Jacques (1853)/Chapitre 41

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Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 49-50).
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XLI.

D’OCTAVE À HERBERT.

Mon ami, je me suis hâté de remettre les choses sur le pied où elles doivent être ; car mes affaires commençaient à s’embrouiller. Fernande prenait mes plaisanteries au sérieux, et il était temps de la désabuser ; autrement je courais le risque ou d’être découvert et recommandé par elle à son mari, ou d’être forcé de lui faire la cour tout de bon. Je ne voulais ni l’un ni l’autre. Peut-être, avec ce caractère de femme craintif, nerveux, et toujours dans le paroxysme d’une émotion quelconque, m’eût-il été facile, aidé par le romanesque des circonstances, de tourner les choses à mon profit et de faire beaucoup de progrès en peu de temps. Les femmes comme Sylvia se donnent par amour ; mais, ou je me trompe bien, ou celles qui ressemblent à Fernande se laissent prendre sans savoir pourquoi, sauf à en être au désespoir le lendemain. Je ne pense pas ; que Lovelace, à ma place, eût agi aussi vertueusement que moi ; mais je n’ai pas l’honneur d’être M. Lovelace, et j’agis selon ma manière, qui n’a rien de scélérat. Surprendre les sens d’une jeune femme pour laquelle je n’ai point d’amour, et la livrer à la honte et à la colère, en m’adressant le lendemain sous ses yeux à une autre, ce ne serait pas seulement le fait d’un lâche, mais celui d’un sot. Car, assurément, après avoir possédé ces deux femmes, je serais chassé et détesté de toutes deux ; et je ne crois pas que le souvenir d’avoir pressé Fernande une heure dans mes bras valût le bonheur de m’asseoir pendant un an seulement à côté de Sylvia.

J’ai donc coupé court à cette intrigue, qui prenait une tournure trop folle ; mais trop fou moi-même pour me résoudre à détruire tout à fait mon roman en un jour, j’ai pris Fernande pour confidente et pour protectrice. Je lui ai écrit un billet bien sentimental, où, avec un peu de flatterie, un peu d’exagération et un peu de mensonge, je l’ai engagée à m’accorder une entrevue pour traiter de la grande affaire de ma réconciliation avec Sylvia. J’ai arrangé mon plan de manière à faire durer le plus longtemps possible le mystérieux mais innocent commerce que j’ai établi avec mon bel avocat. J’aurai donc pour quelques jours encore le clair de lune, les appels du hautbois, les promenades sur la mousse, les robes blanches à travers les arbres, les billets sous la pierre du grand ormeau, en un mot ce qu’il y a de plus charmant dans une passion, les accessoires. Je suis bien enfant, n’est-ce pas ? Eh bien, oui ! et je n’en ai pas honte. Il y a si longtemps que je suis triste et ennuyé !