Jean Chrysostome/Histoire de Saint Jean Chrysostome/Chapitre premier.

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Œuvres complètes
Traduction par M. Jeannin.
L. GUERIN & Cie, EDITEURS (1p. 1-15).
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HISTOIRE DE SAINT JEAN CHRYSOSTOME

CHAPITRE PREMIER.[modifier]

Considérations préliminaires. – Situation respective du Christianisme et du polythéisme. – Néo-Platonisme. – Gnosticisme. — Manichéisme. – Arianisme. – Hérésie et schismes. – Empiétements des empereurs. – Pères de l’Église. – Chrysostome. — Aperçu général. – Docteur de la charité. – Dignité humaine. – Liberté de l’Église. – l.e sacerdoce et l’empire. – Tendance de l’Orient. – L’Église romaine. – Caractère de Jean. – Portrait.

Chrysostome appartient à cette grande pléiade d’hommes supérieurs, dont les travaux, les vertus, le génie ont exercé tant d’influence sur les destinées du Christianisme, et rempli d’un le quatrième siècle de son histoire. Sa noble et sainte figure se détache et resplendit entre les imposantes figures d’Athanase, d’Hilaire, de Basile, d’Ambroise, de Grégoire, d’Augustin. C’est une des plus belles gloires d’une époque qui en compte tant, où Dieu se plut à condenser, comme dans un foyer éblouissant, tant de lumière et de sainteté. Tan dis que le vieux monde, s’affaissant dans son impuissance, n’offre plus que le dégoûtant éclat incomparable spectacle de toutes les misères unies à toutes les lâchetés, les grands talents, les grandes âmes affluent dans l’Église, et, comme des astres d’une beauté sans rivale, se lèvent en masse dans son ciel pour attester son immortelle énergie et sa divine fécondité. Jamais peut-être l’histoire ne mit en regard, dans un si vif contraste, tant de grandeur et tant de bassesse, tant de ruines accumulées et tant de créations admirables. Jamais peut-être l’infaillible Providence, qui con duit par la main, à travers les tempêtes et les combats, l’Église de Jésus-Christ, ne fit éclore à ses pieds tant de richesses, ni rayonner sur son front tant de splendeur. Il faut le dire aussi : jamais peut-être son œuvre privilégiée, l’œuvre chrétienne, ne réclama de plus grands ouvriers.

L’Évangile venait de clore, de ses mains triomphales, l’ère sanglante et glorieuse des martyrs. Chose mille fois signalée et digne de l’être toujours ! Proscrite aussitôt que connue, la religion du Christ semble d’abord ne se révéler au monde que par l’unanime horreur qu’elle inspire. La haine l’accueille ; la calomnie s’attache à ses pas ; le genre humain s’inscrit en faux contre elle, et l’accable tour à tour de ses colères et de ses mépris. Ses pâles adeptes, contraints de cacher la clarté du jour, comme des conspirateurs, leurs pieuses réunions et leurs symboles sacrés, sont comme autant de victimes marquées d’un sceau fatal qui les dévoue au glaive des bourreaux, aux bêtes de l’amphi théâtre, aux fureurs de la multitude ; et quand trois siècles d’une oppression sans exemple dans l’histoire ont pesé sur son berceau, trois siècles dont elle n’a compté les heures que par les angoisses et les supplices des siens ; quand le déchaînement croissant des passions, des intérêts acharnés à sa perte ne lui présagent que l’impossibilité absolue d’atteindre son but, un avortement funeste et prochain, la voilà qui passe tout à coup du chevalet des martyrs au trône des Césars, et, d’une main meurtrie encore du poids des chaînes, saisit, pour ne plus les laisser tomber, les rênes de la destinée humaine ! Son sang n’est pas étanché, ses blessures ne sont pas bandées, que ce monde qui lui crachait au visage, qui la traînait dans la boue pour la jeter aux cloaques, qui ne trouvait pas, dans l’atroce fécondité de son génie, de supplice assez raffiné quand il s’agissait des chrétiens, s’étonne d’être devenu chrétien lui-même ; et, s’agenouillant devant la croix maudite, adore ce qu’il abhorrait, jette au feu ce qu’il avait adoré, et déjà dans ses lois, dans ses mœurs, partout, il découvre l’esprit et le sceau de la religion nouvelle ! Une telle révolution n’a pas d’analogue dans l’histoire. Les causes humaines ne suffisent pas à l’expliquer ; le doigt de Dieu est là, ou il n’est nulle part sur la terre.

Mais ces grands déplacements de l’humanité ne s’accomplissent pas avec la précision d’une évolution militaire, et sans laisser en arrière bien des traînards. Quelque merveilleuse que fût cette transformation inespérée, elle n’atteignit pas de si tôt les profondeurs sociales ; et bien qu’elle eût remué et renouvelé bien des cœurs, elle n’avait pas encore changé et refait le cœur humain. Désarmé et vaincu, le paganisme n’était plus redoutable ; cependant il comptait encore, surtout dans les campagnes, des adeptes obstinés et nombreux. Soit routine, soit ignorance ou lâcheté du cœur, soit peut – être, de la part de certains esprits, cet orgueilleux besoin de se raidir contre le mouvement qui entraîne les autres, soit enfin que les efforts pour précipités et maladroits de Constance rendu quelque déraciner l’idolâtrie eussent force à ce corps usé, en soulevant une opposition inattendue, bien des gens restaient fidèles aux dieux tombés, fréquentaient leurs temples, célébraient leurs fêtes[1], se livraient à toutes les pratiques de leur culte, les défendaient à outrance. Longtemps après Constantin, le nombre de ces dévots, plus ou moins sincères, plus ou moins fanatiques du passé, bien qu’il décrût de jour en jour, était considérable. Dans l’armée, les païens se trouvaient à côté des chrétiens, et souvent même les hautes charges de l’État étaient remplies par des païens. La ferveur des disciples de l’Évangile ne pouvait que souffrir, d’un con tact incessant et inévitable avec ses ennemis.

