Jacquou le Croquant/VII

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Calmann Lévy (p. 299-370).

VII

Le temps s’écoulait cependant, l’hiver tirait à sa fin, et dans les bois commençaient à sortir les violettes de la Chandeleur, que d’autres appellent des perce-neige. Avec le beau temps, je pus gagner quelques sous en allant à la journée d’un côté et d’autre, pour faire les semailles d’avoine ou d’orge, fouir les vignes et autres travaux de la saison. N’entendant plus parler du comte de Nansac, je me relâchais un peu de mes précautions, en me rendant au travail ou en en revenant.

Je ne comptais pas qu’il m’eût oublié, et encore moins pardonné, mais, comme il y avait déjà longtemps de notre rencontre, je me disais que s’il avait voulu me donner, ou me faire donner quelque mauvais coup par surprise, il en aurait facilement trouvé l’occasion : d’où je concluais qu’il ne voulait pas se venger ainsi. Pourtant Jean me disait toujours lorsque nous en parlions :

— Méfie-toi de cet homme, il est capable de tout. Il fait peut-être le semblant de t’avoir oublié ; en ce cas, c’est pour te mieux attraper. Si tu n’as pas reçu encore un coup de fusil en courant la forêt la nuit, c’est qu’il te garde quelque chose de mieux. Il est fin et adroit, le mâtin ; et la preuve, c’est qu’il a tiré ses culottes de ces affaires d’enlèvement des fonds de la taille, dans la Forêt Barade, où d’autres ont laissé leur tête.

J’avais entendu parler en gros, au défunt curé Bonal et au chevalier, de ces affaires de la Forêt Barade et d’autres du même genre. C’étaient des nobles et des gros bourgeois du pays qui avaient entrepris de faire la guerre à la République, à la manière des chouans, et qui n’avaient trouvé rien de mieux que de lui couper les vivres en volant les fonds qu’on envoyait des sous-préfectures à Périgueux.

Il y a eu des attaques en plusieurs endroits du département, mais, rien que dans la Forêt Barade, il y en eut trois.

Le comte de Nansac était mêlé à toutes ces affaires, et même il était un des chefs de la bande qui travaillait dans la forêt. En 1799, une troupe de vingt-cinq à trente hommes bien armés, et masqués de peaux de lièvres, attaqua le convoi de la recette de Sarlat, escorté par trois gendarmes, pas loin de la baraque du garde du Lac-Gendre, et enleva une quinzaine de mille francs.

Le chevalier de Galibert racontait à ce propos qu’un de ces brigands, de sa connaissance, avait essayé de l’embaucher, mais qu’il avait refusé, disant que voler le gouvernement ou un particulier, c’était toujours voler.

Deux ans après cette attaque, un convoi qui portait plus de sept mille francs fut enlevé dans les mêmes conditions. On voit que, sans parler des autres vols des fonds de Nontron et de Bergerac, ces gens-là ne faisaient pas de mauvaises affaires. Ils risquaient leur tête, c’est vrai, mais à cette époque la police était si mal faite qu’on ne sut jamais les prendre.

Sous l’Empire, ce fut autre chose.

L’attaque la plus fameuse, où il y eut des blessés et un mort, ce fut en 1811, à un endroit appelé depuis : « Aux trois frères », parce qu’il y avait là trois beaux châtaigniers bessons poussés sur la même souche. Cette fois-ci, le convoi portait quarante et quelques mille francs, contenus dans quatre caisses solides, sur deux chevaux de bât. Les brigands n’étaient pas nombreux, cinq ou six seulement, en sorte que l’affaire eût été bonne si elle avait réussi. Malheureusement pour eux, elle tourna mal finalement, car après avoir capturé le convoi et lié à des arbres le convoyeur et l’escorte, les voleurs ne purent emporter qu’une caisse, et encore pas bien loin. L’alarme ayant été donnée par un homme qui s’était échappé, les gardes nationaux de Rouffignac et de Saint-Cernin, assemblés au son du tocsin, se mirent à leur poursuite et en prirent quatre, après une fusillade où un garde national fut tué roide, et deux autres très grièvement blessés.

Un des brigands, voyant que ça tournait mal, se sauva et passa à l’étranger, d’où il ne revint qu’après la chute de Napoléon.

Quant aux quatre voleurs pris, ils payèrent pour tous, et, un mois et demi après, furent guillotinés sur la place de la Clautre, à Périgueux.

— Je mettrais ma main au feu que le comte de Nansac était de cette bande, disait Jean. Mais, toujours rusé, lorsque de l’endroit où il était embusqué il vit venir le convoi fort de sept ou huit personnes, il comprit que ça n’irait pas tout seul et se tira en arrière avant l’attaque, de manière que personne ne put dire l’avoir vu avec les autres. Pour l’affaire de 1801, il y était, et même il la commandait. D’un fourré où j’étais couché je l’ai reconnu entre tous, lorsque après le coup ils suivaient un sentier allant à la Peyre-Male, où sans doute ils partagèrent l’argent volé.

— Tout de même, Jean, disais-je, on se plaint du temps d’aujourd’hui ; mais, avec ça, il n’y a plus de bandes volant ainsi à main armée.

— C’est vrai. Ces quatre têtes coupées refroidirent un peu les autres. Mais si on ne vole plus autant en bande, il y en a toujours qui travaillent seuls, ou à deux, sur les grands chemins de par là. Et puis, il y a diablement plus de larrons et de volereaux : je ne sais pas si on y a beaucoup gagné… Toi, toujours, continua-t-il, je te le redis, prends bien garde au comte. Il tuerait n’importe qui sans ciller tant seulement ; pense un peu à ce qu’il est capable de te faire !


Moi, des fois, songeant à tout cela, je me confirmais dans cette idée, que le comte de Nansac n’était pas pour se laisser arrêter par un crime, pourvu qu’il pût le commettre impunément. « Peut-être, me disais-je, a-t-il besoin de quelqu’un de confiance pour l’aider, et attend-il son fils. Enfin, il faut se méfier, et ne pas le mettre à nonchaloir. »

La manière de faire du comte montrait bien au reste ce qu’il était. Il n’y avait personne aux alentours de l’Herm qui n’eût à se plaindre de lui et de son monde. C’était un amusement pour ce méchant de passer à cheval dans les blés épiés, avec ses gens ; d’entrer dans les vignes avec ses chiens qui mangeaient les raisins mûrs ; de faire étrangler par sa meute un chien de bergère, ou une brebis, lorsqu’il avait fait buisson creux. Il fallait se ranger vitement sur son passage et saluer bien bas, sans quoi on était exposé à recevoir quelque bon coup de fouet. S’il rencontrait un paysan dans sa forêt, il le faisait houspiller par ses gens. Un jour même, il envoya un coup de fusil par les jambes d’un homme de Prisse, qu’il soupçonnait de braconner sur sa terre. Le piqueur et les gardes, tous se réglaient à sa montre, et en usaient de même, comme aussi ses invités, souvent nombreux à l’Herm, où l’on menait joyeuse vie. Ses filles même s’en mêlaient et ne se gênaient guère pour cravacher, en passant au galop, un pauvre diable trop lent à se garer. L’aînée n’étant pas revenue, il restait encore quatre filles, grandes bringues, belles et hardies, ayant toujours autour de leurs cotillons des jeunes nobles du pays qui les galantisaient et se divertissaient avec elles. Le jour c’étaient des cavalcades, des visites dans les châteaux des environs, des chasses où cette jeunesse s’égaillait dans les bois, à sa convenance. Le soir, la retraite sonnée, on festoyait largement dans la haute salle, où des arbres flambaient sur les grands landiers de fer.

Les jours de pluie, il y avait bien quelque répit pour les villages un peu éloignés, la jeunesse restant au château à danser, chanter et jouer à cache-cache dans les chambres et les galetas où il y avait de petits réduits propres à se musser à deux. Mais, des fois, las de s’amuser ainsi, ils allaient chez quelqu’un de leurs métayers, ou chez un voisin du village, qui n’osait pas refuser, et ils se faisaient faire les crêpes. Les demoiselles de Nansac riaient aux éclats si quelqu’un des jeunes messieurs qui les escortaient tracassait les filles. Et, comme ça allait loin quelquefois, si une drole se défendait, si les parents se fâchaient, ces fous malfaisants disaient que c’était beaucoup d’honneur pour elles. En tout, au reste, ils ne se faisaient pas faute d’imiter le comte et d’être comme lui insolents et brutaux avec la « paysantaille », comme il disait. Ce petit-fils d’un porteur d’eau méprisait tellement les pauvres gens de par là, que s’il se trouvait surpris par quelque orage, étant à la chasse, il entrait avec son monde dans les maisons, tous menant leurs chevaux qu’ils attachaient au pied des lits. S’il lui déplaisait de voir passer dans un chemin public où l’on avait passé de tout temps, il le faisait sien sans gêne au moyen d’un fossé à chaque bout. Il s’était emparé ainsi des anciens pâtis communaux du village de l’Herm, et personne n’osait rien dire, parce qu’il n’y avait pas de justice à son égard. Ainsi, dans ce pays perdu, grâce à la faiblesse et à la complicité des gens en place, qui redoutaient son crédit et sa méchanceté, le comte renouvelait, autant que faire se pouvait, la tyrannie cruelle des seigneurs d’autrefois. Aussi, dans tout le pays, c’était, contre lui surtout, et puis contre les siens, une haine sourde qui allait toujours croissant et s’envenimant ; haine contenue par la crainte de ces méchantes gens et l’impossibilité d’obtenir justice par la voie légale. Ceux des villages de l’Herm et de Prisse étaient les plus montés contre le comte et les siens, comme étant les plus exposés à leurs vexations et à leurs insolences.

On dira peut-être : « Comment se fait-il que le comte et sa famille, qui étaient si dévots, fussent si méchants ? »

Ah ! voilà… C’est que ces gens-là étaient, comme tant d’autres, des catholiques à gros grains, pour qui la religion est une affaire de mode, ou d’habitude, ou d’intérêt, et qui, ayant satisfait aux pratiques extérieures de dévotion, ne se gênent pas pour lâcher la bride à leurs passions et s’abandonner à tous leurs vices.

Le comte était orgueilleux, injuste, méchant, capable de tout, et ses filles étaient folles, insolentes et libertines. Ni les uns ni les autres n’avaient jamais fait de bien à personne autour d’eux, mais, au contraire, beaucoup de mal. Avec ça, ayant un chapelain à leur service, ne manquant jamais la messe, et communiant tous aux bonnes fêtes.

Cela ne leur était pas particulier, d’ailleurs. Depuis la chute de l’Empire, et la rentrée en France de celui qu’on appelait : « notre père de Gand », la religion était devenue pour la noblesse une affaire de parti. Les gentilshommes, philosophes avant la Révolution, affectaient maintenant des sentiments religieux pour mieux se séparer du peuple devenu jacobin et indévot, tout comme autrefois ils étaient incrédules pour se distinguer du populaire encore englué dans la superstition. Il y en avait pourtant qui avaient persisté dans leur irréligion, comme le vieux marquis, lequel, au lit de mort avait nettement refusé les bons offices de dom Enjalbert ; mais ils étaient rares. Par contre, il y avait parmi les nobles des catholiques sincères, comme la défunte comtesse de Nansac ; mais ceux-là aussi étaient rares.

Aujourd’hui on voit les gros bourgeois, emparticulés et autres, marcher avec les nobles et les singer. Mais les uns et les autres sont moins zélés que jadis, et font moins bien les choses. Il en est beaucoup, de tous ceux-là, qui se jactent d’être bons catholiques, dont toute la religion consiste à demander avec affectation de la merluche le vendredi dans les hôtelleries, lorsqu’ils sont hors de chez eux, et qui seraient diablement embarrassés de montrer le curé qui leur fourbit la conscience.

Mais, au temps dont je parle, je ne pensais pas à tout cela. Toutes ces histoires de Jean me travaillaient bien un peu par moments, outre ce que je savais du comte de Nansac, mais qu’y faire ? ouvrir l’œil : c’est bien ce que je faisais, mais on a beau se méfier, celui qui guette a l’avantage. Quelquefois, — la nuit, — je rencontrais dans la forêt des gens seuls, ou en petite troupe de deux ou trois, s’en allant à grands pas, leurs bonnets enfoncés sur les yeux, une grosse trique à la main, se jetant bien vite dans les fourrés lorsqu’ils oyaient quelqu’un. Des fois, ils portaient des sacs bondés ; d’autres fois, ils avaient leur havresac gonflé sous la blouse, comme des gens qui vont au marché. Ceux-là, je les connaissais bien : c’étaient des hommes de rapine qui gîtaient dans de vieilles masures isolées sur la lisière de la forêt ou dans des cabanes de charbonniers abandonnées en plein bois. Tous ces individus-là, on pouvait les saluer à la mode de Saint-Amand-de-Coly : « Bonsoir, braves gens, si vous l’êtes ! » De temps en temps, on entendait parler de quelque vol fait dans une maison écartée, ou de voyageurs, revenant des foires des environs, détroussés sur les grands chemins. Je ne m’étonnais pas de ça, sachant bien que, selon le dicton, la Forêt Barade n’avait jamais été sans loups ni sans voleurs ; mais, après que je fus aux Maurezies, chez Jean, je me donnai garde que j’étais épié. Une nuit, allant au guet du lièvre, je vis de loin au clair de lune deux hommes qui entrèrent dans un taillis en m’oyant venir.

