Jean-Jacques Rousseau (Lemaître)/Troisième conférence

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 71-104).

TROISIÈME CONFÉRENCE

LE « DISCOURS SUR LES SCIENCES ET LES ARTS » LA RÉFORME MORALE DE ROUSSEAU.


J’ai traité aussi complètement que j’ai pu la question de Thérèse et de l’abandon des cinq enfants. J’ai présenté les diverses explications que donne Rousseau, et celles qu’il ne donne pas. Mais en voici une autre, d’ordre général, et qui rend compte de beaucoup d’actes de sa vie.

Nous avons, de Joubert, une longue lettre (six ou sept pages) à Molé sur Chateaubriand, écrite le 21 octobre 1803, et qui est une merveille d’analyse, on pourrait dire d’anatomie psychologique.

Nous y lisons vers la fin :

Il y a dans le fond de ce cœur (le cœur de Chateaubriand) une sorte de bonté et de pureté qui ne permettra jamais à ce pauvre garçon, j’en ai bien peur, de connaître et de condamner les sottises qu’il aura faites, parce que à la conscience de sa conduite, gui exigerait des réflexions, il opposera toujours machinalement le sentiment de son essence, qui est fort bonne.

Il me semble que cela convient singulièrement aussi à Rousseau. Et voici un passage des Confessions qu’on dirait écrit exprès pour illustrer par Rousseau la remarque de Joubert sur Chateaubriand.

C’est dans le voyage que fit Jean-Jacques à Genève en 1754. Il revoit madame de Warens, tout à fait déchue :

Ah ! écrit-il, c’était alors le moment d’acquitter ma dette. Il fallait tout quitter pour la suivre, m’attacher à elle jusqu’à sa dernière heure, et partager son sort, quel qu’il fût. Je n’en fis rien. Distrait par un autre attachement, je sentis relâcher le mien pour elle, faute d’espoir de pouvoir le lui rendre utile. Je gémis sur elle et ne la suivis pas. De tous les remords que j’ai sentis en ma vie, voilà le plus vif et le plus permanent.

(Là, décidément, il exagère, car enfin le remords de ses enfants abandonnés a dû ou aurait dû être pire ; mais il passe sa vie à exagérer.)

Je méritai par là, continue-t-il, les châtiments terribles qui depuis lors n’ont cessé de m’accabler. Puissent-ils avoir expié mon ingratitude ! Elle fut dans ma conduite ; mais elle a trop déchiré mon cœur pour que jamais ce cœur ait été celui d’un ingrat.

Autrement dit : « J’ai pu agir comme si j’étais un ingrat ; mais je n’ai pu être un ingrat puisque j’ai un bon cœur ». Ou bien encore : « J’ai abandonné mes enfants, mais je n’ai pu être un mauvais père, parce que je suis un homme plein de sensibilité. » C’est là de la psychologie proprement vaudevillesque : car notez que c’est tout à fait la logique de Jobelin dans Le plus heureux des trois : « Nous t’avons trompé, Marjavel !… Je n’ai pas de remords parce que je me repens. » Ainsi Jean-Jacques, pénétré de sa bonté intime, se juge toujours sur ses sentiments, non sur ses actes. C’est extrêmement commode. C’est en somme une déviation profane de la doctrine de l’« amour pur » de Molinos et de madame Guyon, doctrine où les actes sont indifférents pourvu qu’on aime Dieu. Tant il est vrai que toutes les erreurs laïques correspondent à quelque forme d’hérésie !

Nous nous souviendrons de cela quand nous rencontrerons dans Émile la morale du sentiment et l’invocation à la conscience.

      *       *       *       *       *

En attendant, reprenons Jean-Jacques où nous l’avons laissé. Il vient donc de se « mettre » avec Thérèse. Il mène une vie simple et toute populaire, qu’il nous décrit de façon savoureuse :

Si nos plaisirs pouvaient se décrire, ils feraient rire par leur simplicité ; nos promenades tête à tête hors de la ville, où je dépensais magnifiquement huit ou dix sous à quelque guinguette ; nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux petites chaises posées sur une malle qui tenait la largeur de l’embrasure. Dans cette situation, la fenêtre nous servant de table, nous respirions l’air, nous pouvions voir les environs, les passants, et, quoique au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas composés, pour tous mets, d’un quartier de gros pain, de quelques cerises, d’un petit morceau de fromage, et d’un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux ! Amitié, confiance, intimité, douceur d’âme, que vos assaisonnements sont délicieux ! Quelquefois nous restions là jusqu’à minuit sans y songer et sans nous douter de l’heure, si la vieille maman ne nous en eût avertis.

(Ah ! que vient faire cette vieille ?…) C’est égal, cette simplicité de goûts, très sincère chez Jean-Jacques, est un de ses charmes, et que rien ne pourra lui enlever.

Cependant, à travers des découragements et des paresses, il cherche à se faire sa place, soit dans la musique, soit dans la littérature, et particulièrement au théâtre ; et c’est à cela qu’il songe entre 1741 et 1749.

Plus tard, il répétera à satiété que son cas est unique, qu’il n’a jamais pensé à la gloire, qu’il n’a pris la plume que vers quarante ans, et pour son malheur. Cela n’est pas vrai. — De bonne heure il a eu la passion et le don de la musique, et il a rêvé d’être compositeur. De bonne heure aussi, et malgré des études fort capricieuses et incomplètes, il a écrivaillé en prose et en vers, et il a rêvé d’être poète, et surtout auteur dramatique.

A son arrivée à Paris, il avait en portefeuille non seulement Narcisse, petite comédie en prose dans le goût de Marivaux écrite à vingt ans, mais des poésies, des élégies, des vers amoureux, et une tragédie sur la Découverte du Nouveau Monde. Et, de 1741 à 1749, il écrit des épitres en vers, la Dissertation sur la musique moderne, le Projet concernant de nouveaux signes pour la musique, une petite comédie intitulée les Prisonniers de Guerre, l’opéra des Muses galantes, le Persifleur, premier numéro d’un écrit périodique qui n’eut pas de second numéro, l’Allée de Sylvie, l’Engagement téméraire, comédie en trois actes, en vers ; et j’en passe.