Il était, d’ailleurs, difficile que, sur tant de conversions au Christianisme que les derniers temps avaient vu s’opérer en masse, il n’y en eût aucune qui ne fût le fruit de la conviction ou le miracle de la grâce. L’exemple du prince, l’esprit de courtisanerie et de servile imitation, des complaisances de famille, chez quelques-uns peut-être le besoin de prendre part à un culte quelconque, quand celui de leurs affections était frappé de défaveur, avaient poussé vers l’Évangile une foule de gens qui, l’embrassant sans le goûter, sans le connaître, restaient catéchumènes toute leur vie, ou, admis au baptême, n’étaient jamais que de mauvais chrétiens. Saint Athanase ne montre-t-il pas l’épiscopat lui-même envahi par des malheureux sans vocation, sans foi ; prosternés la veille encore aux pieds des idoles ; ne connaissant, ni les livres sacrés des chrétiens, ni la doctrine du Christianisme ; toujours païens sous le manteau de l’évêque ; qui n’étaient dans l’Église que ce qu’ils pouvaient y être, les suppôts naturels des hérésies, le fléau du sacerdoce, qu’ils déshonoraient par la bassesse de leurs sentiments et la plus infâme vénalité[2] ? Certes, ces profanations, ces hypocrisies ne laissaient ni éclaboussure ni ombre, sur la splendide sainteté de l’Église hautement glorifiée par les touchantes merveilles de modestie, d’abnégation, de charité, qu’elle faisait éclore de toutes parts. Avec un noble orgueil de mère, elle pouvait montrer à ses ennemis, comme à ses amis, les talents, les vertus, le courage, le dévouement de presque tous ses pontifes, l’an tique ferveur, l’incorruptible fidélité d’un grand nombre de ses enfants. Et néanmoins, dans son sein même, que d’âmes secrètement vouées à l’idolâtrie ! En vain avait-on dépouillé celle-ci de ses privilèges publics : il lui restait ses séductions intimes. Toutes les faiblesses humaines étaient de son parti. Ses temples déserts ou fermés, elle gardait les cœurs, d’où, comme d’un réduit imprenable, elle opposait à l’ennemi triomphant une résistance muette et passive, plus difficile à vaincre que la résistance légale et armée. Des hommes, dont la persécution eût fait des martyrs, énervés par la paix, retombaient, sans y songer, sous le joug méprisé de l’idolâtrie. Ils se moquaient de Jupiter, de Vénus, de Mercure, et volontiers ils se fussent rués sur leurs autels pour les briser ; mais les vices déifiés sous ces noms recevaient leur secret en cens, et demeuraient les dieux de leur vie. À côté du spectacle consolant et sublime des travaux de l’apostolat, des immolations de la charité, des saintes associations des vierges et des veuves consacrées au service des malheureux, des mœurs graves et douces de la famille chrétienne, sanctuaire de pureté et de dignité, à côté des magnanimes exemples des Paule, des Mélanie, des Olympiade ; au milieu du mouvement spiritualiste qui emportait au désert, sur les traces des Hilarion et des Antoine, les âmes lasses du monde, éprises d’un ardent amour des choses du ciel, tandis que les lois se modifiaient visiblement au souffle de l’Évangile, et que de nouvelles institutions, empreintes de son esprit, attestaient son influence croissante ; on rencontrait à chaque pas le paganisme avec ses souvenirs tenaces, ses fêtes licencieuses, ses vieilles superstitions, son égoïsme, sa luxure, ses vices, sa dureté. L’usure, l’esclavage, l’amphithéâtre, une foule d’usages horribles d’immoralité ou de cruauté, survivant aux dieux qui les avaient inspirés, aux édits qui les proscrivaient, formaient un contraste scandaleux avec les enseignements de la religion nouvelle, insultée et défiée dans son triomphe. Il y avait encore trop de sang païen dans les veines du peuple, trop surtout dans celles des princes. Constantin immolait son fils aux fureurs de sa femme, et sa femme au souvenir de son fils. Constance asseyait son trône sur les cadavres sanglants de ses oncles, de ses cousins, des principaux officiers de son père. Valentinien nourrissait de chair humaine deux ourses qu’il traînait partout avec lui. La trahison et l’assassinat étaient la politique de Valens. côté des magnanimes exemples Gratien inaugurait son règne par l’injuste supplice du défenseur le plus vaillant et le plus dé voué de l’empire, du père de Théodose ; et Théo dose lui-même, l’ami d’Ambroise, ordonnait le massacre de Thessalonique. D’autre part, la for tune des parvenus, fruit de la délation ou des concussions, avait des insolences et des scandales inouïs. Quelques-uns possédaient des provinces entières, dépensaient des millions de sesterces dans une orgie, et, plutôt que de re trancher de leur faste ou de leurs débauches, réduisaient leurs fermiers désespérés à mourir de faim ou à se faire esclaves. Des pères endettés vendaient leurs fils pour satisfaire d’impitoyables créanciers. On vit des riches, des puissants, exiger sans scrupule leur prétendu droit de mettre à mort leurs esclaves, et de prendre pour concubines les filles de ces infortunés. L’impôt écrasait les campagnes livrées au brigandage des exacteurs. Tout était anarchie et confusion : et à tant de désordres l’ignorance et la superstition en ajoutaient un autre. En dépit des lois terribles portées contre elle, les païens les plus éclairés s’adonnaient à la magie et célébraient son efficacité.

Beaucoup de chrétiens en étaient là. Ils croyaient aux présages, consultaient le vol des oiseaux, attachaient au cou, aux mains de leurs nouveaux-nés, les plus étranges amulettes, et substituaient aux prescriptions de la science, dans leurs maladies, les charmes et les enchantements. Saint Basile, saint Ambroise, saint Astère, saint Chrysostome nous ont laissé, des mœurs de leur temps, des peintures si affligeantes, qu’on se demande avec tristesse ce qu’était venu faire l’Évangile, dans une société si rebelle à ses enseignements, si incapable de le comprendre. Orgies, débauches, vices infâmes, superstitions ridicules, amour insatiable de l’argent, aplatissement des caractères, servi lité honteuse, dureté cruelle envers les pauvres et les petits, voilà ce qu’on rencontre presque partout à chaque pas. Dans les villes, les mendiants encombrent les rues, où, sur leur char d’or ou d’argent, attelé de mules blanches, d’indolentes matrones, couvertes de pierreries, sui vies d’un interminable cortège d’eunuques et de valets, courent de l’église à l’hippodrome, du théâtre au bain. Le même peuple, qui le matin entoure les autels du Christ et applaudit à outrance les orateurs sacrés, le soir remplit les cirques, se passionne pour des cochers, et, mal gré les édits impériaux, encourage d’une faveur frénétique les combats prohibés des gladiateurs.