« Le plus grand, me dis-je, c’est le comte de Nansac ; pour l’autre, si son fils est revenu de Paris, ça doit être lui. »

Et cette rencontre me rendit encore plus méfiant. Je ne marchais pas, la nuit, sans avoir mon fusil armé sous le bras, prêt à tirer, regardant à droite et à gauche sous bois et évitant les passages trop fourrés, du moins tant que je le pouvais. Mais on a beau se garder, ceux qui choisissent leur moment sont les plus forts et, lorsqu’on a affaire à des scélérats décidés à tout, il finit toujours par arriver quelque malheur.

Il y avait dans la forêt, au-dessus de La Granval, un tuquet, autrement dit une butte, où se croisaient trois sentiers. Au milieu était un grand vieux chêne que cinq hommes à peine pouvaient embrasser, et que l’on appelait : lou Jarry de las Fadas ou le Chêne des Fées. Cet arbre comptait peut-être des milliers d’années ; c’était sans doute un de ceux que révéraient nos pères les Gaulois, et sur lesquels les druides venaient couper le gui avec une serpe d’or. Au dire des gens, cet endroit était hanté par les esprits. Quelquefois Néhalénia, la dame aux souliers argentés, descendait des nuages en robe blanche flottante, accompagnée de ses deux dogues noirs, et, glissant mystérieusement sur la cime des arbres dont les feuilles frémissaient, elle venait se reposer au pied du chêne géant. D’autres fois, à la clarté des étoiles, les stries, espèces de monstres à forme de femme, avec de grandes ailes de ratepenades, advolant des quatre coins de l’horizon, venaient s’enjucher dans son immense branchage et, au milieu de la nuit obscure, épiaient les braconniers accroupis au pied. Malheur alors à celui qui était mal voulu de quelque femme ! Tandis qu’il était là, presque invisible, confondu avec le tronc rugueux, et que les feuilles du chêne bruissaient pour l’endormir, ces méchantes bêtes, saisissant le moment, plongeaient sur lui, déchiraient sa poitrine comme des oiseaux de proie, lui dévoraient le cœur, et puis le laissaient aller, vivant désormais d’une vie factice.

Comme je l’ai déjà dit, ces contes de vieilles ne m’effrayaient pas, et j’allais souvent à ce poste, parce qu’il était bon pour tout gibier. Loups, sangliers, renards, blaireaux, lièvres, y montaient passer, du diable au loin ; et puis, à cause de la mauvaise réputation du lieu, personne n’y venait au guet, en sorte que la place était toujours libre.

Une nuit, j’étais là, assis sur une racine qui sortait de terre, pareille à l’échine de quelque monstrueux serpent, et, adossé à l’arbre, le bassinet de mon fusil à l’abri sous ma veste, je songeais. Il faisait un brouillard humide que la lune, à son premier quartier, ne pouvait percer entièrement. Elle éclairait pourtant quelque peu la terre, à travers le rideau de brume, assez pour de bons yeux comme les miens en ce temps-là. Autour de moi, les feuilles de l’arbre laissaient tomber des gouttes de rosée, semblables à des pleurs. Nul bruit ne montait de la forêt ensevelie dans l’ombre. Au loin seulement, du côté de la Roussie, un chien hurlait lamentablement à la mort. J’étais triste, cette nuit-là, pensant à ma chère Lina si malheureuse chez elle, par le fait de sa coquine de mère et de ce mauvais Guilhem. Depuis que je lui avais parlé, à ce chenapan, il ne lui disait pourtant rien, mais selon sa manière d’être avec la Mathive, elle en recevait le contre-coup, et, comme d’ordinaire il rudoyait fort la vieille, la pauvre petite n’était pas heureuse. Je l’avais vue le dimanche d’avant, elle avait pleuré en me contant toutes les misères et les peines qu’elle avait à supporter, et ce souvenir me faisait passer dans la tête des folies, comme d’assommer ce misérable ou de nous enfuir au loin tous les deux, Lina et moi ; mais la crainte d’empirer sa position me retenait.

Regardant l’avenir, je le trouvais rempli de cruelles incertitudes et de désolantes obscurités ; et puis, reportant ma pensée en arrière et songeant à la fatalité qui semblait poursuivre notre pauvre famille, je me remémorai mes malheurs, la mort de mon père aux galères, et celle de ma mère dont, à cette heure encore, mon cœur saignait. Et remontant plus haut, je pensai à mon grand-père, jeté dans un cachot pour rébellion envers le seigneur de Reignac et incendie du château, délivré au moment où il attendait la mort, par le coup de tonnerre de la Révolution. Et toujours me remémorant le passé, je me souvins de cet ancêtre qui nous avait transmis le sobriquet de Croquant, branché dans la forêt de Drouilhe, par les gentilshommes du Périgord noir qui poursuivaient sans pitié les pauvres gens révoltés par l’excès de la misère. Alors, plein de rancœur, reliant, par la pensée, les malheurs des miens avec ceux des paysans des temps anciens, depuis les Bagaudes jusqu’aux Tard-advisés, dont nous avait parlé Bonal, j’entrevis, à travers les âges, la triste condition du peuple de France, toujours méprisé, toujours foulé, tyrannisé et trop souvent massacré par ses impitoyables maîtres. Comparant mon sort avec celui de nos ancêtres, pauvres pieds-terreux, misérables casse-mottes, soulevés par la faim et le désespoir, je le trouvais quasi semblable. Était-il possible, plus de trente ans après la Révolution, de subir d’odieuses vexations comme celles de ce comte de Nansac qui renouvelait les méfaits des plus mauvais hobereaux d’autrefois ! Ma haine contre ce prétendu noble me flambait dans le cœur, et je me disais que celui qui en débarrasserait le pays ferait une bonne action. L’esprit de révolte, qui avait causé la mort de l’ancien Ferral le Croquant, qui avait mené mon grand-père jusqu’au pied de la potence et fait mourir mon père aux galères, longtemps apaisé par les exhortations du défunt curé Bonal et les bontés de la sainte demoiselle Hermine, bouillonnait dans mes veines. J’en méprisais les conseils de la prudence, de cette prudence avisée du barde dégénéré qui fit ce refrain conservé par tradition dans la partie du Périgord qui confine au Quercy :


Prends garde, fier Pétrocorieu,
Réfléchis avant de prendre les armes,
  Car si tu es battu,
César te fera couper les mains !


Ah ! si je n’avais pas eu Lina derrière moi, comme j’aurais risqué non seulement mes mains, mais ma tête, pour me venger du comte !

Tandis que ces idées se pressaient en désordre dans mon cerveau, j’entendis sur ma droite le petit jappement espacé d’un renard menant un lièvre. J’armai mon fusil et j’attendis. Au bout d’un quart d’heure, je vis le lièvre qui venait sans se presser trop. Arrivé à la cafourche, il se planta à quatre pas de moi, et se dressant, les oreilles pointées, écouta un instant la voix du renard qui le chassait. Voyant qu’il avait le temps, il enfila un sentier, le suivit une cinquantaine de pas, puis se lança sous bois d’un bond, revint à la cafourche, prit un autre sentier, et, après avoir répété sa manœuvre une troisième fois, et bien enchevêtré ses voies, il se forlongea en repassant sur le sentier par lequel il était arrivé, puis, en deux sauts énormes, se jeta dans les taillis et disparut.

J’avais pris plaisir à le voir faire : « Va, pauvre animal, pensais-je, sauve-toi pour cette fois, mais gare à la bête puante qui te suit ! »

Je vis bientôt arriver le renard, le nez à terre, la queue traînante, tellement collé à la voie du lièvre qu’il en oubliait sa méfiance ordinaire. À vingt pas, je lui fis faire la cabriole, et, l’ayant ramassé, je le mis dans mon havresac et m’en allai.

Il était sur les deux heures du matin ; le brouillard s’était épaissi, la lune se couchait, de manière qu’il faisait très brun. Il fallait connaître comme moi les passages et les sentiers pour se diriger dans cette humide obscurité. Je marchais, mon fusil sous le bras, jetant un coup d’œil à droite et à gauche pour me garder, plutôt par l’habitude que j’en avais, que par une crainte de danger prochain, car on n’y voyait point à deux pas. Tout en cheminant, je songeais encore à Lina et j’étais travaillé de tristes pensées, comme il est bien naturel d’après ce que je savais de chez elle. Je me dépêchais, car il commençait à bruiner, suivant un sentier qui coupait un fourré où il me fallait passer pour retourner aux Maurezies, lorsque, arrivé vers le milieu, je m’entrave les pieds dans une corde tendue à travers le sentier ; et comme je marchais vite, je tombe tout à plat et mon fusil avec moi. Je n’étais pas à terre, que des gens se jettent sur moi, me bâillonnent au moyen d’un mouchoir, m’entortillent la tête dans un sac, me lient les mains derrière le dos, puis les jambes, me prennent mon couteau, m’attachent en travers sur un cheval et me voici enlevé.

De doute, je n’en avais aucun. Quoique je n’eusse pas ouï un mot, j’avais la certitude que c’était un coup du comte de Nansac, et je me demandais ce qu’il allait faire de moi : allait-il me jeter dans l’abîme du Gour ? Un moment, je le crus, mais, à la direction que nous prîmes bientôt, je vis que non. Ayant marché une heure à peu près, je connus au pas résonnant du cheval que nous passions sur un pont : « C’est le pont des fossés du château », me dis-je en moi-même. Un instant après, le cheval s’arrêta, et je fus porté, ou plutôt traîné par des escaliers de pierre, puis rudement jeté à terre. Ensuite on me passa une corde sous les bras, et bientôt je sentis qu’on me descendait dans le vide en filant la corde. Après une descente que j’estimai à huit ou dix mètres, je touchai le sol, où je restai étendu sur le ventre. En même temps la corde, tirée par un bout, remonta en haut ; j’entendis un bruit comme celui d’une dalle retombant sur la pierre, et ce fut tout.


« Me voici enterré dans les oubliettes de l’Herm ! » fut alors ma première pensée. Puis je songeai à me tirer de la position incommode où j’étais. Mais les gredins m’avaient ficelé de telle sorte que ça n’était pas chose facile. Je tâchai d’abord de me retourner sur l’échine, et, après plusieurs sauts de carpe, j’y parvins. Cela fait, j’essayai de me mettre sur mes jambes, mais je ne pus y réussir, et plusieurs fois je chutai lourdement à terre. Meurtri et las, je restai assez longtemps immobile, puis, me roulant péniblement plusieurs fois, je finis par me trouver le long d’un mur, auquel, tournant le dos, je frottai les cordes qui me liaient les mains. Mais, outre que la manœuvre n’était pas aisée, les cordes étaient solides, de manière que, après avoir longuement frotté, je m’arrêtai épuisé de fatigue. L’air que je respirais avec peine à travers la grosse toile du sac était lourd, épais ; une odeur fade de souterrain humide me venait aux narines ; mais aucun bruit léger ou sourd, même lointain, n’arrivait jusqu’à moi : j’étais dans un tombeau.

On pense que je faisais là de tristes réflexions. J’étais condamné à mourir lentement de faim dans le fond de cette basse-fosse ; je connaissais trop le comte de Nansac pour en douter un instant. Pourtant je ne perdis pas courage, et, après m’être reposé, je recommençai à user la corde à la muraille non sans m’écorcher aussi les mains. Et elle tenait toujours, cette corde ; heureusement, en tâtonnant, je trouvai une pierre plus rugueuse que les autres, en sorte qu’après avoir raclé à plusieurs reprises, pendant une dizaine d’heures, je pense, je sentis mes liens se relâcher, et bientôt mes mains furent libres. Le premier usage que j’en fis, ce fut de me débarrasser du sac qui m’enveloppait la tête, et du mouchoir qui me couvrait la bouche, après quoi je me déliai les jambes et je me mis en pieds.

J’étais toujours dans la plus profonde nuit, dans un noir de poix. En marchant à petits pas, les mains sur la muraille, je m’aperçus bientôt que le souterrain était de forme circulaire ; mais tout de suite une idée me vint qui m’arrêta net : s’il y avait un puits dans le sol de l’oubliette ?

