Jacques (1853)/Chapitre 70

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Jacques (1853)
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LXX.

DE SYLVIA À JACQUES.

Il faut que tu viennes me trouver ; ta fille tombe dans un état de marasme qui fait des progrès effrayants ; amène quelque médecin plus habile que ceux que nous avons ici. Si Fernande est réellement aussi malade et aussi triste que tu le dis, cache-lui l’état de sa fille ; et pourtant comment lui annoncerons-nous plus tard la vérité, si mes craintes se justifient ? Fais ce que tu jugeras le plus prudent. La laisseras-tu ainsi sans toi chez ces Borel ? La soigneront-ils bien ? Il est vrai que sa mère va arriver au Tilly, à ce qu’elle me mande, et qu’elle ira chez elle si elle veut ; mais d’après tout ce que tu m’as dit de sa mère, c’est une mauvaise amie et un triste appui pour Fernande. Ah ! pourquoi nous sommes-nous quittés ? cela nous a porté malheur.

Octave est parti pour Genève ; il a accompli aussi son sacrifice ; que peut-on lui demander de plus ? J’ai vainement essayé d’adoucir son chagrin par mon amitié ; je me suis convaincue plus que jamais que son âme n’est point grande, et que les petitesses de la vanité ou de l’égoïsme, je ne sais lequel des deux, en ferment l’entrée aux idées élevées et aux nobles sentiments. Croirais-tu qu’il a longtemps hésité à savoir si j’avais l’intention de découvrir ses secrets pour en abuser, ou si j’étais sincère dans mon désir de le réconcilier avec lui-même ? Croirais-tu qu’il a eu l’idée ridicule que je lui faisais des coquetteries pour le ramener à mes pieds ? Il me suppose ce vil et sot amour-propre ; il me croit occupée à ces calculs petits et méprisables, quand mon cœur est brisé de la douleur de Fernande et de la sienne, quand je donnerais mon sang pour les guérir en les divisant, ou pour les envoyer vivre heureux dans quelque monde où tu n’aurais jamais mis le pied, et où leur bonheur ne toucherait point à ton existence. Pauvre Octave ! son plus grand malheur est de comprendre par l’intelligence ce que c’est que la grandeur, mais d’avoir le cœur trop froid ou le caractère trop faible pour y atteindre. Il croit que Fernande est son égale, et il se trompe : Fernande est très-au-dessus de lui, et Dieu fasse qu’elle puisse l’oublier, car l’amour d’Octave ne la rendrait peut-être que plus malheureuse. Enfin il est parti en me jurant qu’il allait en Suisse. Attendons le destin, et, quel qu’il soit, dévouons-nous à ceux qui n’ont pas la force de se dévouer.