Jacques le bûcheron

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Or, ceci se passait dans la dernière guerre.


Les Prussiens avaient franchi notre frontière,
Et, comme un noir essaim de voraces corbeaux
S’abat sur un cadavre et le met en lambeaux,
Eux, les chacals hurleurs, déchiquetaient la France.
Sedan avait brisé les cœurs ; toute espérance
De vaincre allait de plus en plus diminuant :
Paris seul les faisait tressaillir, en songeant
Que bientôt ils verraient la ville frémissante
Apparaître, à travers une lueur sanglante.


Le soir tombait. — Assis, sombre et silencieux,
Jacques, le bûcheron, l’homme au vaillant courage,

Cachait de ses deux mains son mâle et fier visage,
Et des larmes coulaient entre ses doigts calleux.
Car il avait vraiment le désespoir dans l’âme !
C’est que depuis huit jours, huit jours entiers, sa femme
Râlait, et qu’elle était sa seule affection,
Et que la mort allait entrer dans la maison.
En effet, on voyait dans un coin de la salle,
Aux reflets inégaux d’une lumière pâle,
Un lit, et, sur ce lit, un corps humain couché.
Jacques s’en approcha doucement, et, penché,
Ecouta si ce corps, brisé par l’agonie,
Laissait encor passer quelque souffle de vie.
Elle dormait. — Alors, près du lit de repos,
Entrecoupant sa voix de douloureux sanglots,
Il joignit les deux mains, invoqua Dieu le père,
Et lui fit une courte et fervente prière ; —
Puis il songea.


Malheur sur malheur ! Deuil sur deuil !
La France agonisait, et déjà son cercueil
S’entr’ouvrait, sous le rude effort des coups de crosse,
Et la Prusse attendait pour lui creuser sa fosse.
L’invasion marchait lentement,… sûrement !

Le danger grandissait de moment en moment,
Comme le vent d’été grandit avant l’orage. —
Le bourg entier, la veille, avait plié bagage,
Et tous, femmes, enfants, vieillards, étaient partis,
Les plus grands désignant la route aux plus petits.

 
Lui seul était resté pour garder la malade !


Il avait bien pensé faire une barricade,
Rassembler les amis dispersés dans les bois
Et tenter la défense une suprême fois…
Mais il comprit fort bien que c’eût été folie
D’aller, sur un obscur enjeu, risquer sa vie,
Sans profit pour les siens, et sans utilité
Pour ceux dans l’intérêt desquels on a lutté. —


Puis, mourir franchement, en plein champ de bataille
Sous un drapeau chéri, troué par la mitraille,
Dont chacun voit les plis flotter au gré du vent,
Quand la poudre vous grise et vous pousse en avant,
Certes, cela vaut mieux ! — Car, du moins, c’est la guerre,
C’est la guerre en plein jour, sans ombre, sans mystère,

Sans noire trahison ; s’il vous faut expirer,
La mort paraît moins dure à qui peut espérer !


Mais tuer pour tuer, lutter un contre mille,
Dépenser au combat un courage inutile,
Sans qu’on vous sache gré de votre obscur trépas,
Malgré tout son grand cœur, il ne le pouvait pas !
Puis il lui répugnait d’attendre en embuscade.
Il était donc resté pour garder la malade.


Or, tandis qu’il pensait à ces choses, soudain
Il entendit dehors comme un écho lointain
De pas d’hommes, de bruit d’acier, une voix basse
Et brève qui lançait des ordres dans l’espace,
Et des pas de chevaux sonnant sur le pavé.
Jacque horriblement pâle alors s’était levé :
Il écoutait, l’oeil fixe, et l’oreille tendue
Vers ce bruit peu à peu grandissant de la rue.


Terre et cieux ! C’étaient eux, les bandits Allemands,
Les maudits, les buveurs de sang aux hurlements
Funèbres, la vermine envahissant la France,
Qui, sur tout son parcours, bavait son insolence :

Ils étaient là, tout près! — Lui, debout, chancelant,
Essuyait la sueur de son front ruisselant,
Et sa main, près de lui contractée et crispée,
Cherchait à sa ceinture un poignard, une épée,
Une arme enfin. —
Les pas cessèrent brusquement :
Et la malade, en rêve, eut un gémissement.
Il bondit vers la porte et l'ouvrit sans mot dire :
Et son visage avait la pâleur de la cire,
Plus blanche encor, dessous ses longs et noirs cheveux,
Et son corps s'agitait de mouvements nerveux.
La troupe devant lui croisa la baïonnette.
Il recula d'un pas, et, détournant la tête,
L'oeil calme, le front haut, le maintien imposant,
Leur montra de la main le corps agonisant.


C'étaient dix Allemands à la haute stature,
Commandés par un chef, dont l'expression dure
Avait le fauve aspect de la férocité.
Il lançait un regard froidement hébété ;
Et, frisant fièrement les crocs de sa moustache,
Il cherchait à couvrir son cœur poltron et lâche
D'un faux air de bravoure et d'ostentation,

Comme l’âne paré de la peau du lion.