Je pensai un peu à ça, et puis je repris ma marche, lentement, prudemment, allongeant le pied en avant pour m’assurer qu’il n’y avait pas de vide. Étant revenu à mon point de départ, ce que je connus en trouvant sous mes pieds les bouts de corde, je compris que j’étais dans le plus bas d’une des tours de l’Herm. Après avoir tourné en rasant la muraille, je me hasardai à traverser ma prison en marchant à quatre pattes, tâtonnant avec mes mains étendues toujours, de crainte de choir dans quelque puits. Enfin, m’étant traîné dans tous les sens, je fus rassuré à cet égard, et je restai avec l’horrible certitude que j’étais destiné à pourrir au fond de ce cul de basse-fosse. Pourrir est bien le mot, car l’humidité suintait des murailles, ce qui me prouva que j’étais au-dessous du niveau des fossés du château.

Il y avait longtemps que je n’avais mangé, au moins vingt-quatre heures à en juger par des tiraillements d’estomac qui me fatiguaient beaucoup : dans la nuit profonde où j’étais, je n’avais que ce moyen de mesurer le temps. Accablé, je m’assis à terre, adossé à la muraille, et je songeai à tous ceux que j’affectionnais, et surtout à ma chère Lina que j’abandonnais sans défense aux persécutions de sa gueuse de mère et aux entreprises de cette canaille de Guilhem. Cette idée me crevait le cœur et me faisait souffrir plus que la faim ; mais bientôt j’en fus distrait par ma propre situation. J’attendais là, quoi ? une mort lente, affreuse, dont la pensée me donnait le frisson. D’espérance, je n’en avais guère : je me disais bien que, ne me voyant pas revenir, Jean serait allé chez le maire, aurait envoyé prévenir le chevalier, et j’étais sûr que celui-ci se remuerait pour me retrouver. Je supposais bien que leur première idée serait que le comte de Nansac m’avait fait disparaître ; mais ils pouvaient croire qu’il m’avait fait jeter dans le Gour, une pierre au cou comme un chien, comme tant de cadavres de malheureux assassinés par des brigands et dont les squelettes maintenant gisent dans ses profondeurs insondables. Pour lui, pour sa sûreté, c’était bien le mieux ; oui, mais si le comte tenait à se défaire de moi, il tenait encore plus à me faire souffrir une mort très lente et angoisseuse. Comment donc Jean et le chevalier auraient-ils imaginé que j’étais emmuré au plus profond d’une tour de l’Herm, dans une oubliette qu’ils ne connaissaient sans doute pas ? C’était difficile ; et, d’autre part, j’étais bien certain que le comte avait pris toutes ses précautions pour qu’en cas de recherches au château on ne pût me retrouver.

Cette terrible pensée d’être enterré vivant me poignait tellement que, les tortures de la faim aidant, je ne dormais pas. Devant mes yeux enflammés par l’insomnie, des visions étranges flamboyaient. Il me semblait voir des palais de feu, des paysages lumineux, passer dans l’obscurité et se succéder lentement. Pour échapper à ce supplice, j’essayais de fermer mes yeux, mais toujours devant mes paupières abaissées, brûlantes, passaient des mirages douloureux, où montaient lourdement des vapeurs phosphorescentes ou rougeâtres comme des reflets d’un énorme incendie. J’étais fatigué d’être assis, et cependant je n’osais me coucher, car mon imagination enfiévrée par la privation de sommeil et de nourriture me faisait redouter de m’endormir pour toujours. Et alors, malgré ma faiblesse, je rampai à tâtons sur le sol humide, j’essayai de le creuser avec mes mains, je m’épuisai à agrandir des trous que je trouvai, semblables à des trous de taupe, et enfin je m’arrêtai à bout de forces, haletant, étendu sur la terre. Longtemps après, je recommençai à explorer mon tombeau, cherchant machinalement une issue, contre tout espoir. Tandis que je me traînais ainsi à quatre pattes, je m’en vais poser les mains sur quelque chose qui me parut d’abord être un petit tas de menus morceaux de bois mort ; mais tout à coup, ayant palpé plus attentivement, l’horrible vérité m’apparut : c’était les débris d’un squelette qui, pourris par le temps, s’écrasaient sous mes mains.

À ce moment, je sentis la désespérance m’envahir et je me laissai aller à terre accablé, près de ces restes humains enfouis dans ce lieu depuis de longues années. Mais tandis que j’étais là gisant, voici qu’en haut des pas lourds résonnent sur la voûte. Je me relève et j’écoute : un bourdonnement à peine sensible, comme celui de gens qui parlent au loin, arrivait jusqu’au fond de la basse-fosse, coupé par des pas sourds et lents.

Ce sont les gendarmes qui font une perquisition, pensai-je, et, l’espoir me revenant, je me mis à crier. Mais en même temps la rumeur cessa, les pas s’assourdirent dans l’éloignement, et je retombai dans le silence de mort qui m’enveloppait depuis ma descente au fond de ce tombeau. Écrasé par le désespoir, je m’affaissai sur le sol ; les horreurs du lieu disparurent de ma pensée torturée, la tête me tourna et je m’évanouis.

Une douleur aiguë à la joue me réveilla, et, y portant la main, je sentis quelque chose qui lâcha prise et s’enfuit, tandis que, le long de mon corps, j’avais la sensation de semblables choses qui s’enfuyaient aussi, effarouchées par mes mouvements.

Et alors j’eus l’explication des trous que j’avais trouvés dans le sol de l’oubliette : c’était des anciens terriers de rats. Ces animaux qui foisonnaient, énormes, dans les vieilles murailles des douves, avaient creusé des souterrains au-dessous des fondations de la tour, et, avec ce terrible flair qui perce les murs les plus épais, sentant une proie, accouraient affamés. L’épouvantable certitude d’être dévoré à demi vivant par ces dégoûtantes bêtes acheva de m’affoler. J’essayai de me casser la tête contre les murs, mais j’étais incapable de me tenir debout, et plus encore, de prendre l’élan nécessaire. Alors je pensai aux cordes qui m’avaient lié, et, les cherchant à tâtons dans ces ténèbres horribles, je parvins péniblement à les retrouver après de longues heures. N’ayant rien où accrocher le bout de corde, je fis un nœud dans lequel je passai le cou et je tâchai de m’étrangler. Mais le jeûne prolongé m’avait tellement affaibli que mes bras retombèrent impuissants, et je restai là inerte, immobile.

Depuis que j’avais cessé tout mouvement, les rats, me voyant épuisé, étaient revenus nombreux, prêts à se jeter sur moi. Je les entendais trottiner dans la nuit, et ils s’enhardissaient jusqu’à ronger le cuir de mes souliers. L’idée me vint à ce moment d’en attraper un, pour apaiser la faim qui me torturait. Ah ! avec quelle ardente concupiscence je songeais à déchirer de mes dents une de ces bêtes immondes et à la dévorer crue et vivante !

J’attendis, et bientôt je les sentis grimper sur moi, cherchant le visage et les mains. En vain j’essayai plusieurs fois de les saisir, mes mains n’avaient plus l’agilité nécessaire et je ne pus y réussir.

Et alors, tenaillé par la faim qui me tordait les entrailles, la tête perdue, je portai mes mains à ma bouche et, machinalement, j’essayai de les ronger, mais je n’en avais plus la force, et je restai longtemps sans mouvement, comme anéanti. Maintenant les rats couraient sur moi sans que je pusse les chasser ; leurs morsures mêmes me laissaient presque insensible, et je devenais leur proie sans avoir la force de me défendre. Il me semblait que j’étais là depuis huit jours ; mes oreilles bourdonnaient, ma tête ne pouvait plus produire une idée, ma volonté se détendait, s’anéantissait, je sentais la vie me fuir, et je finis par tomber dans un évanouissement précurseur de la mort.

Quand je revins à moi, j’étais dans un lit ; on me desserrait les dents tout doucement, et on me faisait avaler un peu de bouillon mêlé avec du vin, dans une cuiller. Mes yeux, par l’effet de la désaccoutumance, ne pouvaient soutenir l’éclat du jour, et je les refermai aussitôt. Les mains et la figure me cuisaient fort par endroits, là où les rats m’avaient mordu, mais je ne rapportais cette douleur à aucune cause. Il me semblait que ma cervelle s’était fondue et que ma tête était vide comme une calebasse. Incapable de former une idée, je restais là étendu, n’ayant que la respiration, et encore bien petite. Puis, peu à peu, avec le temps, et à force de soins, je commençai à ressusciter et je reconnus Jean auprès du lit.

— Et Lina ? lui dis-je faiblement.

— Eh bien, tu la verras quand tu seras sur pied.

Tranquillisé un peu, je me rendormis.

Quelques jours après, le chevalier vint, et, me voyant mieux, il fit :

— À cette heure, tu es sauvé… pour cette fois ! il s’en va sans dire, comme le bréviaire de messire Jean.

Je souris légèrement et le remerciai de toutes leurs bontés, car je savais que lui et sa sœur avaient envoyé des poules pour faire la soupe, des choines, du vin vieux et du sucre.

— Bah ! dit-il, ce n’est rien que tout cela, mon pauvre Jacques.

— Faites excuse, monsieur le chevalier, dit Jean : sans ce bon vin, je crois qu’il s’en serait allé dans le pays des taupes.

— Ah ! ah ! tant mieux, tant mieux que mon remède ait opéré, mais autrement qu’importe ?


Crotte de chien ou marc d’argent,
Seront tout un au jour du jugement !

Cette fois-ci, je ris un brin plus fort, et le chevalier s’en fut tout content, non pas sans que je l’eusse bien prié de remercier fort pour moi la bonne demoiselle Hermine.

Un mois après, j’étais sur pied, faible encore, ne marchant qu’à petits pas avec un bâton ; puis, peu à peu, mes forces revinrent. Tandis que j’étais encore au lit, pensant toujours à Lina et m’ennuyant fort de ne pas la voir, je parlais souvent d’elle à Jean qui avait toujours quelque parole pour me calmer et me faire prendre patience. Dans les premiers jours que je fus en état de comprendre quelque chose, je lui demandai par quelle chance j’étais là, dans son lit, et alors il m’expliqua qu’on m’avait trouvé un matin dans la forêt, sur le grand chemin, gisant comme mort, la figure et les mains pleines de sang. Tout ce que je lui dis de l’endroit où j’étais, l’accertaina que c’était le comte de Nansac qui m’avait enlevé. Je sus alors que les pas entendus du fond de la basse-fosse étaient bien ceux des gendarmes, qui, sur la plainte du chevalier, faisaient une perquisition dans le château avec le maire. Le comte les avait promenés partout, des caves aux galetas, et les avait conduits à la prison ; mais, comme la dalle qui fermait l’oubliette était recouverte d’une épaisse couche de poussière terreuse, ainsi que tout le pavé, ils ne s’étaient pas doutés, ni les uns ni les autres, qu’il y avait un souterrain au-dessous. D’ailleurs, le maire était à la dévotion du comte, et les gendarmes déjeunaient des fois au château étant en tournée ; puis ce brigand, qu’ils savaient puissant, leur imposait, de sorte qu’ils firent leur affaire un peu pour la forme. Il faut dire aussi, pour leur décharge, que sans doute ils ne croyaient pas le comte capable d’un coup pareil.

Mais le chevalier, prévenu par Jean, qui l’avait appris de quelques anciens, de l’existence d’une oubliette à l’Herm, était revenu un soir à Montignac, et avait mis en branle le juge de paix et les gendarmes pour faire de nouvelles recherches, principalement au-dessous de la prison. Les gendarmes, qui se sentaient quelque peu en faute, étaient assez ennuyés, d’autant plus que cette affaire mettait en rumeur tout Montignac où les gens ne sont pas bien capons. Celui qui était le plus exaspéré, c’était ce vieux Cassius, dont nous avait parlé le chevalier. Il allait par la ville, disant qu’il faudrait refaire la Révolution, puisque la leçon n’avait pas été suffisante pour quelques-uns qui voulaient recommencer les tyranneaux de jadis.

Devant tout ce bruit et le parler ferme du chevalier, il fut arrêté qu’une nouvelle perquisition serait faite le lendemain matin. Mais, dans la nuit, un exprès fut envoyé au comte : par qui ? on ne l’a jamais su ; toujours est-il que, le matin, on me trouva sur le grand chemin, comme j’ai dit, ce qui coupa court à toute nouvelle recherche. Au surplus, la justice tenait si peu à éclaircir cette affaire que je ne fus pas même interrogé.

