Jean-Paul (Farley)/10

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Les clercs de St-Viateur (p. 99-110).


Chapitre X

IL FAUT AIMER OU HAÏR

Cette existence de collège, que les élèves qualifient de monotone, est pourtant pleine d’incidents variés. Dans ce monde en miniature, s’agitent quantité d’intérêts, de passions et de menues intrigues. Quel noviciat de la vie ! Le règlement unique pour tous plane au-dessus des têtes, mais les cerveaux ont chacun leur originalité et leurs idées propres.

Dans ce milieu, Jean-Paul hésitait sur la ligne de conduite à tenir. Il sentait une nécessité nouvelle de s’adapter. Ayant vécu trop longtemps à part, avec son ami Gaston, il se trouvait maintenant un peu isolé, même au sein de la foule. D’ailleurs, cette année-là, la Rhétorique était une classe plutôt médiocre ; seul Jean-Paul présentait une personnalité dépassant la moyenne.

Profondément confus d’avoir été le jouet ou la risée de ses condisciples, il ne pouvait supporter l’atmosphère de ridicule dont il se supposait entouré. Nerveux et susceptible, à tout instant il se mettait en garde contre une allusion possible, et se défendait quand on ne l’attaquait pas.

Sincèrement il avait promis à son directeur spirituel de ne pas se venger, mais il voyait toujours cette fameuse lettre. En classe, il se trouvait justement en arrière de Gervais. Chaque fois qu’il apercevait la grosse écriture bien connue, tout de suite la lettre se dressait sous ses yeux, presque avec la vivacité d’une hallucination. À certains moments, il avait une envie folle de l’insulter, de lui crier au moins qu’il n’était pas aussi naïf qu’on l’avait dit.

Mais le Père Beauchamp suivait son dirigé d’un œil attentif.

De son côté, Gaston demeurait fort intrigué de l’attitude froide et distante prise par son ancien ami. Il tenta divers moyens de le reconquérir. À cette fin, il lui donnait tantôt des marques d’une sympathie affectée, mais ses courbettes restaient sans réponse ; tantôt il simulait de l’indifférence, parlait de Jean-Paul comme d’un élève quelconque, l’appelait « Forest » tout court. Néanmoins il cherchait furieusement le mot de l’énigme. Pour lui, Jean-Paul ne pouvait rien savoir de ses manigances passées. Rejetant donc cette hypothèse, il faisait nombre d’autres conjectures, et comptait qu’un jour ou l’autre, on viendrait lui faire des excuses.

Jobin, lui, s’était retiré du conflit. Après avoir libéré sa conscience en remettant au Père Beauchamp la lettre qui avait tout révélé, il avait cru plus sage de s’effacer. La lettre avait fait du bruit chez les parents de Robert, et bien des questions s’étaient agitées autour de cet épisode. Or, lui avait expliqué à sa mère que le désordre provenait de ses confrères de collège. S’il ne réussissait pas dans ses études, c’était la faute des autres. S’il n’avait jamais son excellence, cela dépendait de ses compagnons qui se conduisaient mal, et ensuite tout passait sur son dos. Il fit tant et si bien que sa mère, trop crédule, décida de le garder à la maison, sauf pour les classes. Un médecin, ami de la famille, fournit un certificat, et Robert devint externe.

Chaque fois que Gaston voulait lui parler et avoir des explications, ce n’était jamais le temps : il était, ce jour-là, très pressé. Gaston eut l’idée d’aller chez Robert ; mais ce dernier l’en dissuada, parce que, dit-il, sa mère avait appris des choses… et puis ça ne ferait pas…

Un incident de classe devait provoquer un dénouement à cette affaire embrouillée. Le Père Lavigne, qui expliquait alors « Le Misanthrope » de Molière, avait donné pour sujet de composition : « Lequel préféreriez-vous comme ami, Alceste ou Philinte ? » Selon l’usage, le professeur rendait compte des compositions le lundi matin. Ces jours-là sont toujours des moments de fièvre et d’anxiété chez les écoliers. Un lundi de décembre donc, les élèves avaient jeté un coup d’œil sur la pile de cahiers, au coin du bureau, et attendaient impatiemment l’appréciation de leur maître. La récitation des leçons, au début, respira franchement l’ennui. Gaston, entre autres, débita quelques inepties sur Chateaubriand dont il confondait les œuvres avec celles de Voltaire. Le Père Lavigne fut, pour plus d’un quart d’heure, sur les dents.