Son regard embrassa d’un seul coup la chaumière,
Mais il dit : « Allons ! vieux, la ruse est trop grossière
« De faire le malade. Il faut nous loger tous ;
« Car nous voulons coucher ici, m’entendez-vous ?
« Place ! »
Puis il gravit les deux marches de pierre. —
Mais Jacques n’avait pas bougé. Son âme fière
S’indignait, en pensant que devant ces vainqueurs
Hélas ! il fallait voir s’abaisser tous les cœurs !
Il eut un mouvement de colère et de rage,
Et la honte un instant empourpra son visage,
Tandis qu’un flot de sang lui montait au gosier.
Pourtant il se contint, et :
« Monsieur l’officier, »
Dit-il d’une voix basse et presque suppliante,
« Ce que vous voyez là, c’est ma femme mourante !
« Il est dur d’arriver à son dernier moment…
« Vous la laisserez bien mourir tranquillement !
« Il est tant de maisons vides dans le village…
« Oh ! n’est-ce pas que vous n’aurez pas ce courage,
« Et que vous chercherez un autre logement ! »

L'officier l'écoutait, ricanant bêtement ;
Et, quand l'autre eut fini, le ton plein de menaces :
« Crois-tu donc m'émouvoir à force de grimaces,
« Bonhomme ! Laisse-moi passer ! »
Puis il entra,
Arriva près du lit de la malade, et, là,
Lui saisissant le bras d'une étreinte brutale,
Lui cria : « Hors d'ici, la vieille ! » —
Dans la salle
Il se fie un silence, et l'on vit tout à coup
Se dresser la mourante. Elle allongea le cou
Avec l'expression d'une terreur croissante,
Essuya son front mat de sa main frémissante,
Et regarda, les yeux agrandis par la peur.
Ensuite elle porta les deux mains à son cœur,
Et, labourant son sein et sa poitrine nue
Cria :
« Les Prussiens !… Oh !… la France vaincue ! »
Alors, tordant ses bras crispés fiévreusement,
Elle rendit son âme en un sourd râlement.


Jacques était demeuré pendant son agonie
Comme cloué d'horreur devant cette infamie.

Mais quand il vit ce corps qu’il avait tant chéri,
Sans mouvement, sans force étendu devant lui ;
Quand il vit cet oeil fixe et terne, ce visage
Dont la souffrance avait rendu l’aspect sauvage ;
Quand il vit devant lui ce corps inanimé,
Tout son ressentiment qu’il avait comprimé
Éclata. Tout à coup il hurla : « Misérable ! »
Et bondit sur le chef d’un élan formidable. —
Mais son choc se brisa, car il avait compté
Sans les soldats : soudain il se vit garrotté,
Et sentit le canon d’un fusil sur sa tempe.


C’était un homme brave, en somme, à forte trempe ;
Pourtant, en entendant cette heure-là sonner,
Il ne put empêcher son coeur de frissonner :
Car il lui semblait dur de mourir sans vengeance.
Il se recommanda donc à la Providence. —
Ce jour-là, l’officier était de bonne humeur.
Il lui vint un sourire aimable et protecteur ;
Il dit :
« Mettez cet homme en liberté, sur l’heure ! »
Et, sondant chaque coin de la pauvre demeure,
Finit par prendre à l’âtre un gros tison fumant

Et dit :
« Je me ferais un scrupule vraiment
« D'aller ôter la vie à ce vieux maniaque :
Je me contenterai de brûler sa baraque. »


Le bûcheron avait bondi dehors quand les soldats
Avaient coupé les nœuds qui lui liaient les bras.
Il avait vu le chef préparer l'incendie :
La rage l'aveuglait. — Ce n'était pas la vie
Qu'il voulait, mais c'était la vengeance, c'était
La mort de ce chef dont la grâce l'insultait !


Il ébaucha soudain un lugubre sourire
Et disparut. Bientôt il revint. Sans mot dire
Il se plaça tout près de la porte, écoutant,
Attentif, anxieux, le souffle haletant,
Puis attendit, caché derrière un tas de pierre.


La rue était déserte, et tous les gens de guerre,
Sauf les soldats placés de garde, et qui veillaient
Aux environs du bourg, fatigués, sommeillaient.
Il serrait dans sa main quelque chose d'énorme
Qui, dans l'obscurité, n'avait pas une forme

Bien nette, mais qu'au jour on eût bien reconnu :
Car c'était sa cognée, et s'il était venu
Près de là se poster avec son arme prête,
C'est que de noirs projets bouillonnaient dans sa tête.


Au bout de peu d'instants il sentit une odeur
De fumée, et le feu vint à l'extérieur,
Mordant le toit bâti de bois sec et de paille,
Et de ses jets de sang dévorant la muraille.


Il entendit un bruit de pas dans la maison ; —
Alors il recouvra son sang-froid, sa raison,
Refoula les élans de son âme indignée,
Et, plus calme, serra de plus près sa cognée.
D'un seul bond il était dessus son ennemi
Qui, surpris, recula.
L'officier ! C'était lui !
Le premier en grade, et le premier à la fuite.
Il tomba.
Le second qui venait à la suite
Tomba le crâne ouvert.
Le troisième tomba.
Le bûcheron était terrible : il était là

Debout, rouge aux reflets rouges de l'incendie,
La manche retroussée, et de sa main hardie
Soulevant sa cognée. — Une dernière fois
Il abattit sur un quatrième le poids
De son arme, et d'un mort augmenta son ouvrage.
Et la flamme montait toujours, et son visage
Brillait lugubrement au souffle de la mort.


Tout à coup ses jarrets plièrent sans effort :
Il tomba lourdement, transpercé par derrière.


Et cela s'est passé dans la dernière guerre.



Mai 1873.