Les vertus éclatantes des vrais chrétiens font ressortir la dégradation des autres. Des lois sages améliorent le sort des esclaves, donnent des médecins aux pauvres, adoucissent les inflictions criminelles, ordonnent la salubrité des prisons, protègent les droits de la femme et la vie des petits enfants, s’efforcent de rendre au mariage sa dignité : elles annoncent le glorieux lever d’une civilisation nouvelle, mais en présence d’une civilisation funeste, toujours debout quoique sapée dans ses bases, écrasant de son poids toute aspiration vers un ordre meilleur.

Les barbares, se précipitant à grands flots sur l’empire, aggravent cette situation, de tous les maux qu’ils traînent avec eux. De là, ce cri de Salvien : « Je ne sais, ô Église de Dieu ! com ment il se fait que ta propre félicité se tournant contre toi, tu aies ramassé presque autant de vices que tu as conquis de nations. La foi s’est amoindrie à mesure que le nombre des fidèles s’est accru, et nous te voyons épuisée par ta fécondité, appauvrie par tes richesses, affaiblie et abattue par tes propres forces[3] »

Ainsi, la grande victoire qui avait donné l’empire au Christianisme ne lui donnait pas le repos. La carrière ouverte à son ambition est hérissée d’obstacles et d’ennemis. Il n’échappe à une épreuve que pour tomber dans une autre.

Sa destinée est la lutte. Or, le plus grand effort de cette lutte, sans trêve et sans fin, incombait peut-être au 4e siècle. Il ne s’agissait plus, en effet, d’obtenir pour le vrai culte de Dieu la liberté que les martyrs avaient achetée de leur sang, ni de jeter à terre de vieilles idoles vermoulues qui tombaient d’elles-mêmes, dès que la main du pouvoir leur retirait son appui. Vainqueur du polythéisme, assis sur le trône des Césars, l’Évangile avait beaucoup à faire, pour que sa sainteté devînt la conscience du monde, dont sa doctrine était le flambeau. Il avait à lutter contre l’ignorance, la superstition, les habitudes invétérées, les passions ennemies de son joug, l’invincible penchant de toute chair au plaisir et à la mollesse[4], contre l’invasion subreptice et incessante du paganisme dans l’âme humaine, autant que contre l’invasion violente et sanglante des barbares dans la société. Il avait à consoler le monde d’une longue oppression ; à verser sur des blessures anciennes, profondément ulcérées, des trésors d’espoir et d’amour ; à guérir des cœurs malades ; à briser des chaînes pesantes ; à remplacer une législation atroce par un système complet de lois justes, douces, empreintes de son esprit ; à arracher du sol et des mœurs cette vieille civilisation, aux inextricables racines, qui avait infecté l’homme jusque dans la moelle des os, vicié les sources mêmes de la vie ; à soulever le poids de la nature déchue ; à enseigner l’humilité aux grands, le désintéressement aux riches, aux petits le sentiment de la dignité humaine, et la et liberté des enfants de Dieu à des êtres dégradés de longue main par la servitude ; à rectifier, à épurer une foule de conversions hâtives et imparfaites ; à rendre dignes de leur nom de chrétiens, tant d’hommes qui semblaient ne le porter que pour l’avilir et le compromettre ; à leur inculquer son esprit, l’esprit d’abnégation, de mansuétude, de générosité, de dévouement ; à en pénétrer ces masses habituées aux jeux barbares, aux fêtes sanglantes de l’amphithéâtre ; à substituer un spiritualisme délicat et saint au sensualisme grossier, par lequel l’idolâtrie tâchait de se survivre à elle-même ; à établir le règne de la charité sur des cœurs desséchés par l’égoïsme ; à faire goûter, pratiquer vaste échelle le culte sublime hautes sur une de la croix, les doctrines du renoncement et du sacrifice ; à élever le niveau de l’humanité, à lui donner un nouvel idéal, une nouvelle langue, un nouveau cœur ; à reprendre en sous-œuvre, à remanier, dans ses éléments, cette vieille société qui se débattait à ses pieds dans la boue et le sang, pour en faire une société chrétienne, une nouvelle humanité, à l’image de Jésus-Christ, l’homme parfait, créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité[5].

Cette œuvre surhumaine de régénération, l’apostolat chrétien l’avait commencée au sortir même du Cénacle ; et, depuis trois siècles, en dépit des bourreaux et des empereurs, en dépit des obstacles dressés sur sa route, il la menait avec un zèle aussi heureux qu’intrépide. Le monde païen, la philosophie elle-même subissaient, en le repoussant, l’influence de l’Évangile. Un vif reflet de sa doctrine répandait sur toutes choses un jour nouveau. Mais ce travail rénovateur, si puissant qu’il fût, n’empêchait pas un autre travail, déjà fort avancé, de dissolution et de mort. Deux courants opposés apparaissaient à la surface et agitaient les profondeurs de la vieille société : l’un, qu’accélérait de tout le poids d’une pression immense l’arrivée des barbares, et qui poussait fatalement à la destruction et au chaos ; l’autre, qui partait des autels du Christ, des chaires de ses pontifes, des sanctuaires de ses vierges et de ses ascètes, un contre-courant de vérité et d’amour, pénétrant, recouvrant en partie le premier, et re foulant, d’un choc vigoureux, le double fardeau de la pourriture romaine et de la brutalité barbare. Mais il eût été moins difficile de créer un monde nouveau que de refaire le vieux. La plupart des matériaux de celui-ci, trop pourris pour entrer dans une construction durable, étaient réprouvés de l’architecte divin. C’est pourquoi la Providence emmenait à grands frais et à grande vitesse, des lointaines régions du Nord et de l’Orient, sur le sol où elle voulait bâtir, des races neuves, au sang de feu, qu’aucune digue ne pouvait contenir, aucun échec déconcerter, dont la mission visible était de renverser, de brûler, de détruire, mais pour déblayer et niveler la route de Dieu. Comme à l’origine des choses, l’esprit de Dieu était porté sur le chaos. Il le travaillait, le fécondait ; et, d’un mélange confus d’or et de boue, d’erreurs et de vérités, de vices et de vertus, de sang et de flammes, de vieilles et de nouvelles idées, il s’apprêtait à faire jaillir la lumière et la vie, et tout un monde nouveau.

Et cette fois cependant, il ne voulut procéder qu’avec le concours d’instruments humains. Il créa les Pères de l’Église, et en fit les démiurges, les pères du monde nouveau. Était-ce trop, pour les approprier à son œuvre, de leur donner le talent, l’éloquence, la vertu, le courage, la soif du bien, la puissance de l’accomplir, la grandeur des vues et du caractère, la triple autorité du savoir, du génie, de la sainteté ? Dieu les fit dignes de lui, grands par l’esprit, grands par le cœur. Ils furent plus que de grands hommes ; ils furent des saints !