En 1745 il entre en rapports avec Voltaire, et il retouche pour lui la Princesse de Navarre qui reparaît à Versailles sous le titre de Fêtes de Ramire. — En 1747, son père meurt ; cela lui vaut un peu d’argent, dont il envoie une partie à madame de Warens. — La même année, il présente inutilement sa comédie de Narcisse aux Italiens.

Ses dîners avec Thérèse, sur la malle, dans l’embrasure de la fenêtre, ne l’empêchaient pas d’aller « dans le monde ». Il devient, je l’ai dit, secrétaire de madame Dupin. Francueil l’introduit chez madame d’Épinay. Il fait la connaissance de madame d’Houdetot la veille même du mariage de celle-ci. Il soupe chez mademoiselle Quinault.

Et sans doute il fréquente Grimm, Diderot, Condillac, dîne avec eux toutes les semaines au Panier Fleuri (restaurant du Palais-Royal), connaît d’Alembert et l’abbé de Raynal, et est considéré comme du parti des « philosophes » ; et sans doute, Diderot exerce quelque influence sur lui ; et sans doute la religion de Jean-Jacques, jusqu’ici demi-protestant, demi-catholique, tourne au déisme pur, — à un déisme, il est vrai très sincère, très pieux et même tendre : mais enfin, il n’y a pas un brin ni de révolte sociale, ni même de paradoxe, dans les petits vers de l’Allée de Sylvie ni dans les vers un peu chétifs de l’Engagement téméraire, écrit pendant un automne qu’il passa en très brillante compagnie, au château de Chenonceaux, et joué en 1749, chez madame d’Épinay à la Chevrette. Le futur citoyen de Genève y tint lui-même un rôle. Le sujet est encore dans le goût de Marivaux. L’« engagement » dont il s’agit est l’engagement que prend un amoureux de ne montrer aucun amour pour sa maîtresse pendant un jour, moyennant quoi elle l’épousera. Et quant à l’Allée de Sylvie, c’est à peu près, avec moins de souplesse, du ton et de la force de la Chartreuse de Gresset.

Bref, Rousseau est un homme d’allure un peu singulière, il est vrai, mais qui fait de la musique amoureuse et des petites comédies galantes, — la musique avec quelque originalité, les comédies comme tout le monde, et plutôt un peu moins bien, — et qui paraît ne songer qu’à l’Opéra, aux Italiens et à la Comédie-Française. — Cela, jusqu’en novembre 1749.

Mais en octobre 1749, il arrive ceci.

Quelques mois auparavant, Diderot avait publié la Lettre sur les Aveugles à l’usage de ceux qui voient. C’était à propos de l’opération de la cataracte pratiquée par M. de Réaumur sur un aveugle-né. Réaumur, malgré les demandes, n’avait invité presque personne à la séance où il leva le premier appareil. De là, à la première page de la Lettre, cette plaisanterie de Diderot : « M. de Réaumur n’a voulu laisser tomber le voile que devant quelques yeux sans conséquence ». Dans ces « yeux sans conséquence », madame du Pré de Saint-Maur reconnut les siens. Cette dame était l’amie de Réaumur et aussi du comte d’Argenson, ministre de la guerre. Elle fut ulcérée.

Il faut dire aussi que certaines idées de la Lettre sur les Aveugles pouvaient paraître hardies. Bref, on fit des perquisitions chez Diderot, sous prétexte de rechercher le manuscrit d’un conte, l’Oiseau bleu, qui contenait, disait-on, des allusions à madame de Pompadour. En réalité, c’était pour mettre l’embargo sur les matériaux de l’Encyclopédie. Diderot est arrêté le 29 juillet et conduit au donjon de Vincennes. Un mois après, on lui donna le château et le parc pour prison, avec permission de voir ses amis. Il resta là jusqu’au 3 novembre.

Et maintenant, écoutons Rousseau, puis Marmontel, puis Diderot.

Et ne vous plaignez pas que je fasse trop de citations : car ce premier ouvrage de Rousseau : le Discours sur les sciences et les arts, celui qui a commencé sa gloire et déterminé l’esprit de ses autres ouvrages, il s’agit de savoir dans quelles conditions, comment et pourquoi il l’a écrit, et à combien peu il a tenu qu’il ne l’écrivît pas ou qu’il l’écrivît autrement :

…Tous les deux jours, malgré des occupations très exigeantes, j’allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui (Diderot), l’après-midi (à Vincennes).

    Cette année 1749 l’été fut d’une chaleur excessive…

(La question du Mercure est d’octobre, et octobre n’est pas l’été ; mais peu importe. Rousseau écrit cela vingt ans après les événements.)

On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de paye des fiacres, à deux heures après-midi j’allais à pied quand j’étais seul, et j’allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route, toujours élagués à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre ; et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m’étendais par terre, n’en pouvant plus. Je m’avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France, et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l’Académie de Dijon pour le prix de l’année suivante : Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les moeurs[1].


A l’instant de cette lecture, je vis un autre univers, et je devins un autre homme… En arrivant à Vincennes, j’étais dans une agitation qui tenait du délire, Diderot l’aperçut, je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius écrite au crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées et de concourir au prix. Je le fis et dès cet instant je fus perdu.

Il écrit cela en 1769. Il avait déjà raconté la chose en 1762, dans sa Deuxième Lettre à M. de Malesherbes, et avec plus d’échauffement encore :

«… Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c’est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture… » Et il parle de palpitations, d’éblouissements, d’un étourdissement semblable à l’ivresse, et il dit qu’il se laisse tomber sous un des arbres de l’avenue et qu’il y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu’en se relevant, il aperçoit tout le devant de sa veste mouillé de ses larmes sans avoir senti qu’il en répandait.

Tout ça pour aboutir à la prosopopée de Fabricius !

Tel est le récit de Rousseau. Mais il y a celui de Marmontel dans ses Mémoires (livre VII).

Voici le fait dans sa simplicité tel que me l’avait raconté Diderot et tel que je le racontai à Voltaire.