Pour moi, dès que la force et la volonté me furent revenues, je renouvelai en moi-même le premier serment que j’avais fait de me venger du comte de Nansac, et, dès lors, j’y songeai toujours. Mais, auparavant, quelque chose me tourmentait plus que la vengeance, c’était l’envie de revoir ma Lina. Il me tardait de pouvoir marcher assez : aussi, dès que je le pus, malgré que Jean essayât de me faire repousser la chose au dimanche d’après, je fus à Bars, et j’attendis la sortie de la messe comme d’habitude. La Bertrille sortit d’abord seule, et, me voyant, vint vers moi.

— La Lina est là ? lui dis-je, sans autre compliment.

Elle me regarda d’un air si tristement étonné, que quelque chose me mordit au cœur. Et, juste à ce moment, la Mathive sortit de l’église habillée de deuil.

Je répétai ma question, dans une transe affreuse.

La Bertrille me tira à l’écart :

— Alors, tu ne sais rien ?

— Mais quoi ? tu me fais mourir !

— Hélas ! mon Jacquou, tu ne verras plus la pauvre Lina !… elle est morte !

— Ho ! Dieu ! fis-je, écrasé par cette nouvelle.

Lors la Bertrille m’emmena plus loin, sur un chemin écarté, et me raconta ce qui était arrivé.

Pour garder son Guilhem, qui parlait toujours de s’en aller, parce qu’il voyait bien que lorsque la Lina serait maîtresse de ses droits, ce serait fini de rire, la Mathive, surmontant sa jalousie, voulait absolument le faire marier avec sa fille. La pauvre petite résistait, bien entendu, de manière que c’était continuellement des trains dans la maison et des tapages qui faisaient mettre les voisins sur les portes. Ça en était venu à ce point que la Mathive s’était adonnée à battre sa fille quasi tous les jours, pour la forcer à consentir ; d’où il advint qu’un soir qu’elle l’avait tabustée, souffletée, tirée par les cheveux et battue tellement qu’elle en portait les marques à la figure, la pauvre drole, épouvantée, s’était sauvée des mains de sa misérable mère, qui était capable de la tuer quelque moment. Venue en hâte aux Maurezies pour me dire qu’elle n’y pouvait plus tenir, et me consulter sur ce qu’il y avait à faire, elle trouva une voisine de nous à qui elle demanda où j’étais.

— Ah ! pauvre fille ! qui sait où il est ! voici trois jours et trois nuits qu’âme vivante ne l’a vu : il était au guet du lièvre, la nuit ; sans doute on l’aura assassiné et jeté dans le Gour.

Là-dessus, désespérée, la tête perdue, la pauvre Lina s’encourut, remontant au-dessus de La Granval, et, le lendemain, tandis qu’on me relevait sur le chemin, on trouvait ses petits sabots au bord du Gour…

Ayant ouï, je m’enfuis fou de douleur vers la forêt, et, comme une bête blessée à mort, je me jetai dans un fourré où je pleurai jusqu’au soir, sanglotant, mordant l’herbe, et parfois hurlant de désespoir comme un loup enragé. Puis, la nuit tombée, je revins aux Maurezies et je me couchai sans souper.


De ce jour, je commençai à courir les villages le soir, dans les alentours de l’Herm, là où l’on avait le plus éprouvé la malfaisance du comte de Nansac, comme Prisse, Les Bessèdes, Le Mayne, La Lande, Martillat, Le Laquens, La Bourdarie, Monplaisir et autres. Partout je rappelais les tyranniques vexations de ce gredin, ses méchancetés, la férocité froide avec laquelle il abusait de sa force ; son insolence, celle de son fils et de leurs hôtes à l’égard des femmes : à chacun je ravivais le souvenir de ce qu’il avait eu particulièrement à souffrir de cet odieux seigneur de contrebande. Je tâchais de relever ces pauvres gens courbés sous cette tyrannie humiliante, de leur faire sentir qu’ils étaient des hommes pourtant, et qu’ils seraient débarrassés de ce brigand, le jour où ils auraient le courage de lui résister et de prendre leurs fourches.

Tous étaient bien de mon avis, mais voilà, il y en avait d’apoltronis, qui cherchaient à reculer le moment d’agir, et ceux-là, tout en étant d’accord avec moi, soulevaient des difficultés, disant que le comte était bien puissant, qu’il avait toujours fait ce qu’il avait voulu, et que s’attaquer à lui c’était cracher contre le soleil et risquer les galères :

— Tu sais bien, mon pauvre Jacquou, qu’il en a coûté cher à ton père pour s’être rebellé contre ce méchant homme !

— Écoutez, leur disais-je alors, on ne condamnera pas aux galères tous ceux de nos villages ; le chef paiera pour tous : eh bien ! je prends toute la coulpe sur moi ! D’ailleurs, mes amis, les époques ne sont plus les mêmes ; nous ne sommes plus en 1815, nous sommes en 1830, et d’après ce que j’ai ouï dire à M. le chevalier de Galibert, de Fanlac, — le roi des braves gens, celui-là ! — la révolution n’est pas loin, par le fait de ceux qui voudraient nous ramener au temps d’autrefois, comme le comte de Nansac.

Dans des affaires de ce genre, on est souvent obligé de faire attention à qui l’on parle, pour ne pas avoir de traîtres avec soi ; mais ici, point de danger, le comte n’avait que des ennemis dans le pays, ses métayers plus que les autres, peut-être, comme plus exposés à ses méchancetés : aussi ne restaient-ils jamais plus d’une année chez lui.

Pendant trois mois, je suivis comme ça tout le pays pour voir les gens. Enfin, à force de les prêcher, de les encourager, je finis par les tirer tous à ma cordelle. Lorsque je les vis bien décidés, je leur assignai un rendez-vous pour une nuit marquée, dans une friche au nord des Maurezies.

Dès les onze heures, j’étais là avec Jean et un de nos voisins. Je comptais qu’il viendrait une quarantaine d’hommes ou cinquante, mais je fus bien étonné lorsque je vis arriver avec les hommes des femmes en assez bon nombre.

L’endroit était un petit plateau entouré de bois et loin de tout chemin. Dans le sol pierreux, sablonneux, poussaient quelques touffes de thlaspi, des immortelles sauvages, et çà et là quelques genévriers d’un vert grisâtre. En un endroit, sur la sombre bordure des taillis, un bouleau au tronc argenté, semé là par le vent, semblait un revenant dans son linceul. Au milieu était un amas de pierres géantes appelé : Peyre-Male, ou encore la Cabane du Loup, débris d’un autel druidique abattu, selon le défunt Bonal, au temps de Tibère, qui faisait détruire les monuments de notre antique culte national et mettre à mort ses prêtres. C’est là que la vieille Huguette, la sorcière du Cros-de-Mortier, faisait ses sacrifices de nuit. Ceux qui requéraient ses divinations se rendaient à cet endroit, portant, selon le cas, un coq ou une poule que la vieille saignait après un tas de simagrées. Ensuite, ayant aspergé les pierres du sang de la bête, elle lui ouvrait le ventre d’un coup de couteau et farfouillait dedans au clair de lune, afin de tirer, au vu du cœur et du foie, des pronostics sur l’affaire pour laquelle on la consultait.

La sorcière est morte maintenant et les sacrifices de poulaille ont cessé, mais il y a encore des vieux qui en ont été témoins.

À mesure que les gens sortaient du bois, ils venaient se grouper autour de la Peyre-Male, et attendaient appuyés sur leurs lourds bâtons. Lorsque je vis que tout le monde était arrivé, je me levai, et, m’adressant aux femmes, je leur demandai ce qu’elles venaient faire là.

— Et penses-tu, dit une ancienne de Prisse, que nous n’ayons rien à venger ?

— Nous crois-tu plus couardes que les hommes ? ajouta une autre.

— À la bonne heure, donc, puisqu’il en est ainsi !

Et alors, monté sur une de ces grosses pierres, je refis amplement mes premiers prêches des villages, et je montrai très clairement la triste situation où nous étions. Tandis que je parlais, récapitulant longuement les griefs de tout le pays contre le comte de Nansac, mes paroles ravivaient les blessures de tous ces pauvres gens, et je voyais dans l’ombre reluire leurs yeux. C’était une chose curieuse que ces paysans assemblés la nuit dans cet endroit sauvage. Ils étaient vêtus misérablement, tous, de vestes en droguet, blanchies par l’usure, de vieilles blouses décolorées, salies par le travail, de culottes de grosse toile ou d’étoffe burelle, pétassées de morceaux disparates. Quelques vieux, comme Jean, avaient de mauvaises limousines effilochées par le bas, et d’autres pauvres diables de loqueteux étaient à demi couverts de haillons n’ayant plus ni forme ni couleur. La plupart étaient coiffés de bonnets de coton, bleus, blancs, avec un petit floquet, sales, troués souvent, qui laissaient échapper d’épaisses mèches de cheveux. D’autres avaient de grands chapeaux périgordins ronds, aux bords flasques, déformés par le temps et roussis par le soleil et les pluies. Point de souliers, tous pieds nus dans leurs sabots garnis de paille ou de foin. Les femmes abritaient leurs brassières d’indienne et leurs cotillons de droguet sous de mauvaises capuces de bure, ou se couvraient les épaules d’un de ces fichus grossiers qu’on appelait en patois des coullets.

C’était bien là, la représentation du pauvre paysan périgordin d’autrefois, tenu soigneusement dans l’ignorance, mal nourri, mal vêtu, toujours suant, toujours ahanant, comptant pour rien, et méprisé par la gent riche.

Quand j’eus fini mon oraison, je demandai :

— Maintenant, parlez. Votre sort est entre vos mains, il ne faut que vouloir. Êtes-vous bien décidés à vous venger du brigand de Nansac ? à jeter bas sa malfaisante puissance ? à vous débarrasser pour toujours de cette famille de loups ?

— Oui ! oui ! dirent-ils tous d’une voix sourde.

— C’est très bien !

Et alors, les faisant tourner tous vers le château de l’Herm, je les fis jurer à l’antique manière de nos ancêtres, comme ma mère m’avait fait jurer jadis. Tous comme moi crachèrent dans leur main droite et, après y avoir tracé une croix avec le premier doigt de la main gauche, la tendirent ouverte en disant à demi-voix après moi :

— À bas les Nansac !

— C’est bien, mes amis ; et maintenant, que chacun se tienne prêt. Une de ces nuits, quand le moment sera bon, lorsque vous entendrez trois coups de corne secs et espacés, suivis d’un autre coup prolongé, arrivez tous vitement ici : la vengeance sera proche et notre délivrance sera sous notre main !

Là-dessus, la foule se dispersa dans les bois et chacun s’en revint dans son village.

Un jeune drole de Prisse, adroit et hardi, guettait le château et me tenait au courant de ce qui s’y passait. Un soir, comme nous finissions de souper, Jean et moi, je le vis arriver :

— Tous les messieurs qui étaient au château sont partis ; le fils du comte s’en est retourné à Paris, à ce qu’il paraît. Il n’y a plus maintenant que le comte, les demoiselles, le chapelain, les gardes et les domestiques.

— Ah ! fis-je en me levant, le jour est donc venu ! Voici, garçon : tu vas courir à La Lande et au Mayne, et tu diras à François de chez le Bourru et au grand Michelou de répéter mon coup de corne lorsqu’ils l’ouïront. Ensuite de ça, tu iras te cacher aux abords du château, et quand, ayant fait le tour des fossés, tu verras que toutes les lumières sont éteintes, tu viendras me retrouver à la Peyre-Male : tiens, bois un coup et va.

Et, lui ayant donné un plein verre du vin qui nous restait de celui que le chevalier avait envoyé, le drole l’avala d’un trait, passa sa main sur ses babines et repartit courant.

Sur les neuf heures, je pris le fusil de Jean, le mien ayant disparu lors de mon affaire, et je m’en fus tout droit au plateau de Peyre-Male. C’était vers la fin du mois de mai. Il avait plu dans la journée ; de gros nuages noirs glissaient lentement dans le ciel, cachant les étoiles, et la lune était couchée, de sorte qu’il faisait très brun. Je marchais doucement, calculant en moi-même comment il fallait s’y prendre pour réussir.

Mon dessein était d’attaquer le château, et après l’avoir pris, d’y mettre le feu, afin de purger le pays de cette famille de brigands. J’espérais bien, dans l’assaut, trouver le comte et le tuer à son corps défendant, car tout le mal qu’il avait fait, rien qu’à moi, méritait la mort ; et combien d’autres avaient été ses victimes ! Celui-là, je me le réservais ; il me semblait que, de par la haine envenimée que je lui portais, il m’appartenait. Aussi comptais-je faire l’impossible pour l’avoir en face de moi, pour l’abattre à mes pieds dans le feu de la colère, dans la chaleur de la bataille ; et ma raison dernière de le désirer tant, c’est qu’en me sondant la volonté, je sentais que si on le faisait prisonnier, je ne pourrais jamais, de sang-froid, le tuer, ni le laisser tuer, impuissant et désarmé. Et cela même, quoique ma haine protestât, me remplissait de fierté, parce que je me trouvais supérieur au misérable qui avait voulu me faire mourir à petit feu, comme on dit, après m’avoir pris en un lâche guet-apens.