À un autre point de vue que celui des mœurs, la tâche des docteurs chrétiens, à cette époque, était encore très-ardue. Ce n’était pas seulement avec l’ignorance, la routine, le vice, les passions populaires qu’ils avaient à lutter, mais contre la philosophie, éternel adversaire de la foi, de venue maintenant l’auxiliaire inattendu du polythéisme qu’elle avait longtemps conspué. Ce fût le moins du Amas incohérent de philosophique fables grossières, il n’avait rien qui pût attirer ou retenir sous son joug les intelligences. Il avait suffi à l’Évangile de le regarder en face pour le faire chanceler sur ses fondements ; et, malgré les fureurs dont la politique impériale l’avait armé, il tombait sous le poids de sa propre absurdité, autant que sous les coups de ses adversaires, quand la philosophie entreprit de lui rendre, sous une autre forme, la vie qui l’abandonnait.

Il est vrai qu’au moment où parut le Christianisme, la philosophie avait perdu son prestige. Ses grandes et célèbres écoles étaient tombées ; et, à part quelques rares stoïciens drapés dans leur orgueil, elle semblait ne se survivre à elle-même, et n’était représentée dans le monde n’est pas que le polythéisme inonde que par l’Épicurisme, théorie trop commode du plaisir et du vice pour ne pas compter toujours de nombreux sectateurs. Cependant, au milieu de cette prédominance universelle du sensualisme, bien des esprits restaient tournés vers les spéculations philosophiques, et s’agitaient, sans pouvoir les résoudre, autour de ces grandes questions de Dieu, de l’âme, de l’avenir, dont l’humanité, à aucune époque, même dans ses plus grandes défaillances, ne se détourne complètement. Un phénomène moral, tel que l’Évangile, dut attirer leur attention. Ils furent frappés de l’austère beauté de ses enseignements, que ses disciples commentaient éloquemment dans leur vie par un courage incontestable et de touchantes vertus. Les plus sincères, les plus logiques embrassèrent, avec une noble ardeur, cette lumière surnaturelle, qui régénérait à la fois leur intelligence et leur cœur. Le plus grand nombre en resta à l’étonnement vis-à-vis d’une doctrine qui, paraissant répondre à quelques-unes de leurs pensées, les renversait toutes. La foi chrétienne demandait trop à leur orgueil. Mais en repoussant son joug, ils ramassaient sur sa route les étincelles de son flambeau. De là, les vérités mêlées à leurs erreurs, et cette élévation de langage, nouvelle dans leur bouche, qui accuse le plagiat. Ils ont beau s’en défendre, leur enseignement s’est modifié d’une manière visible au contact d’un autre enseignement : il a suffi de l’ombre du Christ projetée sur eux pour faire jaillir, dans leurs ténèbres, de précieuses clartés.

Ce fut l’origine de la nouvelle école qui, s’élevant sur les débris des anciennes, à la lumière de l’Évangile, arbora le drapeau de Platon, dont elle altérait la doctrine, et se proposa la double restauration de la philosophie et du polythéisme, en les modifiant l’une par l’autre, et par un compromis impossible entre des idées empruntées aux sources les plus diverses, aux rêveries de l’Orient, aux mythes de la Grèce, aux théories de Platon et de Pythagore, au judaïsme, au Christianisme lui-même qu’elle voulait à la fois imiter et combattre. Quelques-uns, parmi ses maîtres les plus illustres, avaient commencé par être Chrétiens ; et, d’ailleurs, le Christianisme occupait dès lors une place trop élevée et trop vaste dans le monde, il avait saisi trop fortement les intelligences par la grandeur et l’autorité de ses enseignements, pour qu’il fût possible, même à ses adversaires les plus déclarés, de ne pas compter sérieusement avec lui, dès qu’il s’agissait d’une combinaison doctrinale quelconque. Et n’est-ce pas dans l’orgueilleux désir d’opposer à son influence croissante, une barrière intellectuelle savamment calculée, que se trouve, en grande partie du moins, la raison d’être de ce néo-Platonisme, produit hybride du polythéisme, dont il fut le dernier soutien, et de la philosophie, dont il se disait le plus noble organe et le plus complet résumé ?

Partant de cette idée, souvent émise depuis, que les divers systèmes religieux, en crédit parmi les hommes, ne sont que les manifestations passagères et locales d’un besoin unanime et constant de l’humanité, il s’efforça de relier aux conceptions des philosophes les croyances du vulgaire ; et en épurant, en expliquant celles-ci, en donnant un caractère religieux à celles-là, de les fondre dans une harmonieuse unité, afin de remplacer le vieux paganisme avili et croulant par un polythéisme nouveau, spiritualisé, ennobli, tel qu’il pût à la fois être accepté des esprits d’élite et devenir la religion universelle des peuples. En même temps qu’il écartait de la théologie païenne les idées trop basses au su jet des dieux, et qu’il présentait les fables des Grecs comme d’ingénieuses allégories, sous lesquelles il fallait chercher la science primitive du genre humain, il s’appliquait à découvrir, à mettre en lumière les vérités ensevelies, dans les traditions antiques, sous une masse d’erreurs, et à relever le culte des idoles, en donnant à ses actes divers un sens moral, propre à porter les âmes à la vertu. Et comme c’était la puissance du Christianisme, attestée par sa rapide propagation, qui le frappait sur tout, il n’hésitait pas, tout en l’attaquant avec force, tout en professant pour lui un insolent dédain, à puiser dans ses livres, à copier ses rites, à verser, au milieu des idées philosophiques et des pratiques polythéistes, tout ce qu’il pouvait d’aspirations et de formules chrétiennes, ne prétendant à rien moins qu’à ressusciter le paganisme à l’aide de l’Évangile, l’erreur par la vérité. Il eut donc, lui aussi, ses saints, ses miracles, ses prophètes, ses codes sacrés, ses abstinences pieuses, sa trinité divine, ses médiateurs invisibles entre l’Être souverain et nous, occupés à lui porter nos hommages, à nous rapporter ses bienfaits, à protéger et guider l’homme de bien dans sa route ici-bas. Il repoussa les sacrifices sanglants, expliqua le culte des images, parla, comme les chrétiens, des ravages du péché, du détachement des sens, de la purification des âmes déchues, du mérite des souffrances et de la prière, de la confiance avec laquelle nous devons nous tourner vers Dieu, comme vers un père, et lui faire de notre vie un holocauste spirituel.

