Jacques d’Artevelde (Verhaeren)
JACQUES D’ARTEVELDE
Soleil de Flandre, en avez-vous gardé mémoire ?
Sa ville était dorée aux rayons de sa gloire
Parla sans se courber, en Roi, devant un Roi ;
Son verbe était si prompt à défendre son droit
Étaient son front, ses bras, ses mains, étaient sa force.
Il rangeait en faisceaux leurs volontés retorses,
Tous les éclairs et tous les feux de la fureur,
Passaient si bien du cœur des autres en son cœur
Rien au monde jamais ne put vaincre sa tête :
Quand il sentit tomber le soir de sa défaite,
Leurs colères, leurs cris, leurs triomphes, leurs houles
Ne battaient point de leurs flots arrogants
Sa tranquille maison sise en un coin de Gand,
Il aimait les colloques,
Et nul ne parlait mieux.
Il brassait l’hydromel, couleur de flamme et d’ambre ;
Et lorsqu’il dévoilait quelque profond dessein
Devant son fils ardent et ses calmes voisins,
Et la misère et la ruine de l’effort vain.
Flandre, ne cinglaient plus vers tes villes lointaines
Qui regardaient la mer ;
Et tes beaux draps, faits avec l’or des toisons blondes,
Ne se dispersaient plus, par les marchés du monde,
Tisserands et foulons hurlaient, parmi tes rues ;
Ils exigeaient du pain.
Tes grands métiers chômaient ; leur vie était à vendre,
Le jour élu
Où Jacques d’Artevelde imposa ton salut !
Un mensonge sauveur illumina sa tête :
Dans le dédale obscur et compliqué des droits
Une raison surgit de te donner pour roi
Et nouveau souverain et protecteur utile
Avec une fureur trépidante et farouche,
Sans mesure, terriblement, durant des jours,
La foule entière, avec ses bras, ses mains, ses bouches.
Darda vers son sauveur un formidable amour.
Ô quels reflux soudains en ces cerveaux fébriles !
Des flammes de bonheur incendiaient les villes ;
L’allégresse montait comme un embrasement ;
Toutes les tours sonnaient vers les campagnes proches,
Roi sans titre, mais roi quand même.
Gloire, tu fus son sacre et son baptême ;
Sa volonté nouait ou dénouait la loi.
Toutes les âmes
À son âme cueillaient leur flamme.
Il était simple, il était juste, il était craint,
Tu fus celui qui le premier au cours des temps
Contre les vieux pouvoirs vagues et envoûtants
Opposa nettement ta raison avisée ;
Il te refit l’audace, il te refit la foi ;
Tu pus, avec ferveur, disposer de toi-même
Et peut-être sentir quelle force suprême
Pour s’éveiller dans le futur, dormait en toi.
Il connaissait l’orgueil de tes cités rivales
Et les sourdes fureurs de tes métiers entre eux,
Mais il aimait sentir un pouvoir dangereux
Longtemps il les maintint captifs sous son génie ;
Les fronts ne sentaient pas régner sa tyrannie
Ni les torses peser sur eux ses poings vainqueurs.
Sa force souple avait la peur d’être hautaine.
Pourtant, un jour, là-bas, au loin, devant Tournay,
Qu’il s’acharna, comme ébloui et fasciné,
À vainement fixer la victoire incertaine
Et qu’il revint, sans gloire acquise et butin pris,
Qu’il n’étouffa jamais au tréfond des esprits,
Grandit dans les cités qui se disaient serviles.
Termonde, Alost, Courtrai, Grammont, toutes les villes
Secouèrent soudain l’autorité de Gand.
Comme jadis, au temps de la Grèce superbe,
Ce fut, sous un grand vent de vouloirs arrogants,
Contre la fleur de choix, la révolte des herbes.
Et la Flandre ploya, saigna, traîna son deuil,
Gand lui-même se dépeçait,
À coups d’ongles, dans l’ombre.
Ses deux métiers, tisserands et foulons,
Sentant sur eux souffler les aquilons
De leurs rages, de jour en jour, accrues,
Se provoquaient, le long des rues,
Et s’attaquaient autour des ponts, au pied des tours.
La nuit retentissait du choc de leurs querelles
Et quand l’aube glissait à travers les ruelles,
La victoire resta aux mains des tisserands ;
Les foulons lourds virent la mort coucher leurs rangs ;
L’arbre de leur orgueil tomba dans la poussière ;
Ils étaient les rameaux, Artevelde le tronc.
Ô quel écroulement jetant à bas sa cause,
Et quel brusque danger environnant son front,
Quand seul, la nuit, l’oreille à sa fenêtre close,
Les poings serrés, il s’acharnait à écouter
Rugir vers lui, du fond rageur de sa cité,
Et comme en feu, de loin en loin, sous le couchant.
Jaillis des cours, des ruelles, des quais, des bouges,
Cœurs tragiques, fiévreux et haletants dans l’ombre,
Là-haut, sans qu’on les vît, battaient les tocsins sombres.
Des mégères passaient aux bras de leurs soudards.
La foule ivre avait saisi les étendards.
Des tisserands parlaient au peuple, sous les porches.
Leurs gestes grandissaient dans la lueur des torches.
La ville était comme un brassin géant qui bout
Et qui répand les vengeances et les colères
Et ce torride amas de rages populaires
De ces âmes, par sa présence, exaspérées.
Son verbe était sans crainte et clair comme autrefois ;
Chaviraient au remous de ses phrases tordues ;
Son œil cherchait à voir au fond des autres yeux
La suprême lueur des souvenirs de feu ;
Ses paroles douaient d’orgueil et de mémoire,
Ce peuple au cœur trop haut pour abolir sa gloire,
Et lentement, il l’eût vaincu et reconquis
Si tout à coup, un savetier, Thomas Denis,
Voyant se diviser les foules incertaines
Et redoutant qu’Artevelde ne les domptât,
Ne l’eût frappé, d’un large et soudain coutelas,
Soleil de Flandre, en avez-vous gardé mémoire ?
Les hommes d’aujourd’hui ont rebâti sa gloire