Et, réfléchissant à ça, je me disais que si le comte se tirait vivant de là, son affaire n’en serait guère moins empirée. C’est que depuis quelque temps il courait sur lui des bruits de ruine ; on disait qu’il avait mangé toute sa fortune, ce qui était bien croyable, avec la vie qu’il menait. La chose se savait, parce que depuis deux ou trois mois il venait des huissiers au château, qui n’étaient pas trop bien reçus, à telles enseignes que l’un d’eux, ayant parlé de verbaliser, fut obligé de sauter dans les fossés, et de se sauver ayant de l’eau et de la vase jusqu’aux aisselles. Cela étant, sa ruine serait achevée par l’incendie du château, car les compagnies d’assurances, toutes nouvelles alors, étaient encore inconnues dans nos pays ; et ce serait peut-être pour cet homme orgueilleux, pour ce tyran féroce, une punition plus griève que la mort, d’être ainsi réduit à la pauvreté et à l’impuissance.

Une autre chose m’occupait. J’étais sûr que ça n’irait pas tout seul, et que le comte et ses gens ne se laisseraient pas déloger sans résistance, et je cherchais les moyens d’y arriver sans trop exposer mon monde. Tout de suite je compris que pour cela il fallait brusquer l’attaque du château endormi et la mener vivement. Je pensai longtemps à la manière dont il fallait s’y prendre, et, après avoir tout bien pesé et examiné, mon plan étant arrêté dans ma tête, j’attendis.

Le temps était doux ; la terre mouillée et attiédie fermentait. Un petit vent passant légèrement sur la friche faisait frissonner les herbes grêles et m’apportait la senteur des bois humides, des bourgeons ouverts, et l’odeur charriée de loin des buissons blancs fleuris le long des chemins. Sous l’amoncellement des énormes pierres sur lesquelles j’étais assis, un rat dans son trou grignotait quelque châtaigne de sa provision hivernale. Parfois un oiseau de nuit traversait le plateau de son vol lourd et silencieux en jetant un appel mélancolique à sa femelle. Dans cette nuit embaumée, on percevait comme la germination du renouveau de la terre fécondée, incitant tous les êtres à aimer. Et lors, mes pensées se tournèrent vers la défunte Lina : mes regrets amers se mêlaient, avec des mouvements de colère contre ses bourreaux, au cher souvenir de ma pauvre bonne amie et je rêvai longtemps la tête dans mes mains.

Un pas rapide à l’orée de la friche me fit dresser en pieds ; c’était le drole de Prisse.

— Tout le château est endormi, me dit-il.

— Ça va bien, fils.

Et, embouchant ma corne, j’envoyai successivement du côté de La Lande et puis du Mayne trois coups brefs, suivis d’un quatrième qui s’en alla en mourant, comme le mugissement d’un bœuf tombant sous la masse du boucher.

Aussitôt, deux cornes me répondirent, jetant dans la nuit le sinistre appel. Bientôt les plus proches arrivèrent, et trois quarts d’heure après, tous les gens des villages étaient là, une nonantaine environ en comptant les femmes qui portaient des bâtons, des sarcloirs, des aiguillons. Les hommes, eux, étaient armés de fusils, de fourches-fer, de gibes, de haches, et le forgeron de Meyrignac avait porté le plus gros marteau de sa boutique.

Les voyant tous là, je les rassemblai en cercle, et, me mettant au milieu, je leur expliquai d’abord que, pour réussir sans trop s’exposer, il fallait faire promptement. La première porte, celle de la cour, ne fermant qu’au verrou, serait ouverte doucement par un homme qui traverserait dans l’eau et grimperait au mur des fossés en s’accrochant aux petits arbres qui avaient poussé entre les pierres. Mais la porte d’entrée du château était faite d’épais madriers de chêne, armée de gros clous de défense, solidement close avec une forte serrure, et barrée en dedans de deux grosses pièces de bois. Attaquer cette porte à coups de hache, ça n’était pas aisé à cause des clous ; l’enfoncer avec le lourd marteau du forgeron ne serait pas facile non plus, et en tout cas ce serait long et, pendant ce temps-là, le comte et les gardes, sans parler des demoiselles qui maniaient très bien une arme, nous fusilleraient par les meurtrières : il fallait donc un engin puissant.

— Savez-vous, par là, une grosse poutre ? quelque arbre coupé puis ébranché ?

— À l’Herm, dans le village, me dirent les uns, le vieux Bertillou fait monter une grange ; il y a de forts chevrons.

— C’est bien notre affaire. Trente hommes des plus forts, leurs mouchoirs roulés comme ceux des droles qui font à la chattemite, et, noués deux à deux, porteront le chevron, quinze de chaque côté. Lorsqu’ils seront dans la cour, ils courront de toute leur vitesse sur la porte du château et la choqueront avec le bout du chevron qui dépassera un peu les hommes de devant. Comme il est sûr qu’elle ne tombera pas du premier coup, ils reculeront en arrière pour prendre du champ et recommenceront la même manœuvre. Pendant ce temps-là, cinq ou six de ceux qui ont des fusils surveilleront les meurtrières qui défendent l’entrée et tireront dedans s’ils voient passer un canon de fusil. En même temps, vingt hommes, qui auront pris en passant dans le village toutes les échelles des greniers, traverseront les fossés du côté de Prisse et escaladeront les croisées vitement pour diviser ceux du dedans, tandis que quelques-uns, se répandant tout autour du château, tireront des coups de fusil dans les vitres et mèneront grand bruit : de cette manière, le comte et ses gens ne sauront où donner de la tête, et nous les aurons.

Tout ça bien expliqué, j’assignai à chacun son poste, et, tout étant convenu, j’ajoutai :

— Et qu’il soit bien entendu qu’on ne touchera pas à un bouton dans le château. Nous sommes de braves gens qui nous vengeons, et non des voleurs !

— Oui ! oui ! firent-ils tous à demi-voix.

Alors, je demandai :

— Quelle heure est-il, vous autres ?

Les vieux levèrent les yeux au ciel, et, entre deux nuages, regardèrent la position des étoiles.

— Il doit être environ les onze heures, dirent quelques-uns.

— Partons, et ne faisons pas de bruit.

Au moment de me mettre en route, je sentis quelqu’un qui me prenait le bras et je me retournai :

— Ah ! mon pauvre Jean, je vous avais bien dit de rester tranquille dans votre lit et de laisser faire les jeunes !

— Donne-moi le fusil, me répondit-il : il ne ferait que te gêner pour commander tout. Moi, j’ai bon œil encore, j’aviserai aux meurtrières : laisse-moi faire, j’ai plaisir de voir forcer ce loup dans son repaire.

— Comme vous voudrez, donc !

Et lui donnant le fusil, nous partîmes.

Nous marchions en silence. On n’oyait que le bruit sourd d’une troupe foulant la terre, et le froissement des branches, lorsque nous traversions les taillis. Une fois sur le grand chemin qui vient de Thenon et passe contre l’Herm, nous fîmes plus doucement encore, et, à mesure que nous approchions, chacun prenait plus de précautions. Les femmes même, quoique babillardes, ne disaient mot. À deux cents pas avant de sortir de la forêt qui venait jusqu’au village, ceux qui devaient porter le chevron, ayant arrangé leurs mouchoirs, se mirent ensemble. Ceux qui devaient écheler le château en firent autant, et tout le monde se remit en marche.

Les chiens des villages de Prisse et de l’Herm avaient été enfermés dans les étables ou les maisons, de manière que leurs abois ne firent pas trop de bruit. Tandis que ceux qui avaient été désignés pour ça allaient chercher les échelles dans les granges, nous autres tous, nous attendions. Le temps était toujours couvert et doux. Au milieu des vignes, des pêchers difformes s’entrevoyaient vaguement dans l’ombre. Au bord des terres, les noyers branchus haussaient leurs têtes rondes vers le ciel gris. Autour des maisons, des chènevières répandaient leur odeur forte. Au long d’une cour, un sureau fleuri poussé sur un vieux mur embaumait l’air, et près de là, dans le silence de la nuit, un rossignol chantait bellement. Le cœur me battait en ce moment ; non que j’eusse peur pour moi : depuis la mort de ma pauvre Lina, la vie ne m’était de rien, et je l’aurais donnée bon marché ; mais je craignais pour tous ces braves gens qui me suivaient, et je redoutais de ne pas réussir, sachant bien qu’en ce cas le comte leur en ferait payer les pots cassés.

Cependant, les autres étant revenus avec les échelles, je chassai ces idées et je ne pensai plus qu’à l’exécution. En passant devant chez Bertillou, ceux qui avaient noué leurs mouchoirs prirent le plus gros chevron et avancèrent lentement, marchant au pas, silencieusement sur la bruyère qui pourrissait dans les chemins du village. Alors, passant au devant, je fis descendre un drole leste dans les fossés et bientôt la porte de l’enceinte fut ouverte. Mais, malgré toutes les précautions, tout ça ne pouvait se faire sans quelque bruit, en sorte que les grands chiens courants du comte hurlèrent au fond de leur chenil. Heureusement, comme ça arrivait souvent, les gens du château n’y firent pas attention.

À ce moment, le chevron arriva, cheminant comme un monstrueux mille-pattes, et entra dans la cour. À quinze pas, les hommes se mirent à courir, fonçant sur la porte, et lui portèrent un rude coup qui retentit dans la tour de l’escalier, mais elle ne céda pas. Tandis que nos gens revenaient en arrière pour prendre du champ, des têtes effarées apparurent aux croisées du château, des cris se firent entendre et bientôt des lumières coururent partout à l’intérieur. À ce moment un second coup de chevron ébranla la porte.

— Courage, mes amis ! elle va céder ! m’écriai-je.

Au même instant, des coups de fusil furent tirés par quelques-uns des nôtres apostés autour du château, et ceux qui étaient montés aux échelles brisèrent les fenêtres à grand bruit.

Pendant que les porteurs du chevron reculaient pour choquer de nouveau la porte, des canons de fusil passèrent par les meurtrières qui défendaient l’entrée, et plusieurs coups de feu éclatèrent, tirés tant du dedans que par les nôtres. Les femmes se mirent alors à crier, voyant un homme blessé lâcher le chevron ; mais une belle gaillarde robuste galopa le remplacer. De cette même décharge, je me sentis cinglé à la joue et à l’épaule, mais je n’y pris garde, dans la grande excitation où j’étais.

— Hardi ! criai-je, cognez ferme ! la porte va tomber, cette fois !

Alors, d’un élan vigoureux, s’animant par leurs cris, nos hommes coururent sur la porte qui céda, la serrure arrachée, les barres brisées, les gonds tordus. Comme elle tenait encore quelque peu, le faure acheva de la faire tomber avec son lourd marteau.

— En avant !

Et empoignant la hache d’un homme, je m’élançai dans l’escalier, suivi de tous ceux qui étaient là, quelques-uns avec des lanternes, et enjambant les degrés quatre à quatre. Je fus bientôt au palier du premier étage, où étaient le comte et ses filles, ainsi que Mascret, tous à demi vêtus et se dépêchant de recharger leurs armes.

— Ah ! brigand ! m’écriai-je en me précipitant sur le comte, la hache levée.

Lui, n’ayant pas fini de recharger son fusil, le prit par le canon et essaya de m’assommer d’un coup de crosse.

Heureusement, je le parai avec ma hache, qui en retomba ; puis, aussitôt la levant de nouveau, dans un élan furieux, sans faire attention aux bourrades que Mascret et la plus jeune fille m’ajustaient par les côtes, à grands coups de canon de fusil, j’envoyai au comte un coup qui devait lui fendre la tête. Il fit un grand saut en arrière, évita le coup, et se trouva près de la porte d’entrée de la grande salle, où, heureusement pour lui, il fut saisi, et aussi le garde, par ceux de nos gens qui avaient escaladé les croisées en repoussant le piqueur et les autres domestiques.

— Ah ! mes amis, vous me faites tort ! dis-je, en abaissant ma hache, ne voulant pas le frapper maintenant qu’il était hors d’état de se défendre.

— Qu’on ne fasse de mal à personne maintenant ! ajoutai-je, en m’apercevant que le comte et les autres étaient malmenés un peu fort.

