Jean-Paul (Farley)/15

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Les clercs de St-Viateur (p. 147-156).


Chapitre XV

UN NOUVEL HORIZON

Quand Jean-Paul revint de ses vacances, son directeur spirituel avait à peu près réglé l’orientation qu’il donnerait à son âme. Souvent le Père Beauchamp disait à ses jeunes amis : « Il faut se libérer des obstacles à sa sanctification, mais ne l’oubliez pas, notre plus redoutable ennemi réside en dedans, et les ennemis du dehors ne sont dangereux qu’autant qu’ils incarnent notre mauvaise nature. »

Gaston Gervais parti du collège, c’était sans doute une grosse pierre ôtée du chemin ; mais ce fait ne changeait en rien le caractère intime de Jean-Paul. La lutte n’était pas finie. Au contraire. On avait tout simplement préparé le terrain où elle devait se livrer. Jean-Paul avait souffert d’une mauvaise influence, et il avait montré que le milieu agissait beaucoup sur son tempérament. Quel moyen prendre pour le mettre dans une ambiance favorable et faciliter ainsi le combat spirituel ?

Le Père réfléchissait à ce problème quand, le surlendemain de la rentrée, Roland Barrette vint faire sa direction. Grand gars à la fois très sérieux et très joyeux, Roland avait développé en lui une personnalité pleine de promesses. Doué d’un remarquable talent littéraire, ayant remporté tous les premiers prix, et même le prix « Gagné » (du nom de l’ancien élève qui le donne, chaque année), en discours français, il songeait à mettre sa plume et sa parole au service des bonnes causes. Un apôtre-né. On le connaissait pour son initiative, son entrain et son habileté dans les organisations. Le Père Beauchamp en était fier.

Non pas qu’il entendît le canoniser sans délai. Bien des fois, il arrêtait son ardeur intempestive, lui disant : « Voyons, Roland, voyons ! N’allez pas si vite, et puis défiez-vous de vous-même. Plus de modestie ne serait pas de trop chez vous. » D’autres fois, en revoyant quelques-uns de ses écrits, que Roland lui soumettait volontiers, il lui répétait un aveu de Louis Veuillot : « Qu’il est difficile d’avoir de l’esprit et d’être charitable ! » N’importe, se disait le Père, un peu d’expérience limera les arêtes trop vives, et le bloc solide restera.

Toujours est-il que ce soir-là, le Père Beauchamp, sans avoir l’air d’y toucher, proposa à Roland une bonne action : « Dites donc, mon ami, maintenant que vous avez été élu président du Cercle St-Michel, vous devez vous préoccuper de recruter des membres. Jean-Paul Forest ne fait pas partie du Cercle. Faites-le entrer. Je crois même qu’un apôtre auprès de lui trouverait de quoi faire. »

Roland prit la chose comme ça, sans y attacher plus d’importance. Mais ensuite il lui vint une grande et noble ambition de conquérir le rhétoricien pour qui d’ailleurs il se sentait une secrète sympathie. L’occasion ne tarda pas à se présenter.

Quelque temps après la rentrée, un jeudi, un groupe d’élèves organisaient une campagne de raquettes. On a particulièrement besoin de cette distraction pendant les semaines qui précèdent les examens de janvier. L’atmosphère morne de la maison qui s’assombrit encore par des regrets de vacances, la banalité des études qui ne comportent guère autre chose qu’une repasse fastidieuse, la perspective toujours un peu inquiétante des examens, tout cela réclame quelques diversions bien accentuées. Les raquetteurs avaient donc senti, ce jour-là, un plus pressant désir d’une excursion lointaine.

Il est vrai qu’une pluie récente avait mal préparé la campagne. Une croûte assez solide et brillante sous le soleil embarrasserait naturellement un peu les trop larges semelles, sans compter que, malgré le soleil, un froid vif menaçait les joues à la peau trop fine et les oreilles indiscrètes qui ne sauraient pas se cacher. Mais les raquetteurs préfèrent une température plutôt rude, pour accomplir leurs héroïques randonnées.

Roland Barrette, — on devait s’y attendre, — organisait la partie. Il avait d’abord eu soin de s’assurer la compagnie d’un professeur. Quand tous eurent chaussé la raquette, endossé un gros chandail de laine et coiffé la « tuque » munie d’un gland qui scande le pas, le bataillon prit le chemin de la rivière. L’itinéraire : contourner la cour, passer sous le pont du « Canadien National » et se rendre jusqu’au bois chez Bazinet, terme de l’excursion. Les plus fervents y allèrent d’abord à perdre haleine, mais le professeur donna ordre de se tenir ensemble. Alors on se mit à faire des détours, des méandres capricieux, à se donner des jambettes, à se lancer de la neige. Par moments, on n’apercevait plus qu’un tourbillon, une « poudrerie » qui enveloppait toute la troupe. Enfin le calme se rétablit, et tous, prenant l’allure traditionnelle des coureurs de bois, s’élancèrent comme ils dirent, « à la découverte du pôle Nord. » Barrette battait la marche, et les autres suivaient en triangle, semblables à une volée d’outardes au blanc plumage. Seule la soutane noire du maître, au centre, jetait dans cette traînée claire, une note plus grave.

On atteignit le bois chez Bazinet où l’on prit un instant de repos, oh ! d’un repos mitigé pour quelques-uns. Ayant découvert une jolie pente rapide, ils ne pouvaient manquer d’y prendre

quelques glissades, au risque de s’enneiger le museau. Charette, qui s’était permis de taquiner un peu plus souvent qu’à son tour, le long de la route, reçut son châtiment. Deux compagnons l’empoignèrent, et lui enfoncèrent la tête dans un banc de neige. Pour qu’il ne perdît rien de son profit, on avait eu soin de lui enlever sa « tuque ». Bonin et Dubeau le frictionnèrent d’importance. Il se releva un peu penaud, soutenant qu’on ne l’avait guère touché ; tout de même il ne réclama pas son reste.