Cet éclectisme mystico-panthéiste, peu goûté des foules, devait plaire à ces esprits incertains, qui, sentant très-bien le vide et l’absurdité du polythéisme, y tenaient cependant par leurs habitudes littéraires et par le fond de leur vie ; et, en effet, il eut parmi eux un grand succès. L’idolâtrie, une fois purgée de ses vues grossières et comme transfigurée par la philosophie, il leur sembla qu’il n’y avait plus entre le culte des dieux et le Christianisme aucune opposition radicale, et qu’il était facile à l’homme de bien de concilier les tendances morales de l’un avec les pratiques de l’autre. Ils admiraient l’Évangile, comme respirant dans tous ses préceptes la mansuétude et l’équité ; louaient les martyrs, ces victimes de leur constance religieuse, qui, plutôt que d’abjurer leur foi, avaient souffert héroïquement les derniers supplices[6] ; rendaient hommage à ces pontifes chrétiens, que la frugalité, la modestie, leurs mœurs austères et pures recommandaient à la Divinité et à ses vrais adorateurs[7] ; mais en même temps ils attribuaient aux astres la nature et la vie divines ; croyaient aux auspices, aux augures, aux oracles ; soutenaient la divination par le vol des oiseaux et les entrailles des victimes ; cultivaient la magie comme la plus haute des sciences, et la théurgie, comme l’art merveilleux de gagner, de dominer les dieux inférieurs attachés à la matière, et d’opérer, avec leur secours, des œuvres surnaturelles.

Sans doute, parmi les adeptes de ce poly théisme savant, plusieurs ne pouvant se contenter d’opinions si incertaines, et sentant plus vivement, au fond de leur cœur, le besoin d’une rédemption divine, ne traversèrent le Platonisme que pour arriver à l’Église. Mais, somme toute, et à part de belles et trop rares exceptions, ce mysticisme philosophique était plus nuisible que favorable aux progrès de la vérité.

S’il était pour quelques-uns la préparation à la foi et comme le vestibule de l’Évangile, il en retenait un plus grand nombre dans une indifférence funeste, par rapport à leur destinée éternelle. Satisfaits de cette prétendue conciliation, entre les droits de la conscience et les habitudes polythéistes mêlées de longue date a toutes leurs pensées comme à tous leurs sentiments, ils s’en tenaient là, et se croyaient dispensés de faire un pas de plus pour s’approcher du vrai Dieu, forme épurée du polythéisme leur apparaissait, comme la plus admirable synthèse de tout ce qui était bon et vrai dans tous les autres cultes, y compris celui des chrétiens. La sagesse humaine ne pouvait s’élever plus haut. Leur orgueil, d’ailleurs, se complaisait dans cette pensée, que, successeurs du divin Platon, suprêmes héritiers des grandes écoles philosophiques, ils étaient aussi l’appui le plus honorable et le plus fidèle d’un système religieux, auquel se rattachaient toutes les gloires de l’empire et des lettres ; et tiers de leur petit nombre, ils eussent rougi de partager avec la multitude le nom de chrétiens[8]. Avec empressement, ils se groupèrent autour de Julien, espérant de la force ce qu’ils n’attendaient pas de la science, et applaudissant de tout leur cœur à sa tentative impuissante, mais furieuse, de restauration païenne.

Ainsi, cette étrange et tardive coalition entre la philosophie et le polythéisme, sans sauver celui-ci, se dressait comme un nouvel obstacle devant l’Évangile, devenait le dernier point d’appui des résistances qu’il avait à vaincre, le dernier prétexte des intelligences pour se sous traire à la foi, et entraînait à de nouveaux com bats les docteurs, les pères de l’Église, obligés de faire tête à la fois aux préjugés du peuple et aux prétentions des philosophes, à l’ignorance et à la science, au vice et à la sagesse, et à pour suivre l’erreur sous les mille déguisements qu’elle aimait à revêtir, pour surprendre les âmes et usurper les droits de la vérité.

Mais déjà de plus aventureux penseurs avaient essayé d’un syncrétisme autrement vaste et hardi ; et, avec matériaux empruntés à toutes les doctrines et à tous les sanctuaires, à l’Inde et à la Perse, à la Chaldée et à l’Egypte, à Moïse et à Pythagore, à la Kabale et à l’Évangile, ils avaient élevé en face de l’Église, à ses portes mêmes, les sombres et bizarres constructions de la Gnose. La nouveauté étrange et fantastique de ses enseignements ; le grandiose et le merveilleux, mêlés partout à l’absurde ; l’obscurité même et la mystérieuse horreur de ces labyrinthes sans issue ; ce vertige des esprits quand ils se penchent sur l’abîme qu’ils veulent sonder des et qui les attire ; la prétention d’avoir arraché à la nature tous ses secrets et de résoudre souverainement tous les problèmes qui tourmentent l’esprit humain ; les formes imposantes et les noms chrétiens dont il se couvrait ; la manière de propager ses erreurs au moyen de commentaires sur les livres saints dont il disait avoir seul la clef, posséder seul le sens allégorique et spirituel caché sous l’écorce des mots et des faits, et inaccessible au vulgaire ; le soin des maîtres de se donner pour les vrais disciples de Jésus-Christ, les vrais héritiers de sa pensée intime, de sa doctrine secrète, apanage exclusif des natures supérieures ; le mépris dogmatique et solennel de la matière et des sens, motif d’austérité pour les uns, justifiant aux yeux des autres tous les désordres, et faisant de l’immoralité la condition de la dignité de l’homme et de son salut, attirèrent au Gnosticisme d’innombrables prosélytes, et firent de lui, pendant bien des années, l’adversaire le plus dangereux et le plus puissant de la vérité. Il tombait à peine que Manès parut, et tenta un nouvel et suprême effort pour opérer la fusion impossible entre l’Evangile et les religions naturelles de l’Orient. Lui aussi, il prétendit épurer le Christianisme, le dégager de l’alliage qu’il avait subi, lui donner le développement dont il était susceptible. Au fond, il cherchait à l’absorber dans une masse informe de spéculations tirées de toutes les philosophies et de tous les mythes ; et c’était dans le but unique de s’ouvrir un accès facile auprès des chrétiens qu’il prit le titre d’apôtre du Christ, et voulut mettre une espèce d’étiquette chrétienne à je ne sais quel mélange de panthéisme et de dualisme d’une part, de stoïcisme et de quiétisme de l’autre. Malgré l’absurdité évidente de ses enseignements, le Manichéisme était calculé avec un art profond pour séduire les uns par une apparence de haute sévérité, les autres en consacrant la liberté et la sainteté des passions, un grand nombre en calomniant l’Église et se posant à leurs yeux comme la société des vrais croyants. Aussi, lorsque vers la fin du m » siècle, il fut violemment comprimé, il avait déjà fait beaucoup de mal et poussé des racines profondes. On le força à se cacher ; on ne put l’anéantir. Il devint une secte secrète, travailla sous terre, avança clandestinement, et, tout en s’apprêtant à faire plus tard une grande explosion, il ne cessa, pendant plus de cent ans, de fatiguer l’Église par ses sourdes hostilités et de lui disputer les âmes.

