ, quand tu auras su que Sylvia avait quitté Genève un mois auparavant. Tu auras supposé que j’étais allé la rejoindre, et tu ne te seras pas trompé. Mais ce que tu ne supposes certainement pas, c’est que, sans invitation et même sans permission, je me sois mis à courir sur ses traces. Elle a quitté son ermitage du Léman avec la bizarrerie qu’elle met dans toutes ses résolutions, et par suite d’une de ces idées spontanées qui lui viennent au moment où l’on se croit le plus tranquille et le plus heureux des hommes à ses pieds. Étrange créature, trop passionnée ou trop froide pour l’amour, je ne sais, mais, à coup sûr, trop belle et trop supérieure à son sexe pour passer devant les yeux d’un homme sans le rendre un peu fou. Je savais que M. Jacques était marié, et je pensais bien qu’elle était allée s’installer auprès de lui ; car, depuis plusieurs mois, elle m’annonçait ce projet chaque fois qu’elle était de mauvaise humeur et qu’elle voulait me désespérer. Mais je ne savais pas si M. Jacques était maintenant en Touraine ou en Dauphiné ; car dans l’orgueilleux billet que Sylvia avait laissé pour moi à l’ermitage, elle n’avait pas daigné me dire où elle portait ses pas ; c’est donc absolument au hasard que je suis venu ici. Je me suis installé dans la cabane d’un vieux garde-chasse avare et sournois, que j’ai choisi pour hôte sur sa mauvaise mine, et qui pour de l’argent m’aiderait à assassiner tous les hommes et à enlever toutes les femmes du pays. C’est donc au milieu des bois que peuvent me chercher tes conjectures, dans la plus romantique vallée du monde, protégé par un déguisement de chasseur braconnier plutôt que vêtu en honnête homme, braconnant en effet sous la protection de mon hôte, et préparant avec lui, tous les soirs, le souper que nous avons conquis les armes à la main ; dormant sur un grabat, lisant quelques chapitres de roman à l’ombre des grands chênes de la forêt, hasardant des excursions sentimentales et mystérieuses autour de la demeure de mon inhumaine, ni plus ni moins que le comte Almaviva, et t’écrivant sur un genou, à la lueur d’une torche de résine. Ce qu’il y a de plus ridicule dans tout cela, c’est que je le fais sérieusement, et que je suis vraiment triste et amoureux comme un ramier. Cette Sylvia fait le désespoir de ma vie, et je donnerais un de mes bras pour ne l’avoir jamais rencontrée. Tu la connais assez pour concevoir ce qu’un homme aussi peu charlatan que moi doit avoir à souffrir de ses caprices romanesques et du dédain superbe qu’elle a pour tout ce qui sort du monde idéal où elle s’enferme. Il y a bien un peu de ma faute dans mon malheur. Je l’ai trompée, ou plutôt je me suis trompé moi-même en lui faisant croire que j’étais un transfuge de ce monde-là, et que je me sentais capable d’y retourner. Oui, je l’ai cru en effet, et, dans les premiers jours, j’ai été tout à fait l’homme qu’elle devait ou qu’elle pouvait aimer. Mais peu à peu l’indolence et la légèreté de mon caractère ont repris le dessus. La raison m’a fait de nouveau entendre sa voix, et Sylvia m’a semblé ce qu’elle est en effet, enthousiaste, exagérée, un peu folle.