Trois des demoiselles, voyant leur père pris, s’étaient sauvées à l’étage au-dessus ; mais la plus jeune, qu’on appelait Galiote, se défendait encore comme un vrai diable, et repoussait à coups de crosse ceux qui voulaient la désarmer. Pour l’avoir sans la blesser, on arracha un grand rideau d’une fenêtre de la salle et on le lui jeta dessus. Pendant qu’elle cherchait à s’en dépêtrer, on lui ôta son fusil, et on la mit dans l’impossibilité de faire de mal à personne.

Après que le comte, Mascret, le piqueur et les autres eurent les mains attachées avec des cordons de rideaux, on les fit tous descendre dans la cour. Puis, suivi de quelques hommes, je montai l’escalier pour rechercher les trois autres demoiselles qui, moins braves que leur cadette, s’étaient enfuies. Après plusieurs portes barricadées qu’il fallut enfoncer, on les trouva cachées au fond d’un cabinet, derrière des robes accrochées au mur. Tremblantes de peur, elles se jetèrent aux pieds de ces paysans qu’elles avaient tant de fois maltraités.

— Ne craignez rien, leur dis-je, nous ne sommes pas de la race des Nansac, pour insulter ou battre des femmes : allez vous vêtir et revenez promptement.

Et je descendis. Dans la cour noire, où brillaient seulement quelques lanternes portées par des paysans, le comte était là, les mains liées, n’ayant sur lui que son pantalon et sa chemise toute en loques. Près de lui, épeurés, se tenaient les gens du château ; et tous ceux des villages, hommes et femmes, les entouraient et leur reprochaient leurs méfaits avec des injures et des gestes menaçants ; quelques-uns même commençaient à crier qu’il fallait faire passer le goût du pain au Nansac. Lui, très pâle, tâchait d’assurer sa contenance devant la « paysantaille », comme il avait coutume de dire, mais on voyait tout de même qu’il rageait et tremblait en même temps de se sentir à la merci de cette foule irritée qui grossissait maintenant des vieux et des petits droles des villages, réveillés par les coups de fusil.

Quand j’arrivai, une femme en cheveux gris, celle qui m’avait répondu la première, là-bas, à la Peyre-Male, écartait les gens, et, furieuse, envoya au comte un coup de bâton qui lui tomba sur le cou au mouvement qu’il fit :

— Foutu gueux ! ma drole est perdue par la faute de ton coquin de fils : tu vas payer pour lui !

Et à cette voix s’en joignaient d’autres, clamant leurs griefs au comte, et, dans la colère, lui portant les poings sous le nez, cependant que l’un le tenait déjà à la gorge et que les bâtons et les serpes se levaient sur sa tête : il était temps d’arriver.

Le sang découlait de ma joue, et je sentais ma blessure de l’épaule saigner sous ma veste ; mais malgré ça j’écartai la foule, et, levant le bras, je criai :

— Arrêtez !… Jusqu’ici, braves gens, je vous ai bien conseillés, n’est-ce pas ? Eh bien, écoutez-moi encore !… Vous avez tous à vous plaindre de cet homme et des siens ; il n’est pas de coquineries qu’il ne vous ait faites…

— Oui ! oui !

Et tous autour du comte, le poing tendu, ou brandissant une arme, lui crachaient ses canailleries à la face.

— Mais toi, Jacquou, me cria une femme, tu as le plus à te plaindre de tous !

— C’est vrai, Nadale ; cet homme est la cause que mon père est mort aux galères ; que ma mère est morte de misère, désespérée ; que ma pauvre Lina s’est allée jeter dans le Gour me croyant disparu à tout jamais ; pour moi, il m’a tenu quatre jours et quatre nuits dans le fond de l’oubliette de la prison, et si je n’y suis pas crevé de faim, lentement, mangé demi-vivant par les rats, c’est grâce au chevalier de Galibert…

» Ah ! tu nies, gredin ! — fis-je en voyant le comte secouer la tête.

» Allez avec une échelle dans la prison, — dis-je à trois ou quatre autour de moi, — levez la dalle et descendez dans ce tombeau, vous y trouverez les morceaux des cordes qui m’attachaient et que j’ai usées à grand’peine contre les murailles, et vous y verrez aussi des os pourris et tombant en poussière, de quelque malheureux qui y a été jeté autrefois.

Tandis que ceux-là allaient à la prison, je me donnai garde de la plus jeune fille du comte. Elle était là près de lui à moitié vêtue, dans une attitude crâne. Ses épais cheveux fauves brillaient comme des louis d’or et retombaient en masse sur ses épaules nues ; sa bouche serrée exprimait le mépris, les ailes de son nez un peu recourbé se gonflaient de colère, et ses yeux d’un bleu sombre m’envoyaient un regard haineux, pénétrant comme une lame d’épée.

Mais en ce temps-là, je n’avais pas froid aux yeux non plus, et je la regardai fixement sans ciller. C’était une belle fille de dix-huit ans, grande, bien faite et hardie, qui se tenait là, sans honte et sans embarras, à demi nue au milieu de tout ce monde. Non pas qu’elle fût dévergondée, car elle était la seule des quatre sœurs dont on ne dît rien, mais cette attitude venait de son dédain pour tous ces paysans qui à ses yeux n’étaient pas des hommes.

Moi, j’eus honte pour elle, et je lui dis :

— Allez vous vêtir.

Elle me dévisagea sans répondre, les bras nus toujours croisés sur sa poitrine, et ne bougea pas.

— Emmenez votre demoiselle, dis-je à une des chambrières, ou bien je vais la faire habiller par nos femmes, tout d’abord.

Alors elle se décida, mais si ses yeux avaient été des pistolets, j’étais mort.

Cependant les hommes étaient revenus et rapportaient de l’oubliette des bouts de corde et des débris d’ossements.

— À cette heure, nieras-tu ? méchant Crozat !

Il devint encore plus pâle, ferma les yeux et ne répondit pas.

— Il faut le pendre ! mille dieux ! il faut le pendre ! criaient quelques-uns.

— Si nous le pendons, m’écriai-je, il ne souffrira qu’un court instant ; dans deux minutes tout sera fini : nous avons mieux. Vous avez tous vu près de la Vézère, en allant à la dévotion de Fonpeyrine, les ruines du château de Reignac, dans la paroisse de Tursac. Il y avait là, avant la Révolution, un noble si gredin, si mauvais sujet pour les femmes, qu’on l’appelait dans le pays : le bouc de Reignac. Eh bien, ces ruines, c’est mon grand-père qui les a faites avec les gens de Tursac, fatigués des malfaisances de ce misérable. Lorsqu’on lui eut brûlé son château, le bouc de Reignac, déjà perdu de dettes, traîna dans le pays quelque temps et finit par crever de rage et de misère : ainsi se débarrassa-t-on de lui…

» Puisque vous êtes tous d’accord que j’ai le plus à me plaindre de cet homme, laissez-moi en faire justice. La plus grande punition pour lui, pire que la mort, c’est d’être ruiné, de traîner, lui si fier, si orgueilleux, une existence méprisée ; ce qui arrivera de force, car, sans le sou, il n’aura plus d’amis, attendu que les autres nobles ne l’aiment ni ne l’estiment non plus que les paysans.

Ici le comte essaya de ricaner.

— Tu le sais bien, Crozat, qu’ils ne te prennent pas pour un des leurs ! qu’ils se souviennent de ton grand-père, le porteur d’eau auvergnat !

Et je repris :

— De même que les gens de Tursac ont brûlé Reignac, il nous faut brûler l’Herm. L’abolition totale de ce repaire de bandits achèvera de ruiner ce prétendu seigneur, qui s’en ira mendier de château en château une pitié méprisante qui sera son plus grand châtiment !…

» Croyez-m’en, mes amis ! je suis d’une race où l’on s’y connaît. Du temps de Henri IV, un de mes anciens, chef d’une troupe de croquants, brûlait les châteaux des nobles, tyrans du pauvre paysan, et c’est de celui-là que nous vient ce sobriquet de Croquant ! Mon grand-père brûla Reignac, comme je viens de le dire ; moi, j’ai commencé, il y a treize ans, en brûlant la forêt de l’Herm, et, aujourd’hui, je vais faire flamber le château !

— C’est ça ! c’est ça !

— Allons, empilez des fagots partout, dans la cuisine, dans les salles du bas ; montez de la cave les barriques d’eau-de-vie, l’huile du bac, et nous allons voir un beau feu de joie !

Tandis que les gens couraient à l’ouvrage, la chambrière sortit du château et vint vers moi :

— Mademoiselle ne veut pas descendre.

— J’y vais, répondis-je, venez me montrer où elle est.

Arrivés en haut, je vis la jeune fille habillée, et assise dans un coin de la chambre.

— Il faut descendre, lui dis-je : nous allons brûler le château.

Elle me regarda durement, sans répondre.

— Si vous ne venez pas de bon gré, vous viendrez de force.

Et je m’avançai vers elle.

À ce moment, elle leva un petit poignard sur moi et essaya de me frapper ; mais je lui attrapai le poignet à la volée et je la désarmai.

— Quoique vous me le donniez un peu par force, je le garde pour le moment ! dis-je en mettant le poignard dans la poche de ma veste.

Et, en même temps, la saisissant à bras-le-corps, je l’emportai, nonobstant sa résistance.

Ce que c’est que l’homme ! Malgré toute ma haine pour le comte de Nansac, haine qui rejaillissait sur les siens, en emportant cette belle créature à travers les salles et les corridors, j’étais ému. Le souffle de son haleine sur ma figure, et contre moi ce corps superbe se mouvant pour m’échapper, me faisaient passer dans le cerveau de ces folies brutales de soudards prenant une ville d’assaut. La vue du sang qui coulait de ma joue, tombant sur le front de la Galiote, achevait de me griser. Et puis nous étions seuls : la chambrière avait dégringolé les escaliers, épouvantée à la pensée du feu. Je m’arrêtai en traversant un corridor.

— Tenez-vous tranquille ! lui dis-je rudement en plongeant mes yeux dans les siens et en la serrant plus fort, tandis qu’elle cherchait à me griffer.

Elle comprit, et ne bougea plus ; un instant après, je la déposais sur ses pieds, près de son père.

Puis, tout étant prêt, je pris une lanterne à un homme ; mais, au moment où j’allais vers la grande salle, une voix s’écria :

— Et le capelan ?

Foutre ! personne n’y avait songé.

— Allez donc le quérir, dis-je, et faites vite.

Un moment après, le gros dom Enjalbert arriva dans la cour, traîné par trois ou quatre hommes qui l’avaient découvert caché dans les galetas. Le malheureux criait comme un porc qu’on va saigner, ne s’interrompant que pour demander grâce d’une voix piteuse.

— Allons, tais-toi, braillard ! ne vois-tu pas tous les autres sur pied ?… Il n’y a plus personne ? Alors, en avant !

Et entrant dans le château, je défonçai à coups de hache deux barriques d’eau-de-vie qui se répandirent sur le plancher, puis j’y mis le feu, et je ressortis.

À travers les croisées, ouvertes pour aviver le feu, on voyait la flamme bleuâtre s’élever, frôlant les murs, enveloppant les meubles, grimpant aux rideaux et enflammant les fagots entassés dans la grande salle. Un quart d’heure après, un énorme bûcher flambait jusqu’au plafond, et l’incendie attaquait les pièces voisines. Les baies s’illuminaient successivement à mesure que le feu gagnait, et, une heure après, tout l’intérieur n’était plus qu’une immense fournaise, vomissant par les ouvertures des torrents de flammes qui, comme des langues ardentes, léchaient les murs extérieurs. Puis le feu s’élançant à l’escalade gagna les hauts étages, et bientôt les vieilles charpentes de châtaignier, chauffées à force, prirent feu comme des allumettes de chènevottes. Alors les ardoises commencèrent à pleuvoir dans la cour, surchauffées par les lambris qui brûlaient : il fallut se reculer. Enfin, la couverture s’étant effondrée avec fracas, les flammes montèrent dans les airs par les travées, jetant au loin sur les coteaux des reflets rougeâtres, tandis qu’à Rouffignac et à Saint-Geyrac le tocsin sonnait à coups précipités.

— Oui ! oui ! sonnez ! sonnez !

Lorsque les gens réveillés par les cloches voyaient que c’était le château de l’Herm qui brûlait, ils ne se dérangeaient pas, disant : « Ça n’est pas un grand malheur ! » Et, s’il en venait quelques-uns, c’était par curiosité.

Quoique ces vieux bois flambassent à plaisir, les poutres et les chevrons, très forts, résistèrent longtemps ; mais pourtant, sur le matin, la charpente s’affaissa, entraînant les restes des poutres des étages inférieurs et faisant jaillir vers le ciel des milliasses d’étincelles. Alors il ne resta plus entre les murs calcinés que des débris de bois noircis brûlant sur un grand amas de braise.

À ce moment, j’entendis deux hommes se chamailler derrière moi, et, me retournant, je vis qu’ils se disputaient un fusil double, enlevé à ceux du château.