On corrigea le thème et la version, et enfin on arriva au devoir français. Encore une fois, ce pauvre Gaston n’eut pas de veine. Le professeur le réprimanda vertement à propos de son travail : « Vous me faites, dit-il, la biographie de Molière… En quoi la naissance du comédien ou sa mort importent-elles dans la question ? Et puis qu’avons-nous besoin d’un résumé de la pièce ? Vous commencez à entrer dans le sujet juste à la fin de votre dissertation. Vous choisissez Philinte pour des raisons assez légères. Dans votre opinion, le profit à tirer d’un ami constitue l’essentiel. Ça ne montre pas une grande noblesse de cœur. Une chose m’étonne : au lieu de faire des progrès, vous reculez ; au mois de septembre, vous me donniez de bonnes rédactions ; mais voilà que vous me servez de véritables horreurs. Ça n’a ni queue ni tête, ni commencement, ni milieu, ni fin, ni rien. Vous me recommencerez ce devoir à la retenue. »

Le professeur se plaignit d’avoir toujours à reprendre les mêmes fautes ; il proposa, non sans ironie, de faire imprimer ses corrections et de les distribuer chaque lundi, puisqu’il avait sans cesse des défauts identiques à relever. « Heureusement, ajouta-t-il, que nous avons quelques consolations. Notre ami Jean-Paul n’a pas failli à la tâche. Voici quelques pages bien écrites et personnelles, où l’on perçoit l’accent de l’âme. Peut-être un peu d’amertume. Notre ami a l’habitude d’être plus optimiste. N’importe ! Vous préférez Alceste, à cause de son cœur loyal, de sa franchise. Libre à vous ! Je constate que la question est bien posée. Vous analysez d’abord les deux caractères, vous les mettez en parallèle et vous tirez une conclusion. Je lis cette conclusion :

« Sans doute j’aimerais mieux, si cet homme existait, un ami à la fois franc et compatissant ; toutefois puisqu’il faut choisir entre Alceste et Philinte, je préfère, et de beaucoup, un ami rude mais sincère, à un autre indigne de notre confiance. J’aime mieux cent fois qu’on me dise en face que je suis un naïf, un badaud, et tout ce qu’on voudra, que de recevoir des coups d’encensoir en avant, quand, en arrière, on me trahit, on me ridiculise. Non, appeler ça de l’amitié, c’est un mensonge ! »

Le professeur s’arrêta pour faire remarquer qu’il y avait là une certaine déviation, une charge qui ne portait pas…

Dans la classe, quelqu’un avait fort bien compris que la charge portait, et déjà Gaston flairait la poudre. Aussi, à la descente de dix heures et quinze, il n’avait plus de doute sur les sentiments hostiles de Jean-Paul. De toute évidence, le secret des lettres s’était éventé. Il fallait donc maintenant renoncer aux derniers espoirs d’une réconciliation. Au sein des petits groupes qui se forment sur la terrasse, à la sortie du matin, Gaston commença sa campagne contre Jean-Paul. En confidence, il dit à chacun de ses confrères : « Vous savez, Forest commence à « licher ». Le Père Lavigne lui-même se laisse prendre. Et puis, méfiez-vous, il est toujours rendu chez le Père Beauchamp, il vous « déclarera », c’est sûr ! J’en sais plus que je n’en puis dire… Des « porte-panier », moi, je déteste ça ! Vous voyez d’ailleurs que je ne vais plus avec lui. »

Le midi et le soir, Gaston continua sa petite besogne de dénigrement. Il voulait à tout prix tourner la classe contre Jean-Paul ; et la classe paraissait assez bien disposée à subir cette mauvaise influence, heureuse peut-être de satisfaire sa jalousie et de faire payer les petits dédains dont elle avait été trop souvent l’objet.

Jean-Paul n’eut pas de peine à s’apercevoir de ces manœuvres. Gaston ! oh ! pour lui, il n’avait guère de regrets, mais ses confrères…

La semaine suivante, la « patinoire » étant bien en ordre pour la première fois, les élèves obtinrent le « congé de glace ». Pour inaugurer la saison, on organisa une partie de hockey : Rhétorique contre Philosophie. La température était bonne, malgré l’atmosphère un peu terne et une menace de tempête prochaine. La glace vive étendait son miroir dans un grand cadre de neige amassée près des remparts.

À deux heures, un jeudi, toute la communauté et plusieurs citoyens venus de la ville s’étaient massés sur les buttes de glace. Les joueurs descendirent avec leur costume : culotte brune, chandail rouge rayé de blanc, avec de larges numéros dans le dos, « tuque » de laine aux mêmes couleurs. Avant le début de la partie, on fit des courses libres à titre d’exercices, on donna l’assaut aux gardiens des buts pour éprouver leur vaillance et leur habileté. Enfin un coup de sifflet, lancé par l’arbitre, appela les joueurs à leur poste. Le gardien des buts, bardé d’énormes jambières, se posta à l’entrée du filet ; puis, en avant, les deux défenses : à droite Jean-Paul et à gauche Gaston, même disposition que les années dernières. Sur le front : Charette au centre, Bonin aile droite et Dubeau aile gauche. Le Père Préfet fit l’honneur de mettre la rondelle au jeu.