Et cependant, à côté de ces vastes systèmes d’erreurs dressant leur masse formidable devant l’orthodoxie catholique, d’autres, moins audacieux en apparence, non moins funestes en réalité, avaient surgi dans le sein même de l’Église, et, sous prétexte d’expliquer ses dogmes, d’en propager la foi, travaillaient ardemment à les ruiner. Il faut qu’il y ait des hérésies, avait dit le grand Apôtre[9]. Cette, épreuve de la vérité ne manqua jamais au Catholicisme. Du jour où il ouvrit la bouche pour parler au monde, il eut contre lui, outre les adversaires naturels de toute doctrine élevée et sainte, outre la routine, la politique, l’incrédulité, la superstition, le sensualisme, une foule d’ennemis dans ses propres disciples, et parmi ceux-là mêmes, que par une consécration spéciale, il avait destinés à être les gardiens incorruptibles et les propagateurs de ses enseignements ; ennemis d’autant plus dangereux que le zèle de la vérité semblait être leur seul mobile, et qu’ils prétendaient servir l’Église en la déclarant. L’esprit humain est ainsi fait que même en se donnant il se réserve, et qu’en paraissant obéir et s’incliner sous l’autorité de la foi, il marchande l’obéissance, et ne veut recevoir que de lui-même la règle et l’objet de sa foi. Parmi les hommes de spéculation et d’étude, que la beauté doctrinale du Christianisme avait frappés, plusieurs se bornèrent à prendre dans cette grande moisson de l’Évangile, pour verser dans la philosophie, et par cette riche adjonction la rajeunir, lui donner une autorité, une vie nouvelles. Leur but était de rendre la philosophie chrétienne. D’autres, plus puissamment attirés et entrés plus avant dans le Christianisme, voulurent y faire entrer la philosophie avec eux, rattacher les conceptions de celle-ci aux enseignements de l’Évangile, ou plutôt plier l’Évangile aux conceptions de la philosophie et se faire ainsi un christianisme philosophique. Et parce que la hauteur des mystères les déconcertait, ils se mirent à les abaisser à la portée de leur raison, à les interpréter selon les données de leur science, à les accommoder aux idées païennes, platoniques ou autres dont ils étaient imbus, à les manier, à les façonner à leur gré, c’est-à-dire que, sous prétexte de les rendre intelligibles, ils travaillèrent à les anéantir.

L’Église, obligée de faire son chemin en présence des glaives levés sur sa tête et des passions acharnées à sa perte, eut plus à craindre des témérités de ses propres disciples que de la haine ouverte de ses persécuteurs. Des esprits obstinés et vains, épris d’eux-mêmes, s’avisèrent de formuler le dogme à leur guise, et de substituer leurs imaginations incohérentes, aux antiques et vénérables traditions qui remontaient aux Apôtres. Le travail de falsification ne respecta rien. Les vérités les plus fondamentales furent attaquées. Les sectes se multiplièrent. L’erreur enfanta l’erreur. Les hérésiarques donnèrent la main aux hérésiarques. La curiosité et l’orgueil mirent la division et l’anarchie, par tout où Jésus-Christ avait mis l’harmonie et l’unité. Arius se leva, et toutes les oppositions à l’enseignement chrétien furent résumées et comme personnifiées en lui. L’Arianisme, en effet, fut moins une réaction théologique contre le modalisme de Sabellius qu’une réaction polythéiste et philosophique contre le principe chrétien, moins une hérésie que la négation même du Christianisme, une forme nouvelle de Gnosticisme et de Platonisme tempérée par l’idée pure de l’unité et de la simplicité de l’Être divin Ml séduisit bien des esprits. L’habileté des chefs, leur puissance d’intrigue, leur art pro fond de dissimuler, leur crédit auprès des Césars de Byzance, dont ils flattaient les passions, et encourageaient les empiétements sur l’Église, l’appui du despotisme, les vexations prodiguées aux orthodoxes favorisèrent singulièrement l’essor de l’Arianisme ; lequel d’ailleurs trouvait un grand auxiliaire dans la disposition d’âme de cette foule d’anciens idolâtres qui, devenus chrétiens par intérêt, politique ou complaisance, plutôt que par conviction, et restés in crédules ou à peu près au fond du cœur, inclinaient naturellement vers une doctrine, qui leur apparaissait comme un moyen terme et une espèce de transaction entre le polythéisme, dont ils n’avaient pu se détacher tout à fait, et le Christianisme, qu’ils goûtaient médiocre ment et n’osaient abandonner. De nouveaux orages fondirent sur l’Église, au moment où une grande victoire lui promettait une longue paix. Hypocrisie, violence, bassesses, sacrilèges, atrocités de toute espèce, rien ne coûta à l’Arianisme. En même temps qu’il disputait et subtilisait, il calomnia, il opprima, il versa le sang. D’illustres pontifes furent proscrits, des chaires éminentes profanées par la simonie et par l’intrusion, les monastères dévastés, les cénobites chargés de fers, des femmes orthodoxes, des prêtres vénérables massacrés, des horreurs commises qui rappelaient les plus mauvais jours du temps des persécutions[10]. Même frappée à mort par le concile de Nicée, l’hérésie eut encore, à force de mensonges, d’astuce, d’intrigues, de servilités, de fureurs, quelque temps de succès coupable. Ne pouvant faire mieux, elle se divisa en sectes. Le fleuve empoisonné, en se retirant, laissait ses rives couvertes de mares infectes ; le serpent écrasé se survivait dans chacun de ses tronçons, animés de sa malice, pleins de son venin. Sous les noms de Marcel, de Photin, d’Eunomius, d’Apollinaire, Arius continua de fatiguer l’Église tout le ive siècle, et de la tenir dans un qui-vive perpétuel. La guerre qu’il avait faite au Verbe, Macédonius, avec le même acharnement, la fit au Saint-Esprit. Dans l’agitation, produite par ces attaques violentes ou perfides contre le dogme, Bonose, Helvidius, Jovinien, Vigilence s’élèvent contre la vie par faite du Christianisme et la beauté de sa morale. L’honneur virginal de la Mère du Christ est mis en question, le culte des Saints bafoué ; et déjà, dans le crépuscule du siècle, Théodore de Mopsuette fraie la route à Pélage et fait pressentir Nestorius, tandis que le Priscillianisme, impur mélange de manichéisme, de gnosticisme, des plus mauvais éléments, des plus mauvaises hérésies, nie la Trinité, l’Incarnation, le libre arbitre, autorise le parjure, condamne le mariage, pousse aux excès les plus immoraux.