J’étais (c’est Diderot qui parle) prisonnier à Vincennes ; Rousseau venait m’y voir. Il avait fait de moi son Aristarque, comme il l’a dit lui-même. Un jour, nous promenant ensemble, il me dit que l’Académie de Dijon venait de proposer une question intéressante, et qu’il avait envie de la traiter. Cette question était : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs ? Quel parti prendrez-vous ? lui demandai-je. Il me répondit : Le parti de l’affirmative. — C’est le pont aux ânes, lui dis-je ; tous les talents médiocres prendront ce chemin-là, et vous n’y trouverez que des idées communes, au lieu que le parti contraire présente à la philosophie et à l’éloquence un champ nouveau, riche et fécond. — Vous avez raison, me dit-il après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre conseil… Ainsi, dès ce moment, ajoute Marmontel, son rôle et son masque furent décidés.

Et je sais bien qu’il faut prendre garde que Marmontel tient le fait d’un ennemi de Jean-Jacques et le rapporte à un autre ennemi de Jean-Jacques.

Enfin, dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, chap. 67, au cours de la diatribe la plus violente contre Rousseau, Diderot dit simplement ceci :

« Lorsque le programme de l’Académie de Dijon parut, il vint me consulter sur le parti qu’il prendrait. Le parti que vous prendrez, lui-dis-je, c’est celui que personne ne prendra. — Vous avez raison me répliqua-t-il. »

Voilà les trois versions. Celle de Rousseau est d’un ton bien excessif, et sans doute l’incident s’est amplifié et embelli dans sa mémoire. Il a voulu que son premier livre notable ait été conçu tragiquement et avec fracas. Les deux autres versions sont, l’une d’un malveillant (et de seconde main), l’autre d’un ennemi, mais d’un ennemi qui, je crois, avait de la sincérité. Je ne me prononce point. Je remarque seulement que la version de Jean-Jacques ne diffère pas radicalement de celle de Diderot. Jean-Jacques dit lui-même : « Diderot M’EXHORTA de donner l’essor à mes idées et de concourir au prix. » Cela semble indiquer que Rousseau hésitait. Le parti auquel il s’arrêta, ce parti dont devait dépendre le reste de son œuvre et de sa vie, il serait vraiment curieux que Rousseau ne l’eût pris que par un hasard et sur le conseil d’un autre.

S’il avait pris l’autre parti, s’il avait répondu que les sciences et les arts favorisent les mœurs, ou s’il avait adopté une thèse mitigée (et pourquoi non ? l’auteur de Narcisse et des Muses galantes ne pouvait être alors un bien farouche ennemi des arts), il aurait eu le prix tout de même à cause de son excellent style, mais sa vie eût été aiguillée dans une autre direction…

Et s’il n’avait pas lu le numéro fatidique du Mercure de France ?…

Je sais bien ce que ces déductions sur des hypothèses ont de futile. Mais ici il s’agit à la fois d’un homme de génie et dont l’influence a été prodigieuse, et d’un homme de peu de volonté, et d’un homme dont on peut dire que ses œuvres expriment sa vie individuelle et les incidents de cette vie et sont à peu près toutes des « œuvres de circonstances ». Et la grandeur des conséquences fait qu’il devient émouvant de les voir sortir de si petites causes et si accidentelles, — et comme tout s’enchaîne, et comme tout est fatal ; — ou providentiel.

En tout cas cet écrit de cinquante pages, dont la première conception a bouleversé l’auteur jusqu’à lui faire tremper de larmes le devant de son gilet, paraît aujourd’hui assez peu de chose : une déclamation d’école. En voici l’analyse.

Deux parties.

La première partie est une série d’affirmations. « Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos arts et nos sciences se sont avancés à la perfection. » Cela est prouvé par l’histoire (l’histoire comme on l’enseignait dans les collèges). Voyez l’Égypte, la Grèce, Rome, l’Empire d’Orient, même la Chine.

Et voici la contre-épreuve « Opposons à ces tableaux celui des mœurs du petit nombre des peuples qui, préservés de cette contagion des vaines connaissances, ont par leurs vertus fait leur propre bonheur et l’exemple des autres nations. » Tels furent les premiers Perses, tels furent les premiers Romains. Et ici se place la prosopopée : « Ô Fabricius, qu’eût pensé votre grande âme… »

« Voilà comment, conclut Rousseau, le luxe, la dissolution et l’esclavage ont été de tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l’heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés. »

La seconde partie est un essai d’explication de cette malfaisance des sciences et des arts.

L’origine des sciences est impure. « L’astronomie est née de la superstition (comment ? il ne le dit pas) ; l’éloquence, de l’ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge ; la géométrie, de l’avarice (allusion à un passage d’Hérodote) ; la physique, d’une vaine curiosité ; toutes, et la morale même, de l’orgueil humain. » (Ainsi parle cet homme modeste.) Bref « les sciences et les arts doivent leur naissance à nos vices. »

— Mais alors ce ne sont donc pas nos vices qui doivent naissance aux sciences et aux arts ?

— Si fait ; car, à leur tour, les sciences et les arts ont pour effets : la perte du temps, à cause de leur inutilité ; le luxe qui amollit. (Les peuples sans luxe ont été forts : ainsi la Perse de Cyrus, les Scythes, l’ancienne Rome, les Francs, les Saxons, les Suisses contre Charles le Téméraire, les Hollandais contre Philippe II.) Les sciences et les arts ont encore pour effets : la corruption du goût par le désir de plaire (ici, quelques remarques vraies), la diminution des vertus militaires, enfin la frivole et dangereuse éducation donnée aux enfants (ici encore de bonnes réflexions).

Les philosophes sont des charlatans. L’invention de l’imprimerie est une chose bien regrettable.

Il finit par une contradiction. Car il exalte tout de même Bacon, Descartes, Newton. Il distingue les faux savants ou philosophes et les vrais, et souhaite que les vrais dirigent les États : mais à quoi les reconnaîtra-t-on ? et qui les désignera ? Et puis, la science n’est donc pas toujours et nécessairement funeste ?