— Ce n’est pas la peine de débattre entre vous de la chape à l’évêque, mes amis. Vous savez ce qui est convenu : nul n’emportera un bouton.

Et, prenant le fusil, j’allai le lancer dans le feu par une croisée, et je revins.

— Maintenant que justice est faite, qu’on laisse aller tout ce monde ! dis-je en montrant le comte et les siens, blêmes et frissonnants sous l’air frais du matin, malgré le brasier ardent d’où montaient quelques nuages de fumée bleuâtre.

Lorsque, une fois déliés, ils se furent éloignés se dirigeant vers leur plus proche métairie, j’ajoutai :

— Et vous autres tous, gardez la recordance que moi seul ai mis le feu au château, rejetez sur moi ce qui s’est passé, je prends tout sur mon compte.

Là-dessus, comme je pensais bien que je ne tarderais pas à recevoir la visite des gendarmes, je m’en fus tout droit à Thenon, avec deux autres blessés, pour nous faire tirer les balles de la chair.

Le lendemain, à la pointe du jour, on heurta fortement à la porte. Jean se leva et revint disant :

— Les gendarmes sont là.

— Dites-leur que j’y vais.

Et, m’étant habillé, je lui donnai le poignard de la demoiselle Galiote :

— Gardez-moi cet outil, Jean, et au revoir !


Les gendarmes m’ayant enchaîné les mains, me mirent entre eux, et s’en furent vers Prisse, puis à l’Herm, faisant se musser les petits droles épeurés. Après qu’ils eurent rassemblé tout le monde dans l’enceinte du château, devant les ruines fumant encore, le juge de paix et le maire commencèrent des interrogats à n’en plus finir. Mais ça n’était pas chose facile : il fallait arracher les réponses aux gens, comme avec un tire-bouchon ; et encore, ça ne les avançait guère, car ces réponses ne disaient pas grand’chose. Pour moi, j’avouai hautement que j’étais le seul coupable, que j’avais tout fait ; mais ils disaient que ça n’était pas possible, pour ce qui était de la prise du château. Enfin, sur les renseignements du maire et les dénonciations du comte, d’après les ordres du juge les gendarmes ramassèrent au petit bonheur cinq ou six paysans, de ceux réputés mauvaises têtes, méchants sujets, et, nous ayant enchaînés deux par deux, nous emmenèrent à Montignac. Le matin, on nous tira de bonne heure d’un endroit puant où nous avions couché sur la paille, pour nous conduire à Sarlat.

Au juge d’instruction qui nous interrogea, je répondis, comme au juge de paix, que c’était moi qui avais tout fait, allumé le feu, et le reste : les autres, comme il était convenu, me mirent tout sur le dos. Cependant, comme ça n’était pas possible, le juge s’entêta à nous faire avouer ; mais il avait affaire à de plus têtus que lui. Alors il nous laissa tranquilles quelques jours, et une grande enquête commença. Tous ceux des villages d’autour de l’Herm furent mandés à la mairie de Rouffignac, où siégeaient le procureur, le juge d’instruction et un greffier, assistés des estafiers de la justice. Mais ils ne salirent guère leur papier à écrire les réponses : personne ne savait rien ; tous étaient venus oyant le tocsin, ou voyant le feu ; quant à ce qui s’était passé avant, personne n’avait rien vu. Cependant, comme ces messieurs ne voulaient pas rentrer bredouilles, on tria encore dans tout ce monde trois hommes qui vinrent nous rejoindre à la prison de Sarlat.

Nous n’étions pas trop mal dans cette prison. Le geôlier, seul pour tous les prisonniers, se faisait aider par sa fille à nous apporter la soupe. Cette fille était une grande pâle, qui avait l’air d’être poitrinaire. Elle s’intéressait fort à nous ; à moi surtout, qu’elle prenait, je crois, pour un chef de bandits célèbre. De temps en temps, elle m’apportait des compresses pour mettre sur mon épaule qui me cuisait fort, et sous prétexte de voir si nous ne cherchions pas à nous sauver, elle venait dix fois le jour à une fenêtre grillée qui donnait sur la petite cour, entourée de hauts bâtiments, où nous sortions, et me faisait part de ce qui se disait en ville sur notre compte. Sur sa demande, je lui racontai mon histoire, qui l’intéressa tellement, qu’un soir elle me proposa de me faire sauver.

— Pauvre petite, lui dis-je, je vous suis bien obligé de ça et je n’oublierai jamais votre bon cœur ; mais vous pensez bien que je me ferais couper le cou plutôt que d’abandonner ceux qui m’ont suivi ; et puis votre père en pâtirait fort, vous entendez bien ?

On nous garda plus d’un mois et demi à Sarlat. Dans les commencements, le juge nous faisait venir pour nous interroger quasi tous les matins, moi principalement. Le mâtin savait son métier, et il me posait quelquefois des questions à double tranchant comme un couteau de tripière, d’où j’avais quelque peine à me démêler. Lorsque ça m’arrivait, je faisais le niais, celui qui ne comprend pas, pour me donner le temps de réfléchir. Les autres, eux, ne savaient rien, n’avaient rien vu, rien entendu, sinon les cloches sonnant au feu, qui les avaient fait accourir à l’Herm. Enfin, voyant qu’il ne tirait pas grand’chose de nous, le juge finit par nous laisser tranquilles et grabela son affaire tout seul.

Quoique nous ne fussions pas trop mal là, je m’y ennuyais fort, car, comme le disait le chevalier, « il n’y a pas de belle prison, ni de laides amours », et de plus il me tardait d’être jugé. Aussi fus-je content, lorsqu’un matin le geôlier nous réveilla de bonne heure.

— Vous partez pour Périgueux, dit-il.

Quand nous fûmes prêts, il nous donna à chacun un morceau de pain ; puis les gendarmes vinrent qui nous attachèrent deux à deux.

Au moment où nous partions, la fille du geôlier accourut, et me dit :

— Que Dieu vous garde ! je vais faire brûler un cierge pour vous autres.

Et, en disant ça, elle me regardait, les yeux mouillés, et de telle façon que je connus que c’était pour moi qu’elle parlait ainsi sous le couvert de tous.

Ça me toucha au cœur :

— Grand merci ! lui répondis-je, grand merci de votre bonté !

En ce temps-là, on ne portait pas comme aujourd’hui les prisonniers en voiture, ni en chemin de fer, pour la bonne raison qu’il n’y avait pas de chemins de fer, ni guère de voitures, et de celles-ci, les quelques-unes qu’il y avait, les pauvres diables n’y montaient pas.

On avait tellement parlé de notre affaire au pays sarladais, dans les marchés, les foires, et, le dimanche, devant la porte des églises, que tout le long de la route les gens nous voyant passer disaient : « Ce sont les incendiaires de l’Herm » ; et ils nous apportaient à boire, ce qui n’était pas de refus, car la chaleur était grande.

Il nous fallut trois jours pour faire la route, mais il faut dire que nous ne marchions pas vite, plusieurs ayant aux pieds les lourds sabots avec lesquels ils avaient été pris. Notre premier gîte d’étape fut à Montignac, où l’on nous enferma dans la prison puante que nous connaissions déjà. Comme nous y arrivions, un grand vieux qui était là avec quelques autres nous cria :

— Bon courage, citoyens !

— Merci ! lui répondis-je, merci bien ! Nous n’en manquerons pas !

Plus tard, je sus que ce vieux était le Cassius dont M. de Galibert nous avait parlé une fois. Brave homme, il l’était, car, ne pouvant faire autre chose, il trouva moyen de nous faire passer un cornet de tabac à priser pour ceux qui en usaient.

Le second jour, nous ne fîmes que deux grandes lieues de pays, jusqu’à Thenon ; mais la troisième journée fut dure, surtout pour ceux qui traînaient leurs sabots, car l’étape est longue, de sorte que nous arrivâmes tard à Périgueux, où l’on nous boucla incontinent à la prison, qui était en ce temps dans l’ancien couvent des Augustins, sur les allées de Tourny.

Le lendemain, le président des assises vint m’interroger et me demanda si j’avais un avocat.

— Oui, monsieur, lui répondis-je, c’est M. Vidal-Fongrave.

— Ah ! M. Vidal-Fongrave ?

— Oui, monsieur, il nous défend tous.

Et alors je compris à son étonnement que notre affaire ne lui paraissait pas bonne, car M. Fongrave, l’« Honnête-Homme », comme on l’appelait, avait la réputation de ne pas se charger d’affaires injustes.

Je lui avais écrit de Sarlat pour le prier de nous défendre, et je lui avais raconté tout au long ce qui s’était passé. Après que nous fûmes arrivés à Périgueux, il venait souvent à la prison et nous voyait tous, moi principalement, afin de bien connaître l’affaire. Je me souviens qu’un jour, après que je lui eus exposé mon plan et raconté comment je m’y étais pris pour forcer le château, il me dit en me tutoyant, comme m’ayant vu tout petit :

— Tu aurais dû te faire soldat ! tu as la bosse du métier.

— Ma foi, monsieur Fongrave, j’ai tiré un bon numéro et je n’ai point eu envie de m’enrôler ; j’aime trop ma liberté.

Ensuite, en causant de notre défense, il me dit qu’un grand nombre de gens de l’Herm et des villages voisins étaient cités comme témoins à décharge, et qu’il espérait que les dépositions de toutes ces victimes du comte pèseraient sur la décision des jurés.


Le jour qu’on commença notre procès, c’était le 29 juillet 1830. Il y avait grande rumeur dans le palais, et les avocats et tous les curieux conféraient des nouvelles de Paris qui annonçaient la révolution. Les témoins appelés par le procureur étaient le comte, ses filles, et tous ceux du château : personne autre n’avait rien vu. Dans une affaire où beaucoup de gens sont mêlés, c’est rare qu’il n’y ait pas quelque gredin acheté à bons deniers pour trahir les autres ; mais ici rien de pareil, nul ne broncha. Le Nansac me chargea fort, ainsi que dom Enjalbert qui raconta tant de choses, qu’on eût cru que lui seul savait tout ce qui s’était passé. Il m’impatienta tellement que je finis par lui dire :

— Et comment avez-vous pu voir tout ça, étant caché derrière un coffre dans le grenier ?

Tout le monde s’esclaffa de rire, ce qui lui coupa totalement la parole.

Les trois demoiselles aînées ajoutèrent aussi quelque peu à la vérité, d’où je connus que ceux qui avaient eu le plus de peur étaient ceux qui me chargeaient le plus.

Car la plus jeune, elle, ne témoigna rien que la vérité. Comme le président, pour guirlander mon affaire, avait donné à entendre que, lorsque j’avais été la chercher, j’avais essayé de la violenter, elle dit nettement qu’il n’en était rien ; que j’étais le chef de cette bande de brigands qui avait attaqué le château ; que moi seul y avais mis le feu ; qu’elle regrettait fort de n’avoir fait que me blesser de son coup de fusil, mais qu’autrement elle n’avait rien à me reprocher.

— Pourtant, mademoiselle, répliqua le président, l’accusé Ferral avait des égratignures au visage, et vous-même aviez du sang sur la figure.

— J’ai pu lui donner quelques coups d’ongles en me débattant, lorsqu’il m’emportait hors du château ; quant au sang que j’avais au front, c’était celui de sa blessure à la joue qui coulait sur moi.

— Voyons, mademoiselle, peut-être éprouvez-vous quelque confusion bien naturelle, à confesser cette tentative ; mais rassurez-vous, votre réputation n’en peut souffrir à aucun degré : dites-nous bien toute la vérité.

— Je l’ai dite tout entière, monsieur : je hais l’accusé, mais je n’ai pas de griefs personnels contre lui. Je dois même ajouter que sans lui, mon père aurait été certainement assommé par la foule furieuse.

— C’est bien, allez vous asseoir, fit sèchement le président.

Et puis commença le long défilé des témoins à décharge. À mesure que tous ces pauvres gens, victimes des violences cruelles et des odieuses vexations du comte, faisaient le récit naïf de leurs misères, on voyait le nez du procureur s’allonger dans ses papiers où il se donnait le semblant de chercher quelque chose, tandis que le président tapait de petits coups impatients sur son bureau avec un couteau à papier. Quant aux jurés, il était visible que cette audition leur produisait une bonne impression.

La comparution du chevalier de Galibert eut un grand succès, de curiosité d’abord, car en ville on avait oublié ces anciens costumes de nobles de l’ancien régime, tels que le sien, et ensuite son témoignage me fut tellement favorable que le public, qui s’intéressait à nous, faisait entendre des murmures d’approbation.

Lorsqu’il eut achevé, M. Vidal-Fongrave se leva :

— Monsieur le président, je voudrais demander à M. le chevalier de Galibert de nous faire connaître son opinion sur M. le comte de Nansac.