Le schisme aggravait la situation. Sans contester le dogme, des esprits moroses et durs s’en prenaient à la discipline, attaquaient la hiérarchie, élevaient autel contre autel ; et, sous les apparences d’un zèle ardent pour la pureté des mœurs chrétiennes, sapaient tout principe d’organisation, désespéraient les âmes par les excès d’un rigorisme implacable, disputaient au sacerdoce son titre le plus beau, celui d’être le dispensateur des pardons du Ciel, et mettaient à néant l’Évangile, où respire, avec une connaissance si profonde de la faiblesse humaine, une miséricorde infinie. L’ambition, la vengeance, la jalousie, l’orgueil blessé, l’entêtement étaient au fond de toutes ces dissidences, quel qu’en fût le drapeau, et, en ébranlant le fondement de l’unité, créaient à l’Église des épreuves et des périls non moins redoutables que l’hérésie. Les Donatistes sous le nom de circoncellions, ensanglantaient l’Afrique ; et dans quelques villes éminemment chrétiennes, Antioche par exemple, les fidèles eux-mêmes se divisaient dans le choix des pasteurs et formaient deux églises dans une église.

L’habitude des empereurs païens, d’être les chefs de la religion, comme de l’état, entraîna les empereurs chrétiens sur une pente fatale. Il y avait dans le sacerdoce catholique un pouvoir trop élevé et trop obéi pour ne pas exciter leur jalousie, et de bonne heure ils laissèrent voir la prétention de le dominer. Sous prétexte d’éviter à l’État le contre-coup des querelles religieuses, ils s’ingéraient dans la théologie, prenaient parti pour ou contre le dogme, s’arrogeaient le droit d’imposer les croyances, et décoraient du nom de dévouement, leurs efforts pour placer l’autorité spirituelle dans un état de tutelle et de dépendance. La protection que l’Église acceptait de leur part, se changeait vite en oppression. L’appui qu’ils prêtaient à la vérité dans quelques circonstances, était tristement compensé par le concours qu’ils donnaient plus souvent à l’erreur. Le servilisme et l’ambition de quelques membres du clergé secondaient cette malheureuse tendance d’une politique sans grandeur et sans portée, et appelaient à chaque instant l’intervention des Césars dans les choses du sacerdoce. Ceux de Byzance furent plus portés que ceux d’Occident à cette usurpation subreptice de la suprématie religieuse ; d’abord parce qu’ils n’avaient pas devant eux la grande figure de la papauté pour leur imposer et les contenir ; ensuite parce que, dans leur aveugle amour de l’autocratie, ils crurent assurer doublement leur indépendance de Rome, en créant à l’ombre de leur trône, dans la métropole de l’Orient, un grand centre de sacerdoce, sur lequel ils comptaient bien avoir la main. Cette politique, de séparation et d’orgueil mal avisé, ne leur réussit que trop pour le double malheur de la civilisation et des âmes.

Telle était, au ive siècle de son histoire, la situation du Christianisme. Il avait vaincu, il régnait. Mais pour asseoir et organiser sa victoire, pour en tirer les fruits divins qu’elle promettait, pour prendre pleine possession de ce monde qu’il venait régénérer, que d’obstacles à surmonter, que de prodiges à accomplir ! Il avait devant lui, contre lui, le paganisme vivace, des goûts, des mœurs, du langage, attaché aux âmes comme une lèpre rentrée ; l’empire dé mantelé, croulant, qui menaçait d’écraser tout sous ses ruines ; une civilisation condamnée, défendant à outrance ses vices et ne conservant de ses anciennes grandeurs que sa corruption ; les barbares s’avançant à grands pas, et portant avec eux des espérances inconnues et des malheurs trop visibles ; le relâchement, la mollesse, l’ignorance, l’insubordination, l’esprit rétrograde et païen de ses propres disciples ; dans l’abaissement des caractères et la dissolution de toutes choses, la fièvre des esprits s’agitant sans prévoyance autour de questions brûlantes, et remplissant de vaines disputes un monde qui avait tant besoin de se reposer dans la vérité ; la philosophie recueillant toutes ses rancunes, toutes ses forces, et tentant, à l’aide d’alliances nouvelles, un suprême effort pour ravir l’empire à la foi ; les cent tes de l’hydre de l’hérésie souillant toutes à tous les dogmes, s’acharnant les vérités, et, sous les coups qui l’abattent, versant encore dans les âmes des flots de poison ; l’orgueil et l’entêtement du schisme ; la politique jalouse et envahissante des empereurs ; la disposition d’une partie du clergé à vendre au pouvoir civil, pour quelques avantages temporels, la dignité et la liberté de l’Église ; l’infamie des grands, l’abrutissement du peuple, le scepticisme mêlé à la superstition, l’orgueil et l’insolence dans l’avilissement, la soif des jouissances et de l’or rendue plus vive par le mal heur des temps ; l’éternelle aversion de tous les vices contre la vertu, de toutes les lâchetés contre le courage, de tous les mensonges contre la vérité : voilà quels ennemis entouraient, éteignaient le Christianisme triomphant, embarrassaient sa marche, et menaçaient, s’il n’avait eu qu’une existence humaine, de l’étouffer et de l’éteindre dans sa victoire ! Et c’est dans cette fermentation de tants d’éléments divers, dans le chaos de toutes ces résistances, dans cette immense anarchie des intelligences et des cœurs, qu’il avait à faire prévaloir et fonder l’unité, la charité, la sainteté, l’Évangile !