Ce premier discours est donc bien une déclamation pure, un morceau de rhétorique, et où éclate déjà une grande déraison et quelque niaiserie. Aucune précision. Rousseau paraît supposer que le « rétablissement des sciences et des arts » (par la diffusion des débris de l’ancienne Grèce après la prise de Constantinople), s’est opéré tout d’un coup et a instantanément corrompu les mœurs, et il ne se demande même pas ce qu’étaient « les mœurs » auparavant. Il ne pense pas à distinguer entre les sciences et les arts, dont il semble pourtant que l’influence corruptrice ne saurait être tout à fait la même. Il ne s’avise pas non plus que la corruption par les sciences ou les arts ne peut guère être que la corruption d’un petit nombre, d’autant que, par « corruption », il paraît surtout entendre les conventions, préjugés et mensonges mondains, le luxe, la mollesse, la frivolité et les artifices de la vie de salon, bref les vices ou travers du monde très restreint où il vivait lui-même. Il ne s’avise pas que dix-huit millions de paysans ou d’artisans de France échappaient presque totalement à cette corruption-là, et que la petite bourgeoisie n’en était que modérément atteinte ; que d’ailleurs le mal et le bien s’entremêlent si inextricablement dans les effets attribuables aux arts et aux sciences qu’il est en tout cas impossible de les démêler ou de démontrer que le mal l’emporte. — Bref la thèse de Rousseau n’est qu’un vague lieu-commun, très fatigué déjà à cette époque, presque aussi fatigué que le lieu-commun de la thèse contraire.

Le lieu-commun de Rousseau (l’innocence de l’état de nature opposée aux vices de la civilisation) était déjà un peu partout (dans les Lettres Persanes par exemple, deuxième partie de l’Histoire des Troglodytes, ou dans Marivaux : L’Ile des Esclaves, l’Ile de la Raison), et ne tirait pas autrement à conséquence.

(Aujourd’hui, que nous sommes quelques milliers d’auteurs, dont deux ou trois cents célèbres, il est clair qu’un morceau comme le premier Discours de Jean-Jacques passerait totalement inaperçu. — La question, d’ailleurs, que Jean-Jacques y résout si facilement ressemble à ces questions banales, inutiles et insolubles que les « reporters » posent aux écrivains, justement parce qu’elles prêtent à un bavardage indéfini.)

Mais, si le lieu-commun est banal, on pouvait l’illustrer de peintures précises et assez probantes, car le temps y prêtait ; et peut-être n’avait-on pas encore vu la haute société aussi pervertie, sinon par les « sciences et les arts », du moins par les raffinements de l’esprit et par une culture trop tournée vers le seul agrément.

Ce que Rousseau omet de faire, Duclos le fait, exactement à la même époque, avec beaucoup de sagacité et quelque vigueur dans ses Considérations sur les moeurs (1751). D’abord Duclos distingue Paris et la province et, dans Paris même, il considère seulement quelques groupes. Et Duclos saisit et définit fort bien les vices ou défauts caractéristiques de cette société restreinte : non pas tant encore le dérèglement des mœurs (dont je ne pense pas que Rousseau se crût exempt) que la vanité, la frivolité, l’abus de l’esprit, le « persiflage » (ce que nous appelons aujourd’hui la « blague »), la sécheresse et la dureté du cœur (ce que Gresset avait peint en 1745 dans le Méchant), le tout mêlé a des prétentions « philosophiques ».

Rien, ou presque rien de tout cela dans le Discours de Jean-Jacques qui, au surplus, n’est nullement un observateur.

D’où vient donc que l’effet du Discours sur les sciences et les arts ait été tel que Garat, dans son Mémoire sur M. Suard, ait pu écrire :

C’est à ce moment même qu’une voix qui n’était pas jeune et qui était pourtant tout à fait inconnue, s’éleva, non du fond des déserts et des forêts, mais du sein même de ces sociétés, de ces académies et de cette philosophie où tant de lumières faisaient naître et nourrissaient tant d’espérances… Et, au nom de la vérité, c’est une accusation qu’elle intente, devant le genre humain, contre les lettres, les arts, les sciences et la société même… Et ce n’est pas, comme on le dit, le scandale qui fut général, c’est l’admiration et une sorte de terreur qui furent presque universelles.

Comment expliquer cela (à supposer que Garat n’exagère point) ?

C’est qu’il y avait, dans ce premier livre de Rousseau, l’accent et le style.

Il y avait l’accent de l’homme de lettres qui n’a pas réussi, du malade qui n’est bien que dans la solitude, de l’homme timide qui a souvent souffert dans les belles compagnies ; l’accent de l’ancien vagabond et du plébéien révolté ; bref, l’accent d’un homme qui prend au sérieux le lieu-commun auparavant inoffensif. — Au reste on peut dire que presque toute son œuvre, — et c’est par là qu’elle a séduit la bêtise humaine, — est d’un homme de génie qui a pris, pour la première fois, d’antiques plaisanteries ou fantaisies au sérieux.

D’autre part, le morceau assez banal où vibrait cet accent-là devait être lu, d’abord, justement par cette petite minorité de privilégiés pour laquelle la thèse de Rousseau se trouvait être partiellement vraie. Et, en outre, il s’élevait du premier coup contre quelques-unes des idoles les plus chères à cette élite : la « philosophie », la science, que l’on commençait à « adorer », et la foi au progrès. Cette gravité et cette véhémence de sermonnaire devaient à la fois secouer et séduire des gens qui n’allaient plus guère au sermon… De là le scandale et l’espèce de terreur dont parle Garat. (Tel, un peu, le succès des premiers écrits évangéliques de Tolstoï dans les salons parisiens.)

Et puis il y avait le style. Il n’a pas encore toutes les qualités que possédera plus tard le style de Jean-Jacques. Mais il est beau dans sa tension, il a le mouvement oratoire, la phrase fortement rythmée. Il s’opposait, avec un air de nouveauté, au style court et fin qui était alors le plus à la mode. — J’ajoute qu’on y trouve déjà les apostrophes, l’abus de certains mots comme « vertu » et « nature », l’emphase et la fausse rudesse républicaine qui caractériseront si fâcheusement, quarante ans plus tard, l’éloquence des jacobins et des sans-culottes. C’est Jean-Jacques qui a fourni à la Révolution son vocabulaire.

Comment, dans la tête du fade versificateur de l’Engagement téméraire, s’était secrètement formée cette prose-là, si pleine, si suivie, si robuste, si grave ?