— La question me paraît inutile…

Mais déjà le chevalier répondait vivement :

— Je n’éprouve aucun embarras à m’expliquer sur ce point. Un vieux proverbe dit :

On fait carême prenant avec sa femme, Pâques avec son curé.

J’y ajoute : « Et le sabbat avec le comte de Nansac. »

Qui le suit, mal s’en suit.

Quoique ce fût un peu tiré par les cheveux, il y eut là-dessus des rires et une grande rumeur dans l’auditoire nonobstant les vives admonestations du président. Puis, comme il était heure tarde, l’affaire fut remise au lendemain, pour le réquisitoire du procureur et la plaidoirie de Me Fongrave qui nous défendait tous.

Le lendemain on savait qu’à Paris le peuple avait battu les Suisses, la garde royale, et que Charles X était en fuite. Ces nouvelles estomaquèrent quelque peu les gens de la justice qui attendaient autre chose ; mais pourtant ça n’empêcha pas le procureur de demander ma tête avec âpreté. Ce n’était point l’homme juste qui s’élève au-dessus des hommes et des choses, qui pèse les circonstances, scrute les motifs, tient compte des événements et requiert le châtiment qui dans sa conscience lui paraît équitable : non, son métier était de me faire guillotiner, et il faisait tout son possible pour y arriver. Il assura que j’avais le crime dans le sang, témoin cet ancien à moi, pendu autrefois pour révolte et incendie, à qui je devais le sobriquet injurieux de Croquant. De celui-là, il passa à mon grand-père emprisonné à la veille de la Révolution pour avoir brûlé le château de Reignac ; puis vint à mon père, le meurtrier de Laborie, mort au bagne, et enfin, arrivant à moi, il dit que j’avais dépassé mes ancêtres en précoce perversité, puisque, avant d’incendier l’Herm, à l’âge de huit ans j’avais brûlé la forêt du comte. Ensuite après avoir longuement assuré que la haine des riches était le seul mobile de mon crime, il passa aux autres accusés. Pour ceux-là, il ne refusait pas les circonstances atténuantes, il se contentait des galères à perpétuité. Mais pour moi, qui avais conçu, comploté et exécuté le crime, comme cela résultait de mes propres aveux, il fallait que ma tête tombât : et en même temps, d’un geste de sa main sèche, il semblait me la couper lui-même.

Moi, j’écoutais tout ça distraitement, sans beaucoup m’en émouvoir ; ma pensée était ailleurs. Je revoyais mon pauvre père assis sur ce même banc où j’étais, et ma mère mourant sur un grabat dans toutes les affres du désespoir ; je songeais à ma chère Lina gisant au fond de l’abîme du Gour, et, me laissant aller à toutes ces tristes pensées, je me disais que maintenant, ayant vengé ceux que j’aimais, ma tâche faite, la mort n’avait rien d’effrayant…

— Maître Fongrave, vous avez la parole, dit le président.

Et alors notre avocat se dressa en pieds, posa son bonnet devant lui et commença ainsi d’une voix grave et profonde son plaidoyer, reproduit en entier le lendemain, par le journal l’Écho de Vésone  :


« Messieurs les jurés,

» Il me semble entrevoir à travers les siècles quelques traces de la justice inconsciente des choses. Ce n’est pas certes, cette justice haute et sereine à laquelle aspire l’humanité, mais une sorte de talion vengeur qui fait que l’oppression engendre la haine, que la tyrannie suscite la révolte, que la violence appelle la violence, et l’injustice la violation des lois de la justice.

» L’affaire qui vous est soumise n’est qu’un épisode de cette longue suite de soulèvements de paysans, amenés par des vexations cruelles, une insolence sans bornes et par la plus brutale oppression.

» Tous les coupables ne sont pas là sur ce banc derrière moi, messieurs ! Il y manque celui dont les agissements criminels ont amené les événements dont les accusés ont à répondre ; il y manque ce prétendu gentilhomme, ce petit-fils orgueilleux d’un vilain qui ramassa des monceaux d’or impur dans le ruisseau de la rue Quincampoix…

— Maître Fongrave, interrompit le président, ces appréciations rétrospectives sont inutiles ; vous n’avez pas à rechercher les origines de la fortune d’une honorable famille ; tenez-vous-en aux faits de la cause : la propriété doit être respectée…

— Monsieur le président, je souscris pleinement à cette maxime… Je respecte donc la fortune acquise par un labeur honnête et persévérant, et je respecte aussi la propriété qui est le fruit visible du travail. Mais lorsqu’une fortune est édifiée sur la ruine publique, lorsque la propriété provient d’une vaste escroquerie, j’ai le droit comme homme et comme avocat de les flétrir et de les mépriser !

» Je disais, messieurs les jurés, que le plus coupable était cet anobli qui apparaît en ce siècle comme un monstrueux anachronisme.


Et alors, reprenant les dépositions des témoins à décharge, M. Fongrave fit le tableau effrayant des misères, des vexations, des cruautés subies par les paysans voisins du comte. Il le peignit tel qu’il était, orgueilleux, dur et méchant, foulant sans pitié les pauvres gens, les écrasant sous une tyrannie capricieuse et arbitraire, faisant le mal uniquement pour le plaisir de le faire, et le faisant impunément grâce à la coupable faiblesse des autorités :

— Voilà, s’écria-t-il, où nous en sommes quarante ans après la proclamation des droits de l’homme ! Et maintenant, messieurs, ne pourrait-on s’étonner que les voisins du comte de Nansac aient poussé la patience jusqu’à la longanimité ? qu’ils n’aient pas su dire plus tôt : « Non ! »

Puis, passant à moi en particulier, il fit l’histoire de ma vie misérable dès ma première enfance, et raconta tous mes malheurs causés par la méchanceté barbare du comte. Lorsqu’il montra mon père miné par la fièvre, expirant sur le lit de camp du bagne ; qu’il fit voir ma mère, la vaillante femme, mourant affolée par les angoisses du désespoir, je mis un instant ma tête dans mes mains et j’essuyai mes yeux humides.

Et à mesure qu’il continuait, montrant la haine semée dans mon cœur par la malfaisance du comte, grandissant, se fortifiant avec l’âge, et la résolution de venger mes malheureux parents devenue pour moi une sorte de vertu en l’absence de toute justice humaine, on voyait sur la figure des jurés transparaître la pitié. Puis, lorsqu’il en vint à ces quatre jours que j’avais passés dans le cul de basse-fosse de l’Herm, torturé par la faim et la désespérance, destiné à être dévoré à moitié vivant par les rats, il y eut dans le public un frémissement suivi d’un murmure sourd.

— Comment cet acte d’odieuse tyrannie qui nous reporte aux plus tristes temps de la féodalité, comment cet abominable crime est-il resté impuni ? s’écria-t-il. Comment ce coupable, qui perpétue dans ce siècle les plus criminelles violences des plus méchants hobereaux du temps passé, n’a-t-il pas été atteint et puni ?

» Ah ! il ne faut pas s’étonner, messieurs, que lorsque la justice et l’humanité sont ainsi outragées et violées impunément, la vindicte populaire s’élève et juge sommairement les coupables ! Heureux lorsque, comme dans cette affaire, elle se borne à des représailles matérielles !

» Si l’on consulte l’histoire, on voit que, jusqu’à la Révolution qui en fut comme la synthèse, tous les soulèvements populaires ont été causés par la tyrannie cruelle des puissants : Bagaudes, Pastoureaux, Jacques, Gauthiers, Croquants…

— Arrivez au déluge, maître Fongrave ! dit le président qui, depuis le commencement de cette plaidoirie, s’agitait fiévreusement sur son fauteuil.

— J’y suis, monsieur le président ! Ce déluge, c’est le flot populaire qui, dans ces trois jours de tempête, a submergé le trône de Charles X, en ce moment sur le chemin de l’exil !…

À cette réplique envoyée d’une voix forte, les applaudissements éclatèrent dans le public, malgré les menaces du président. Après que le silence fut rétabli, M. Fongrave continua :

— Messieurs, je termine. De même que tous ces révoltés, dont j’aurais pu grossir l’énumération ; de même que tous les innommés de l’histoire qui ont, eux aussi, essayé en vain, pendant des siècles, de soulever le fardeau qui les écrasait, ou, pour mieux dire, la pierre du tombeau qui les recouvrait ; de même, dis-je, que tous ces malheureux ont été absous par la postérité, ceux-ci doivent être acquittés par vous. Ce qu’ils ont fait, leurs ancêtres l’ont fait. Poussés à bout par des brutalités insolentes, par des cruautés gratuites, par la violation humiliante de leur dignité d’hommes, ils se sont révoltés. Puisque la loi n’existait pas pour eux, puisque ceux qui devaient les protéger contre ces vexations arbitraires et ces violences sans nom les ont abandonnés, puisqu’on les a relégués pour ainsi dire hors du droit et de la justice, je le dis bien haut : ils sont excusables ; je dirais presque : innocents ! Eux pauvres, chétifs et opprimés, ils ont voulu se remettre en leur droit naturel et, par manière de dire, de bêtes redevenir hommes : qui oserait les condamner ? Certes, ce n’est pas dans le pays de La Boëtie qu’il se trouvera douze citoyens pour souffleter ainsi l’humanité ! Messieurs les jurés, je remets avec confiance le sort de tous ces accusés entre vos mains, certain qu’en ce moment où le peuple de la capitale a chassé ceux qui voulaient confisquer toutes nos libertés, vous les rendrez à leurs familles. Ferral et ses compagnons ont fait en petit ce que les Parisiens ont fait en grand : à défaut de la loi, ils ont appelé la force au service de la justice. Acquittez-les, messieurs ! la Révolution, triomphante à Paris, ne peut être condamnée ici ! Acquittez-les, et vous comblerez les vœux de vos concitoyens qui vous béniront pour avoir jugé, non en froids légistes, mais en hommes de cœur que rien de ce qui touche à l’humanité ne laisse indifférents !

Et M. Fongrave se rassit au bruit des applaudissements.

Le procureur du roi fut tellement déferré par l’effet de cette plaidoirie, visible sur la physionomie des jurés, qu’il jugea inutile de répliquer. Quant au président, il essaya bien, en faisant son résumé, d’effacer cette impression en faisant ressortir, en grossissant les raisons du procureur et en amoindrissant celles de notre avocat, mais rien n’y fit : après une demi-heure de délibération, le jury revint avec un verdict d’acquittement pour tous les accusés.

À la sortie, toute une foule nous attendait curieusement pour nous voir de plus près, tant les gens des villes sont badaurels. Je crois bien avoir dit ça déjà, mais c’est que l’occasion de le dire se présente souvent. En voyant ces curieux qui se bousculaient disant : « Les voilà ! les voilà ! » je pensais en moi-même : « Il y en aurait encore bien davantage s’il s’agissait de nous couper le cou ! » Mais je n’en dis rien pour ne pas gâter la joie des autres qui avaient eu peur de ne pas revoir leur monde.

Nous allâmes tous gîter dans cette petite auberge de la rue de la Miséricorde où nous avions logé, ma mère et moi, lors du procès de mon père. Il n’y avait pas assez de lits pour tous ; mais, en ce temps-là, il était ordinaire en voyage, surtout pour les pauvres gens, de coucher deux ou trois ensemble, ce que nous fîmes. Le lendemain matin, nous allâmes tous en troupe remercier M. Fongrave et lui demander ce que nous lui devions.

— Ah ! fit-il, sachant que nous étions bien pauvres, ce n’est rien, mes amis. Je suis assez payé de ma peine par le plaisir de vous avoir aidés à vous tirer d’une méchante affaire : allez-vous-en tranquilles chez vous autres.

Et après qu’il nous eut à tous donné la main, nous le quittâmes après lui avoir renouvelé nos remerciements et l’avoir assuré de notre reconnaissance. Ça n’est pas pour dire, mais il n’avait pas obligé des ingrats, car, tant qu’il a vécu, tous lui ont marqué que nous n’avions pas oublié sa bonté. C’était les uns une paire de poulets ou de chapons, ou une panière de beau fruit, ou un pot de miel, ou des pigeons ; d’autres lui portaient un chevreau, un agneau ou un piot, autrement dit un dindon. Moi, je lui avais fait une rente annuelle d’un lièvre que je lui envoyais par Gibert, l’épicier de Thenon, qui allait tous les ans à la foire des Rois faire ses emplettes ; sans compter aussi quelques bécasses quand j’en trouvais l’occasion.

Ayant pris congé de M. Fongrave et dévalé la place du Greffe, nous traversâmes le Pont-Vieux, les Barris, et nous voilà sur la grande route de Lyon, partis pour la Forêt Barade, où nous arrivâmes à soleil entré, tous bien contents de la revoir.