Mais cette découverte ne suffisait pas pour m’empêcher de l’aimer à la passion. L’exagération, qui rend les filles de province si ridicules, rendait Sylvia si belle, si frappante, si inspirée, que c’est là peut-être son plus grand charme et sa plus puissante séduction. Mais elle l’a reçu de Dieu pour son malheur et pour celui de ses amants, car elle peut se faire admirer, et ne peut persuader. Orgueilleuse jusqu’à la folie, elle veut agir comme si nous étions encore au temps de l’âge d’or, et prétend que tous ceux qui osent la soupçonner sont des lâches et des pervers. Du moment que j’ai vu avec inquiétude la singularité de sa conduite, et que j’ai pris de la jalousie à cause de la liberté de ses démarches, j’ai donc été perdu dans son esprit ; et précipité de cette région céleste où elle m’avait fait asseoir avec elle, je suis tombé dans le monde fangeux des humains, où cette belle sylphide n’a jamais daigné poser son pied d’ivoire. De ce moment, notre amour a été une suite de ruptures et de raccommodements. Je me souviens que tu m’as dit, un jour que je te racontais tristement une de ces querelles après la réconciliation : « De quoi te plains-tu ? » Ah ! mon ami, tu peux connaître les femmes ; mais tu ne connais pas Sylvia. Avec elle, le moindre tort est de la plus terrible importance, et chaque nouvelle faute creuse une tombe où s’ensevelit une partie de son amour. Elle pardonne, il est vrai ; mais ce pardon est pire que sa colère. La colère est violente et pleine d’émotion ; le pardon de Sylvia est froid et inexorable comme la mort. En proie à mille soupçons, tourmenté, incertain, tantôt craignant d’être dupe de la plus insigne coquette, tantôt craignant d’avoir outragé la plus pure des femmes, j’ai vécu malheureux auprès d’elle, mais je n’ai jamais eu la force de m’en détacher. Vingt fois elle m’a chassé, et vingt fois j’ai été lui demander ma grâce après avoir vainement essayé de vivre sans elle. Dans les premiers jours de mon bannissement, j’espérais m’applaudir d’avoir recouvré ma liberté et mon repos. Je me laissais aller délicieusement au bien-être de l’indifférence et de l’oubli. Mais bientôt l’ennui me faisait regretter les agitations et les nobles souffrances de la passion. Je jetais mes regards autour de moi pour chercher un autre amour ; mais l’indolence de mon esprit et l’activité de mon caractère m’éloignaient également des autres femmes. Mon caractère me portait à leur préférer la chasse, la pêche, tous ces plaisirs énergiques de la campagne que Sylvia partageait avec moi. Mon esprit s’effrayait de recommencer un apprentissage et de tenter une nouvelle conquête. Et puis quelle femme peut être comparée à Sylvia pour la beauté, l’intelligence, la sensibilité et la noblesse du cœur ? Oui, quand je l’ai perdue, je lui rends justice, je m’étonne et m’indigne d’avoir pu soupçonner une femme si grande, et dont la conduite hautaine me prouve à quel point elle était incapable de descendre au mensonge. Mais quand je la retrouve, je souffre de son caractère raide et inflexible, de son humeur violente, de son mysticisme intolérant et de ses exigences bizarres. Elle ne se plie à aucune de mes imperfections ; elle ne pardonne à aucun de mes défauts ; elle tire argument de tout pour me démontrer à quel point son âme est supérieure à la mienne, et rien n’est plus funeste à l’amour que cet examen mutuel de deux cœurs jaloux et orgueilleux de se surpasser. Le mien se lassait bien vite de cette lutte ; j’aurais mieux aimé un amour moins difficile et moins sublime. Sylvia m’accablait de son dédain, et quelquefois me prouvait la pauvreté de mon cœur avec tant de chaleur et d’éloquence, que je me persuadais n’être pas né pour l’amour et que je n’oserais me persuader encore que je suis digne de le connaître. Mais, s’il en est ainsi, pourquoi suis-je né, et à quoi Dieu me destine-t-il en ce monde ? Je ne vois pas vers quoi ma vocation m’attire. Je n’ai aucune passion violente, je ne suis ni joueur, ni libertin, ni poëte ; j’aime les arts, et je m’y entends assez pour y trouver un délassement et une distraction ; mais je n’en saurais faire une occupation prédominante. Le monde m’ennuie en peu de temps ; je sens le besoin d’y avoir un but, et nul autre but ne m’y semble désirable que d’aimer et d’être aimé. Peut-être serais-je plus heureux et plus sage si j’avais une profession ; mais ma modeste fortune, qu’aucun désordre n’a oisive et facile à laquelle je me suis habitué. M’astreindre aujourd’hui à un travail quelconque me serait odieux. J’aime la vie des champs, mais non pas sans une compagne qui me fasse goûter les plaisirs de l’esprit et du cœur, au sein de cette vie matérielle où l’effroi de la solitude me gagnerait bientôt. Peut-être suis-je propre au mariage ; j’aime les enfants, je suis doux et rangé, je crois que je ferais un très-honnête bourgeois dans quelque ville du second ordre de notre paisible Helvétie. Je pourrais me faire estimer comme cultivateur et père de famille ; mais je voudrais que ma femme fût un peu plus lettrée que celles qui tricotent un bas bleu du matin au soir. Et moi-même je craindrais de m’abrutir en lisant mon journal et en fumant au milieu de mes dignes concitoyens et des pots de bière ; presque aussi simples et inoffensifs les uns que les autres.

Enfin, il me faudrait trouver une femme inférieure à Sylvia, et supérieure à toutes celles que je pourrais obtenir, à ma connaissance. Mais, avant tout, il faudrait guérir de l’amour que j’ai pour Sylvia, et c’est une maladie dont mon âme est encore loin d’être délivrée.

Ne sachant que faire, je suis venu ici essayer encore mon destin. D’abord j’avais l’intention de me jeter à ses pieds, comme à l’ordinaire, et puis le caprice m’a pris de l’épier un peu, de consulter l’opinion de ce qui l’entoure, de la connaître, et de la voir enfin sans qu’elle s’en doutât, afin de m’ôter de l’esprit, une fois pour toutes, les soupçons qui m’ont tourmenté si souvent, et qui me tourmenteront peut-être encore ; car Sylvia a un talent extraordinaire pour les faire naître, un mépris profond pour les explications les plus faciles, et moi une pauvre tête qui se crée promptement des tourments cruels. Je n’ai pu obtenir aucune des lumières que je cherchais, car mon impératrice Sylvia n’est ici que depuis trois semaines, et on n’avait jamais entendu parler d’elle dans le pays. Si elle savait que ces idées m’ont passé par la tête, elle ne me pardonnerait jamais ; mais elle le saura d’autant moins que le cours de mes observations est à peu près terminé. Hier, elle m’a reconnu sous mon déguisement et m’a accueilli d’une manière fort impertinente. Je serai donc obligé de me montrer. Jacques me connaît et me découvrirait bientôt. Ils riraient peut-être ensemble à mes dépens, si je ne prenais le parti d’aller en rire moi-même avec eux.