Repassons, si vous le voulez, l’histoire des lectures de l’autodidacte Rousseau (je ne parle que de ses lectures françaises).

A six ans, il lisait avec son père l’Astrée et les romans de La Calprenède. — A sept ans, Ovide et Fontenelle, mais aussi Plutarque, La Bruyère, Molière et le Discours sur l’Histoire universelle. — De douze à seize ans, tout un cabinet de lecture, au hasard. — Plus tard, et surtout aux Charmettes, en même temps qu’il apprend le latin, il lit Le Sage, l’abbé Prévost, les Lettres philosophiques de Voltaire, mais aussi (avec Locke et Leibnitz) les ouvrages de Messieurs de Port-Royal, Descartes Malebranche, etc…

En somme, peu de livres contemporains, mais à peu près tout le XVIIe siècle dévoré dans la solitude, loin de Paris. C’est bien à ce siècle que Rousseau doit sa formation littéraire. Et c’est pour cela, — et aussi parce qu’il avait un don, — que, lorsqu’il se met à écrire en prose, il retrouve la phrase et le ton des écrivains du XVIIe siècle. J’ai dit que son style avait un air de nouveauté : c’est pour cela. Il remonte plus haut que Marivaux, que Fontenelle, que Voltaire, même que La Bruyère. Il renoue une tradition. — Et il est vrai qu’il y ajoute quelque chose, parce qu’il se sert d’une forme traditionnelle avec une âme neuve.

Donc, tel qu’il est, le Discours de Rousseau, couronné par l’Académie de Dijon le 23 août 1750, obtient du premier coup un succès inouï.

Des hommes considérables ou notables en publient des critiques : le roi Stanislas (aidé d’un père jésuite), le professeur Gautier, Bordes, académicien de Lyon, Lecat, académicien de Rouen, Formey, académicien de Berlin, sans compter Voltaire, d’Alembert, Frédéric II, qui, à l’occasion en disent leur mot. Rousseau réplique successivement à Stanislas, à Gautier et à Bordes. Toutes ces réfutations et répliques ne prouvent pas grand chose ni d’un côté ni de l’autre, la question étant posée en termes trop généraux et d’ailleurs, je crois, insoluble. Mais, naturellement, dans cette polémique, Rousseau rétorque mieux qu’il n’est rétorqué, parce qu’il a plus de talent. Il ne remarque pas que ces « lettres », dont il veut démontrer la malfaisance, il leur doit pourtant d’être vainqueurs contre elles-mêmes.

Et alors il arrive que les répliques de Rousseau sont meilleures et plus intéressantes que son Discours. — D’une part, obligé de mieux méditer son sujet, de le serrer davantage, il atténue habilement et sans trop en avoir l’air ce qu’il y avait tout de même d’un peu gros dans la première expression de son facile paradoxe, et il le rend par là plus acceptable. Ainsi, dans sa réponse au roi Stanislas, après avoir écrit :

Quoi ! faut-il donc supprimer toutes les choses dont on abuse ? Oui, sans doute, répondrai-je sans balancer, toutes celles qui sont inutiles, toutes celles dont l’abus fait plus de mal que leur usage ne fait de bien ;

il ajoute aussitôt :

Arrêtons-nous un instant sur cette dernière conséquence, et gardons-nous d’en conclure qu’il faille aujourd’hui brûler toutes les bibliothèques et détruire les universités et les académies. Nous ne ferions que replonger l’Europe dans la barbarie, et les mœurs n’y gagneraient rien.

On respire, on se dit : « Ah ! bien, bien ».

D’autre part, tandis qu’il défend et cherche à faire accepter son idée, son idée le travaille, et d’elle-même fructifie en lui. Son futur Discours sur l’inégalité est déjà presque contenu dans ses réponses à Stanislas et à Bordes. — Par exemple, dans sa réponse à Stanislas :

Ce n’est pas des sciences, me dit-on, c’est du sein des richesses que sont nés de tout temps la noblesse et le luxe. Je n’avais pas dit non plus que le luxe fût né des sciences, mais qu’ils étaient nés ensemble et que l’un n’allait guère sans l’autre. Voici comment j’arrangeais cette généalogie. La première source du mal est l’inégalité : de l’inégalité sont venues les richesses… Des richesses sont nés le luxe et l’oisiveté. Du luxe sont venus les beaux-arts, et de l’oisiveté les sciences.

Autre exemple. La croyance à la bonté naturelle de l’homme était impliquée, mais non formulée dans le Discours. C’est dans une note de la Réponse à Bordes que Rousseau dit pour la première fois : « Je pense que l’homme est naturellement bon ».

Troisièmement, à mesure qu’il essaye de préciser l’idée de son premier Discours, les sentiments dont cette idée n’est que le produit et l’expression deviennent en lui plus profonds et plus violents. Il prend l’offensive partout où il en trouve le joint. Le ton est plus frémissant dans les Réponses et surtout dans les Notes que dans le Discours lui-même. Voici une note de la Réponse à Bordes :

Le luxe nourrit cent pauvres dans nos villes et en fait périr cent mille dans nos campagnes. L’argent qui circule entre les mains des riches et des artisans pour fournir à leurs superfluités est perdu pour la subsistance du laboureur, et celui-ci n’a point d’habit parce qu’il faut du galon aux autres. (A la vérité il n’explique pas comment.) Le gaspillage des matières qui servent à la nourriture des hommes suffit seul pour rendre le luxe odieux à l’humanité… Il faut des jus dans notre cuisine, voilà pourquoi tant de malades manquent de bouillon. Il faut des liqueurs sur nos tables, voilà pourquoi le paysan ne boit que de l’eau. Il faut de la poudre à nos perruques, voilà pourquoi tant de pauvres n’ont point de pain.

Oh ! mon Dieu, vous trouverez cela dans La Bruyère, et vous n’aurez pas besoin de le chercher longtemps dans Bossuet et dans Bourdaloue. Mais ici il y a, ce me semble, l’esprit et le ton révolutionnaire, il y a, malgré la tenue du style, ce que j’appellerai le « coup de gueule » ; il y a le terrible raccourci sophistique : « Voilà pourquoi… » Ce morceau-là dut secouer délicieusement pas mal de petites femmes de la noblesse, et pareillement de la finance.