« Abeamus », cria le maître. Et l’escouade se remit en route pour le retour. Naturellement, les jambes étaient un peu lasses, et la course fut moins alerte. Barrette, qui avait conduit l’expédition, quitta son poste d’honneur et se contenta de l’arrière-garde. Il avait d’ailleurs son idée. Sans retard, il accosta Jean-Paul, désireux d’avoir une conversation avec lui :

— Ah ! ça fait du bien une promenade de ce genre ! Tu vas voir, ce soir, si on va en avaler des thèses de philosophie.

— Moi, fit Jean-Paul, j’aurai peut-être la main gourde pour écrire ma version.

— La version, on travaille ça dans sa tête. Mais j’y pense, j’aurai, moi aussi, de l’écriture à faire : je dois rédiger mon programme du Cercle Saint-Michel, pour le second semestre.

— Ah oui, tu as été élu président, permets-moi de t’en féliciter.

— Merci. Mais dis donc, tu n’en es pas, toi, de notre Cercle.

— On ne peut pas tout faire !

— Mais il faut faire le nécessaire, et même le très utile.

— Je suis de l’Académie Saint-Étienne. Je m’y applique tant que je peux, et j’espère qu’à la fin, j’acquerrai quelque facilité de parole.

— Magnifique ! mon vieux. Moi aussi d’ailleurs j’en suis, je pense, puisque j’en étais le président au premier semestre. Savoir parler, c’est très commode ; il n’importe pas moins de savoir à quoi faire servir la parole. En dehors des sociétés proprement littéraires et artistiques, un cercle d’apostolat a sa place et son importance. As-tu traduit Quintilien ? Il définit l’orateur : « Vir bonus dicendi peritus. » Alors…

Nous avons la Congrégation de la Sainte-Vierge et de la Garde d’Honneur qui nous forment à la piété.

— Tout cela, c’est bon. Mais vois-tu, l’A. C. J. C., c’est autre chose. Pas une société purement littéraire, pas une congrégation de piété non plus. Certes ! nous avons notre programme de piété et d’étude ; ajoute que nous avons un programme d’action. Être un homme vertueux et éloquent, voilà des qualités qui permettent de faire le bien ! Mais encore faut-il s’exercer à le faire. De là la nécessité de se connaître, de se réunir, de savoir peser ensemble ses ressources et ses moyens.

— Tout de même, au collège, l’action sociale qui nous est permise demeure assez restreinte.

— C’est encore surprenant, quand on y regarde de près. Et puis, vois-tu, le Cercle, selon le mot du Père Aumônier, c’est « une fenêtre ouverte sur le monde. »

Roland, qui venait de lire une brochure sur l’A. C. J. C. par un Père Jésuite, se lança dans une belle dissertation sur les périls de l’âme canadienne. Dans un discours un peu essoufflé, à cause du grand vent, il parlait sans tarir, agitant ses bras dans l’atmosphère lumineuse, comme s’il eût voulu embrasser toute la patrie, la patrie en robe blanche que des fils dénaturés veulent ternir. Fort de sa récente documentation, il pérorait sur les dangers qui menacent la religion et la race. Il dénonçait avec véhémence ces hommes qui tentent « d’émanciper » notre peuple à leurs yeux trop catholique, qui préparent la mainmise de l’État sur l’enseignement, qui répandent les principes pervers issus de la Révolution, qui s’évertuent à prouver que « notre retard » dans le progrès matériel provient de ce que nous acceptons trop aveuglément les directions de l’Église. « Nous devons nous défendre, ajoutait-il, et pour cela, il faut apprendre à lutter. L’A. C. J. C., c’est une école de lutte, une école de patriotisme. »

Jean-Paul écoutait, avec attention d’abord et ensuite avec enthousiasme. Lui qui, un instant auparavant, paraissait réclamer des raisons et des preuves, en fournissait maintenant. La conversation ne fut bientôt, entre les deux amis, qu’une cantate à la patrie. Ensemble ils ébauchaient un grand rêve : ils voyaient, dans un avenir prochain, un homme se lever au sein de notre peuple, tribun de génie parlant avec art, mais surtout incarnant l’idéal de la nation. Alors ce serait un réveil général, un renouveau complet. Tous les pays du monde nous regarderaient avec admiration ; les journaux, les parlements, nous citeraient comme un exemple des peuples prospères qui tirent leur grandeur du catholicisme.

Cet hymne, ils le chantaient sur la route éclatante de blancheur. De chaque côté, sur les talus de la rive, les arbres chargés de givre étincelaient sous le soleil. On aurait dit des lustres suspendus dans un temple. Une gaine de cristal enveloppait chaque branche, comme si un faisceau de rayons lumineux s’y était figé. La lumière se jouait à travers la fine glace qui reluisait, semblable à des chapelets de perles et de diamants.

Les deux causeurs s’arrêtèrent soudain devant l’éclat de la nature. La splendeur du Canada paraissait se révéler dans cette richesse. Ils étaient rendus au Petit-Bois, quand Roland, cherchant une conclusion pratique, demanda à Jean-Paul.

— Alors tu entres dans notre Cercle ?

— Oui. Je n’avais jamais pensé à tant de choses.

— Eh bien ! ce soir, je te passe le cahier et, si tu n’as pas la main trop engourdie, tu signes bravement.

— Entendu.