Ce Jacques est certes un galant homme, dont le caractère froid et l’extérieur réservé ne m’ont jamais permis beaucoup de familiarité, et contre lequel jusqu’ici je me suis senti d’ailleurs des mouvements de jalousie épouvantables. À présent, j’ai des raisons pour savoir que j’ai été injuste et grossier dans mes soupçons. Mais je lui en veux un peu d’avoir été de moitié dans la fierté superbe avec laquelle Sylvia a refusé longtemps de me rassurer en m’expliquant leur parenté et leurs relations. Je lui en veux aussi d’être pour Sylvia le type de tout ce qu’il y a de plus grand et de plus beau dans le monde, la seule âme digne de voler sur la même ligne que la sienne dans les champs de l’empyrée, en un mot l’objet d’un amour platonique et d’un culte romanesque dont je ne suis plus jaloux, mais qui me cause assez de mortification. Je n’en serai pas moins l’ami et le serviteur de M. Jacques en toute occasion ; mais si, avant de lui donner une poignée de main, je pouvais le taquiner un peu et me venger de Sylvia en me montrant épris d’une autre, cela me divertirait.

Pour t’expliquer cette nouvelle folie, il faut que tu saches que M. Jacques a le plus joli joyau de petite femme couleur de rose qu’on puisse imaginer. Moins belle que Sylvia, elle est certainement plus gentille, et, à coup sûr, son âme romanesque à sa manière est moins altière et moins cruelle. J’en ai pour gage un bracelet qui m’a été jeté par une fenêtre avec de très-douces paroles, un soir que je croyais adresser à ma tigresse les accents passionnés de mon hautbois. Je suis loin d’être assez fat pour en tirer grande vanité, car je ne sache pas qu’elle ait encore pu voir ma figure, et ce soir-là elle n’avait pas même entrevu mon spectre ; c’est donc au son du hautbois, à l’enivrement d’un soir de printemps et à quelque rêve de pensionnaire en vacances qu’elle aura accordé ce gage de protection. Je suis un trop honnête homme et un héros de roman trop maladroit pour abuser sérieusement de cette petite coquetterie ; mais il m’est bien permis de faire durer encore le roman pendant quelques jours. J’ai débuté par un baiser, qui peut-être a laissé quelque émotion dans le cœur de la blonde Fernande, quand elle a su qu’elle avait été embrassée avec Sylvia, dans l’obscurité, par un autre que son mari. Ne me trouves-tu pas devenu bien scélérat par dépit, moi qui le suis si peu par nature ? Ce soir-là, vraiment, j’étais tout occupé de Sylvia ; j’étais entré par une des portes de glace du salon qui donne sur les bosquets du jardin, avec l’intention d’aller ouvertement demander pardon à Sylvia des torts que j’ai et de ceux que je n’ai pas. Elles jouaient du piano ; il faisait sombre ; elles ne s’aperçurent pas de la présence d’un tiers. Je m’assis sur le sofa. Une d’elles vint s’asseoir auprès de moi sans me voir. J’allais la saisir dans mes bras, quand je reconnus au piano la voix de Sylvia. J’écoutai une petite conversation sentimentale qu’elles eurent ensemble, et, au moment où elles me découvrirent, j’embrassai Sylvia, et j’allais parler, lorsque Fernande, me prenant pour son mari et m’entendant embrasser sa compagne, approcha son visage du mien, avec une petite manière d’enfant jaloux à laquelle je t’aurais bien défié de résister. Je ne sais comment, dans l’obscurité, mes lèvres rencontrèrent les siennes. Ma foi ! je fus si troublé de cette aventure que je m’enfuis sans leur faire savoir que je n’étais pas Jacques. Depuis ce temps, je sais par mon vieux hôte, qui est l’oncle de Rosette, soubrette de ces dames, que la belle Fernande a des terreurs paniques, et n’entend pas remuer une feuille dans le parc ou trotter une souris dans le château, sans se trouver mal. Rien n’est plus propre à l’audace d’un lutin que les frayeurs et les évanouissements de sa châtelaine ; heureusement pour Fernande, je ne suis ni audacieux ni amoureux à ce point.

Mais ces aventures m’amusent et m’occupent ; j’ai vingt-quatre ans, cela m’est bien permis. Le beau temps, le clair de lune, cette vallée sauvage et pittoresque, ces grands bois pleins d’ombre et de mystère ; ce château à mine vénérable, qui est assis gravement sur le doux penchant d’une colline ; ces chasseurs qui arpentent la vallée et la font retentir des hurlements des chiens et des sons du cor ; ces deux chasseresses, plus belles que toutes les nymphes de Diane, l’une brune, grande, fière et audacieuse, l’autre blanche, timide et sentimentale, montées toutes deux sur des chevaux superbes et galopant sans bruit sur la mousse des bois : tout cela ressemble à un rêve, et je voudrais ne pas m’éveiller.