Enfin, le premier Discours de Rousseau s’empare de Rousseau lui-même. Par un phénomène connu d’autosuggestion, Jean-Jacques se façonne d’après son livre. Il veut ressembler à l’idée que ce livre donne de lui. Il veut en réaliser l’épigraphe :

Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis.

Il entreprend sa réforme morale.

Il ne faut oublier ni son origine et son vieux fond protestant, ni sa période de pratique catholique et le temps où il composait des prières pour madame de Warens. Je crois qu’il n’avait jamais cessé d’être préoccupé de « vie morale ». Plusieurs fois il avait eu des velléités de réforme, et fait des efforts et des tentatives dans ce sens.

Par exemple, après son aventure avec madame de Larnage (l’unique aventure agréable de sa vie), il avait promis d’aller rejoindre cette dame chez elle à Saint-Andiol. Le moment venu, il hésite, et il nous en apprend les raisons. Il s’était donné à madame de Larnage pour un Anglais, et il craint d’être démasqué. Puis, il sait que madame de Larnage a une fille de quinze ans, et il craint d’avance d’en tomber amoureux, de la séduire, et de « mettre la dissension, le déshonneur et l’enfer dans la maison ». (Raison plaisante : le pauvre Jean-Jacques n’était pas en amour un tel foudre de guerre.) — Enfin, dit-il :

A cela se mêlaient des réflexions relatives à ma situation, à mon devoir, à cette maman si bonne[2], si généreuse, qui, déjà chargée de dettes, l’était encore de mes folles dépenses, qui s’épuisait pour moi et que je trompais si indignement. Ce reproche devint si vif qu’il l’emporta à la fin. En approchant de Saint-Esprit, je pris la résolution de brûler l’étape du bourg Saint-Andiol et de passer tout droit. Je l’exécutai courageusement, avec quelques soupirs, je l’avoue, mais aussi avec cette satisfaction intérieure… de me dire : Je mérite ma propre estime, je sais préférer mon devoir à mon plaisir.

Allons, la petite Larnage l’a échappé belle ! — Et là-dessus Jean-Jacques se met à méditer, jure de « régler désormais sa conduite sur les lois de la vertu… et de n’écouter plus d’autre amour que celui de ses devoirs ».

En effet (car les actes vertueux s’enchaînent comme les autres) lorsque, de retour à Chambéry, il trouve sa place occupée par le perruquier Wintzenried et que madame de Warens lui assure que « tous ses droits demeurent les mêmes et qu’en les partageant avec un autre il n’en sera pas privé pour cela », Jean-Jacques, qui avait accepté le jardinier, n’accepte pas le coiffeur. Il se précipite aux pieds de madame de Warens, il « embrasse ses genoux en versant des torrents de larmes » et lui tient ce discours étonnant : « Non, maman, je vous aime trop pour vous avilir ; votre possession m’est trop chère pour la partager ». Beau mouvement, que madame de Warens ne lui pardonna jamais.

Oh ! Jean-Jacques en avait eu plus d’un, de ces beaux mouvements. Mais, jusque-là, cela avait peu de suite. Cette fois, après le Discours sur les sciences et les arts, c’est tout à fait sérieux. Il veut décidément être un autre homme, et pour toute sa vie. Il nous explique cela au livre VIII des Confessions, mais mieux encore dans la Troisième Rêverie, où il idéalise décidément son passé et se voit tel qu’il aurait voulu être. — Il est déterminé, non seulement par les belles phrases de son propre Discours, mais par son passé religieux qui lui remonte au cœur :

Né dans une famille où régnaient les mœurs et la piété, élevé ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse et de religion, j’avais reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes, d’autres diraient des préjugés qui ne m’ont jamais tout à fait abandonné. Enfant encore et livré à moi-même…, forcé par la nécessité, je me fis catholique, mais je demeurai toujours chrétien (épigramme suggérée par son résidu protestant) et bientôt, gagné par l’habitude, mon cœur s’attacha sincèrement à ma nouvelle religion… Les instructions, les exemples de madame de Warens m’affermirent dans cet attachement. La solitude champêtre où j’ai passé la fleur de ma jeunesse, l’étude des bons livres… me rendirent dévot presque à la manière de Fénélon.

Et, plus loin, pour signifier sa réforme, il emploie des expressions solennelles, presque toutes d’un caractère religieux :

Tout contribuait à détacher mes affections de ce monde… Je quittai le monde et ses pompes… Une grande révolution venait de se faire en moi, un autre monde moral se dévoilait à mes yeux… C’est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde…

Et, de loin, il le croit.

En réalité, sa réforme fut, d’abord, surtout extérieure. Et on ne saura jamais, et sans doute lui-même n’a jamais su pour quelle part y entrait le désir de se distinguer et le désir d’être meilleur.

Il faut dire que c’est au sortir d’une « grave maladie » (mais chez lui on ne les compte plus) qu’il forme le dessein d’accorder sa vie avec ses maximes « sans s’embarrasser aucunement du jugement des hommes », — « dessein le plus grand peut-être, dit-il, ou du moins le plus utile à la vertu que mortel ait jamais conçu ».

D’abord il renonce à la politesse. Mais il a la franchise de nous en donner cette raison :

Ma sotte et maussade timidité que je ne pouvais vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances, je pris, pour m’enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Je me fis caustique et cynique par honte ; j’affectai de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer.

Il y arrive à peu près, mais non entièrement. Madame d’Épinay dit de lui dans ses Mémoires : « Il est complimenteur sans être poli ». Combinaison bâtarde. Le contraire serait plus digne d’un sage.

Il réforme son costume :

Je quittai, dit-il, la dorure et les bas blancs ; je pris une perruque ronde ; je posai l’épée ; je vendis ma montre en me disant avec une joie incroyable : Je n’aurai plus besoin de savoir l’heure qu’il est.

Il ne veut plus de cadeaux et devient très ombrageux sur ce point. Cela ira, comme on le voit cinquante fois dans sa correspondance, jusqu’à la susceptibilité la plus maladive. Il est vrai que Thérèse continuera à en recevoir, mais à l’insu de Jean-Jacques.