Comme il arrive souvent, la première période fut sans beaucoup d’entrain. Il importe que les joueurs mesurent d’abord leurs forces et celles de l’adversaire. Mais, à la deuxième période, les deux équipes commencèrent à s’échauffer et suscitèrent une sympathie plus vive chez les spectateurs.

Après quelques tentatives mal combinées et sans effet, Barrette, qui joue centre pour les philosophes, saisit la rondelle du bout de son bâton et se précipite vers le but de l’adversaire ; Bonin le laisse passer ; Jean-Paul l’arrête et, d’un mouvement preste, se lance à son tour dans une montée où il excelle. Majeau, qui joue aile gauche dans le camp adverse, essaie de le bloquer. Jean-Paul fait un tour sur lui-même, escamote la rondelle et repart. Les deux défenses le forcent de passer entre elles en allongeant leurs bâtons bout à bout. Jean-Paul saute par-dessus les bâtons, rattrape la rondelle, et vlan !… au fond du filet.

Une immense clameur retentit sur tous les remparts. Les bâtons libres que tiennent les élèves s’abattent sur les planches en applaudissements tapageurs. On crie, on acclame le héros. Forest ! proclame une voix, et toutes les autres épellent : F-O-R-E-S-T, Forest ! Jean-Paul affecte une indifférence détachée ; il retourne à son poste avec la lenteur d’un mouvement cadencé et un peu mou. À chaque coup de son patin qui glisse, son chandail bouffe sur sa hanche comme soulevé par une brise légère. Arrivé à son poste, il s’appuie sur son bâton, une jambe au vent, et regarde. On dirait que cette démonstration ne le concerne point. Mais son cœur bat, ses yeux flambent, ses joues saignent sous le sang vermeil qui afflue, sa respiration halète : il respire à plein la gloire qui passe.

La joute reprend, la Rhétorique se trouvant encouragée, la Philosophie stimulée. L’intérêt augmente et les deux camps se sentent soutenus. Une rage autour de la rondelle affolée. Tous ont des ailes ; personne ne porte à terre ; et telle une « poudrerie » qui tournoie, on voit passer et repasser, aller et revenir de claires ombres rouges et blanches qui luttent et se bousculent, s’affaissent et se relèvent, et toujours se poursuivent dans une course fébrile, effrénée, enivrante.

Un coup de sifflet… la deuxième période est finie. Les joueurs se retirent un instant, endossent leur pardessus sans mettre les manches, cependant que tous les petits s’abattent sur la « patinoire ». Le long des remparts, les commentaires vont leur train ; les connaisseurs annoncent le succès de la Rhétorique.

Voilà que le sifflet retentit de nouveau. Les joueurs reprennent leur position mais en changeant de but, afin que toutes les chances demeurent égales. La Rhéto, peut-être un peu trop confiante, n’oppose à ses adversaires qu’une résistance molle. Et, après quelques minutes, la rondelle, qu’on ne surveillait pas assez, va se loger, comme par mégarde, dans le filet. On compte un point pour la Philosophie. « Un à un ».

Nouvelle inquiétude dans le camp de Rhétorique. Jean-Paul, sur qui l’on fonde le principal espoir du succès, quitte le poste de la défense pour prendre celui de l’aile droite. Et le jeu recommence avec une fureur subite. Les deux équipes sont décidées à faire le point qui donnera la victoire, tandis que les spectateurs escomptent que ce sera partie nulle. La Rhéto veut gagner à tout prix. Charette, qui joue centre, fait des prouesses. À un certain moment, on le voit pousser la rondelle jusqu’à vingt pieds du but ; mais alors, ne pouvant la lancer, parce que trois adversaires sont massés devant lui, il la passe à l’aile gauche, et une lutte violente s’engage entre deux champions. À l’instant Gaston quitte son poste et vient à la rescousse de Dubeau qui tombe, après avoir poussé la rondelle à Jean-Paul, de l’autre côté. Sur les remparts, tout le monde se penche, on sent que le coup décisif va se donner. Jean-Paul a saisi la rondelle, sa position est favorable, il va lancer. Mais, par une maladresse inexplicable, Gaston s’avance trop près du filet et reçoit la rondelle sur la jambe. Le point est manqué.

Un long silence traduit la déception générale. Jean-Paul en colère jette son bâton et va s’adosser au rempart. Le capitaine entre en dispute avec Gaston qui s’excuse et se défend. Pendant ces minutes que l’on perd à discuter, la joute continue. Et, grâce à l’absence de trois joueurs adversaires, la Philosophie fait une montée et compte un point juste avant le signal de la fin.

La victoire ne produit guère d’enthousiasme. On comprend que la Rhéto a perdu à cause de Gervais. Lui s’en va avec quelques copains, en donnant de vagues explications de sa manière d’agir ; surtout, il démontre que Forest n’a pas si bien joué que ça paraît. Au fond sa jalousie est à moitié satisfaite. En lui-même, il se dit que c’en était assez d’une première ovation à l’adresse de Jean-Paul, il n’allait pas en laisser produire une autre.