Il quitte l’excellente place de caissier qu’il avait chez le fermier-général Francueil, moitié (car il explique loyalement les deux motifs) parce que l’emploi était trop assujettissant et ne lui donnait que du dégoût, moitié parce que « ses principes ne se pouvaient plus accorder avec un état qui s’y rapportait si peu ».

Et, pour gagner sa vie, il s’établit copiste de musique (à dix sous la page, un peu plus que le tarif ordinaire). — Et il n’a pas fait ce métier en passant, durant une seule saison, le temps d’étonner ses contemporains. Il a vécu en partie de ce métier-là pendant des années et, semble-t-il, le reste de sa vie, à l’exception des années passées en Suisse, en Angleterre et en Dauphiné. Et le plaisir d’étonner est bien évident : mais, très réellement aussi, cette occupation, qui d’ailleurs ne l’assujettit point, est conforme à son goût. Il est paresseux et calligraphe.

Remarquez que les poètes ont presque tous de magnifiques écritures et s’y complaisent. Les manuscrits de Racine, de Hugo, de Leconte de Lisle, de Hérédia sont admirables. De même ceux de Rousseau. Il faisait lui-même, pour ses amies, des copies calligraphiées de ses ouvrages. Il a copié deux fois — pour madame d’Épinay, pour madame de Luxembourg, — les douze cents pages de la Nouvelle Héloïse ; il a copié au moins trois fois, les cinq cent quarante pages de ses Dialogues. Cet ancien apprenti graveur aimait à tracer de beaux caractères, surtout quand ces beaux caractères formaient des phrases dont il était l’auteur. Mais on peut prendre plaisir aussi à dessiner de belles notes, avec de belles clefs, de belles accolades, de belles croches, de beaux dièzes… Le jeune Marseillais Eymar s’émerveillera, en 1774, sur la perfection des copies musicales de Rousseau.

Cette espèce de « conversion » de Jean-Jacques n’avait évidemment pas grand rapport avec celle de Pascal ou de Rancé. Aussi jamais réforme morale n’eut un tel succès mondain. Rousseau huron, Rousseau impoli, Rousseau sans épée et sans montre, et surtout Rousseau copiste de musique mit en l’air tout le Paris-élégant de ce temps-là. Toutes les belles dames voulurent de la musique copiée de sa main. — Si Tolstoï s’établissait cordonnier à Paris, toutes nos belles socialistes iraient lui commander des bottines.

Rousseau jouit profondément de cette curiosité suscitée par sa conversion.

Ma chambre, dit-il, ne désemplissait pas de gens qui, sous divers prétextes, venaient s’emparer de mon temps… Je ne pouvais refuser tout le monde… Bientôt il aurait fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par personne.

Or, au moment même où il obtient ce succès de vertu, nous sommes bien forcés de croire (car ces choses se passent en 1750 et 1751) qu’il venait de mettre ou qu’il allait mettre aux Enfants-Trouvés son troisième ou quatrième enfant.

C’est que sa réforme n’est point intérieure, ou du moins ne l’est pas encore. En dépit de son goût pour la solitude matérielle, il n’est préoccupé que de l’impression qu’il fera sur les autres. Il dit qu’il secoue le joug de l’opinion, qu’il la brave : mais la braver de cet air, c’est toujours songer à elle. Une réforme morale aussi peu discrète, aussi peu silencieuse, est bien suspecte. — Au moment où il tâche de descendre en lui-même, l’opération est faussée par ce fait que, s’il s’examine, c’est pour se confesser non à un seul, ni à un homme revêtu d’un caractère sacré, mais à tout le monde, et qu’il est moins attentif à recueillir le fruit moral de son examen qu’à saisir les effets publics de sa confession. A cause de cela, et parce que, tandis qu’un de ses yeux est tourné en dedans, l’autre louche vers l’extérieur, on peut dire que ce solitaire qui s’est tant raconté ne s’est peut-être pas très bien connu et s’est presque constamment illusionné sur son propre compte. S’aimer à l’excès empêche de se connaître, et réciproquement. A peine a-t-il résolu d’être meilleur qu’il se croit déjà meilleur.

Le grand ennemi des sciences et des lettres, des arts et du luxe est plus que jamais répandu dans le monde du luxe, des lettres, des sciences et des arts. Il grogne d’être envahi, mais il se laisse envahir. Il continue à faire de la littérature et de la musique. Il fait jouer Narcisse (sans succès) à la Comédie-Française en 1752. Vers le même temps, il compose le Devin du Village. Et la contradiction est si flagrante entre ses maximes et ses occupations que lui-même s’en aperçoit et qu’il écrit, pour s’en justifier, la curieuse préface de Narcisse, imprimée en 1753.

Il y reprend d’abord sa thèse. Il affirme que le goût des lettres « ne peut naître que de deux mauvaises sources, à savoir l’oisiveté et le désir de se distinguer » (désir dont apparemment il était lui-même exempt). Quant à la science, « elle n’est pas faite pour l’homme en général, il s’égare sans cesse à sa recherche. » La philosophie est destructrice des usages et des coutumes… Ici, lui échappe cette magnifique affirmation traditionnaliste :

Le moindre changement dans les coutumes, fût-il même avantageux à quelques égards, tourne toujours au préjudice des mœurs ; car les coutumes sont la morale du peuple ; et dès qu’il cesse de les respecter, il n’a plus de règle que ses passions ni de frein que les lois, qui peuvent quelquefois contenir les méchants, mais jamais les rendre bons.

Enfin, la philosophie rend l’homme orgueilleux et dur : «… La famille, la patrie deviennent pour lui des mots vides de sens : il n’est ni parent, ni citoyen, ni homme : il est philosophe. »

Ainsi, de la partie saine de l’âme de Rousseau, de son vieux fond héréditaire jaillissent parfois de belles lueurs.

Mais, ajoute-t-il, quand un peuple a été corrompu à un certain point par les sciences et les arts, mieux vaut encore les garder… Car les sciences et les arts, après avoir fait éclore les vices, sont nécessaires pour les empêcher de se tourner en crimes ; elles détruisent la vertu, mais elles en laissent le simulacre public qui est toujours une belle chose ; elles introduisent à la place la politesse et les bienséances ; et à la crainte de paraître méchant elles substituent celle de paraître ridicule.

Et plus loin :

Il ne s’agit plus de porter les peuples à bien faire, il faut seulement les distraire de faire le mal ; il faut les occuper à des niaiseries pour les détourner des mauvaises actions.

Et enfin :

Il est très essentiel de se servir aujourd’hui des sciences et des lettres comme d’une médecine au mal qu’elles ont causé, ou comme de ces animaux qu’il faut écraser sur la morsure.

Allons ! on peut s’entendre. Et Jean-Jacques peut, en toute sûreté de conscience, continuer à faire de petites comédies et de petits opéras.

Narcisse ou l’amoureux de soi-même est un marivaudage insignifiant. — Le Devin du Village, beaucoup meilleur, et surtout par la musique, — où l’on voit un vieux paysan, qui passe pour sorcier, enseigner à Colette le moyen de reprendre Colin en excitant sa jalousie, — est une paysannerie enrubannée à laquelle ressembleront beaucoup les petits opéras comiques de Favart. On ne conçoit pas bien, à la vérité, en quoi ce joli spectacle, à la fois très factice et assez voluptueux, avec sa musique tendre et ses danses de villageoises de théâtre, peut remédier aux maux affreux causés par la science et les arts. Mais il est certain que le succès du Devin a été une des grandes joies de Rousseau.

Le Devin fut joué d’abord en 1752, à Fontainebleau, devant la cour. Les huit ou dix pages des Confessions où notre sauvage nous raconte cette représentation respirent à chaque ligne l’ivresse vaniteuse d’un auteur fieffé. Il avait gardé son costume d’ermite, et avait sa barbe et sa perruque ronde « assez mal peignée », dit-il ; le roi, la reine, la famille royale, tous les plus grands seigneurs et les plus grandes dames le regardaient comme un animal curieux : quel bonheur ! «…Je me livrais pleinement, dit-il, au plaisir de savourer ma gloire… Ceux qui ont vu cette représentation doivent s’en souvenir, car l’effet en fut unique. »

Et voici le revers, — lamentable, hélas ! — Le duc d’Aumont lui fait dire de se trouver au château le lendemain, et qu’il le présenterait au roi, et qu’il s’agissait d’une pension, et que le roi voulait l’annoncer lui-même à l’auteur. Et maintenant écoutez :

Croira-t-on que la nuit qui suivit une aussi brillante journée fut une nuit d’angoisse et de perplexité pour moi ! Ma première idée, après celle de cette représentation, se porta sur un fréquent besoin de sortir, qui m’avait fait beaucoup souffrir le soir même au spectacle et qui pouvait me tourmenter le lendemain, quand je serais dans la galerie ou dans les appartements du roi, parmi tous ces grands, attendant le passage de Sa Majesté. Cette infirmité était la principale cause qui me tenait écarté des cercles et qui m’empêchait d’aller m’enfermer chez des femmes. L’idée seule de l’état où ce besoin pouvait me mettre était capable de me le donner au point de m’en trouver mal, à moins d’un esclandre auquel j’aurais préféré la mort.

Puis, il craint d’être gauche, de manquer de présence d’esprit, de laisser échapper quelque balourdise. « Je voulais, dit-il, sans quitter l’air et le ton sévère que j’avais pris, me montrer sensible à l’honneur que me faisait un si grand monarque. Il fallait envelopper quelque grande et utile vérité dans une louange belle et méritée. » Et Jean-Jacques a peur de rater son affaire. — Enfin, il se souvient, à propos, de ses principes. S’il accepte cette pension, « adieu la vérité, la liberté, le courage. Comment oser désormais parler d’indépendance et de désintéressement ? » Bref, il se dérobe. Et nous ne saurons jamais, et lui-même probablement n’a jamais su si c’est par fierté républicaine qu’il a refusé l’audience et la pension, ou par crainte d’avoir besoin de sortir pendant l’audience.

Quelques mois après, le Devin est joué à Paris. Rousseau eut cent louis du roi, cinquante louis de madame de Pompadour, cinquante louis de l’Opéra, cinq cents francs du libraire Pissot, d’autres profits encore. — Peut-être ce succès eût-il décidément détourné Jean-Jacques vers le théâtre et la musique. Peut-être fût-il devenu une sorte de Grétry ou de Gossec. Peut-être se fût-il résigné à remédier toute sa vie à la malfaisance des arts en faisant des comédies et des opéras. Tout le poussait de ce côté, son goût et son intérêt. Il eût d’ailleurs gardé le bénéfice de ses singularités extérieures : sa perruque ronde, sa barbe et ses boutades eussent contribué à ses succès de joueur de flûte…

Mais l’Académie de Dijon le guettait.

L’Académie de Dijon le relance, en posant cette question dans le Mercure de novembre 1753 : — Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes ? Et si elle est approuvée par la loi naturelle ? »

Évidemment l’Académie de Dijon, fière de son lauréat et du bruit qu’il faisait, posait cette question pour Jean-Jacques. Au surplus les éléments de sa réponse prévue sont déjà épars dans ses répliques à Stanislas et à Bordes. Jean-Jacques répondra. Il ne peut pas ne pas répondre. C’est fini, il est prisonnier de son rôle.

L’Académie de Dijon était composée, j’imagine, de fort braves gens, et très conservateurs, encore que touchés, peut-être, de l’esprit du temps ; de riches bourgeois, de magistrats, d’anciens officiers, de vertueux ecclésiastiques[3]. Et ce sont ces braves gens qui, ressaisissant Jean-Jacques, le contraignent, pour ainsi dire, à écrire le plus outré et le plus révolutionnaire de ses ouvrages et le plus gros, avec le Contrat Social, de conséquences lointaines et funestes !…

A moins qu’il n’y ait eu, dans cette benoîte Académie de Dijon, quelque homme particulièrement pervers, et que nous ne connaîtrons jamais.


  1. Le vrai texte porte : Si le rétablissement…
  2. Madame de Warens.
  3. Buffon et Piron étaient membres de cette Académie, mais n’assistaient presque jamais aux séances.