Au milieu d’une lutte si vaste, si complexe, si animée, si féconde, éclate sa force divine. Comme elle avait suscité les martyrs, elle suscite les docteurs, et jamais les défenseurs illustres ne manquent à la cause de Dieu. Au fort de la mêlée, on les voit surgir à propos, dominant tout de la taille et de la voix. Le chef immortel, dont ils sont les soldats, les arma lui-même de pied en cap pour les grands combats de la parole et de la pensée. Il leur a ouvert tous les trésors de la science et de la sagesse cachés en Jésus-Christ[11]. Les grandes âmes des Apôtres et des Prophètes revivent dans leurs âmes. Ils portent au front l’empreinte lumineuse de leurs communications avec Dieu. Quand la poussière de tant d’écroulements, la fumée de tant d’incendies, les nuages condensés de tant d’erreurs enveloppent le vieux monde d’une épaisse nuit, merveilleuses constellations du génie et de la foi, ils montent à l’horizon, versant au milieu de ces ombres des flots de lumière[12], et marquant au ciel le pôle immuable d’un monde nouveau.

Entre ces astres de première grandeur, non loin de saint Athanase, à côté de saint Augustin, apparaît saint Jean Chrysostome. Son nom, synonyme de la charité aussi bien que de l’éloquence, rayonne dans l’histoire du Christianisme du plus pur éclat. Le Ciel s’était plu à réunir sur cette existence privilégiée tous ces dons de la grâce et de la nature qu’il partage d’ordinaire à plusieurs de ses favoris, la splendeur du talent, la magnificence et la royauté de la parole, une âme intrépide et grande, l’enthousiasme de la foi, la passion du bien, l’amour sublime des âmes qui fait les apôtres, la science et le sentiment les plus profonds de l’Évangile, une charité féconde en prodiges ; et l’on peut dire que l’auréole des Saints a rarement couronné la tête d’un plus grand homme. Rien n’a manqué d’ailleurs à la grandeur de cette vie, ni la hauteur du rôle, ni la solennité des circonstances, ni la persécution, ce piédestal des grandes destinées, ni la suprême consécration du martyre[13]

L’histoire d’un tel homme n’est pas une simple biographie. C’est l’histoire du sacerdoce catholique ; une page de cette grande histoire et sublime de la vérité de la lutte incessante contre l’erreur, de l’unité contre l’anarchie, de la charité contre l’égoïsme, de l’esprit chrétien contre le paganisme toujours abattu et toujours vivant, de l’Évangile en un mot, pour l’affranchissement, le progrès moral, la glorification de la nature humaine contre les idolâtries et les tyrannies de toute espèce qui la déshonorent et l’asservissent.

Bien que ce surnom de Bouche-d’or, qui lui fut décerné par un peuple enthousiaste et qui est demeuré attaché à sa mémoire comme le rayon du Sinaï au front de Moïse, signale tout d’abord à notre admiration le grand orateur, Jean doit être considéré surtout comme un grand docteur, un grand pontife, un grand apôtre. II était mort à peine, que son nom faisait autorité dans l’Église. Saint Nil, saint Isidore de Peluse. saint Augustin, saint Léon, saint Célestin, les papes, les conciles louaient l’abondance et la pureté de sa doctrine, et l’appelaient à l’envi un grand homme, un docteur éminent, l’honneur du sacerdoce, la colonne de l’Église, le sage inter prète des secrets de Dieu, le flambeau de la vé rité, la lumière du monde[14]. Parmi ces hommes saintement mémorables, auxquels la vénération des siècles a donné ce grand nom de Pères de l’Église, quelques-uns l’ont surpassé par le génie et le savoir, aucun par la grandeur de l’âme, ni par la beauté des enseignements, ni par l’éloquence unie à la charité, ni par l’ardeur et le courage de la foi, ni par le nombre et la portée des travaux, ni par les lumières et les bienfaits répandus ; et soit que l’on considère les pieux triomphes de sa parole, ou ses admirables commentaires sur les saints livres, ou les luttes subies pour l’honneur du sacerdoce et de l’Église, ou le dévouement et les immolations de l’Apôtre, ou l’héroïsme et la sainteté du pontife, ou les épreuves qui ont couronné par une grande mort une si grande vie, il est impossible de ne pas admirer en lui l’un des plus puissants instruments de Dieu pour l’éducation et la rénovation du monde par l’Évangile.

De l’orateur, on a tout dit ; la critique s’est rangée de l’avis du peuple, et, malgré d’incontestables défauts, Chrysostome est resté dans l’unanimité des esprits la plus belle personnification de l’éloquence sacrée. L’ampleur, la variété, le mouvement, la souplesse de la parole, l’élévation de l’idée, l’éclat, la beauté des images, la science et l’onction des écritures, la chaleur, la véhémence, le pathétique, ce je ne sais quoi qui subjugue ou soulève un auditoire, qui fait que chaque parole tombée dans les âmes arrache des larmes, allume des flammes, et, ré percutée par tous les échos du cœur, produit un long et saint retentissement dans la vie ; en un mot, tous les attributs du grand orateur chrétien, il les possède à un degré éminent. La tribune évangélique n’a rien à lui comparer. Le luxe oriental de sa diction en affaiblit rare ment l’énergie. Chez lui, l’onction tempère l’éclat, la charité attendrit l’imagination. Rien ne resplendit dans sa parole, qui ne brûle dans son cœur. Discours ou actions, tout jaillit de la même source, un ardent amour de Dieu et des hommes en Jésus-Christ. Cet amour, c’est son inspiration, son éloquence, son talent, sa force, sa vie tout entière. On en sent la flamme dans chaque mot qui sort de sa bouche. L’orateur n’est que l’interprète du saint.

L’art de Chrysostome est de n’en pas avoir. Son discours est l’épanchement de son âme. Tout y est noble et simple, d’un ravissant abandon. Il parle une langue admirable, et il la parle admirablement. Qu’il expose, qu’il discute, qu’il objurgue, qu’il prie, qu’il soit populaire ou sublime, c’est toujours la bouche-d’or : sa phrase est harmonieuse, sa parole imagée ; mais jamais de tension, jamais d’enflure ni de recherche. Rien n’est donné à l’esprit ; tout vient du cœur et s’adresse au cœur. Ce qu’il touche, il le rend lumineux ; ce qu’il recommande, il le fait aimer. Les foules charmées demeurent suspendues à ses lèvres des heures entières. On ne se lasse pas de l’entendre. Il plaît, il éclaire, il touche, il entraîne. Son âme enveloppe et saisit l’auditoire d’une étreinte magnétique, et toute résistance devient impossible. Les juifs, les païens, venus l’écouter par curiosité, s’en retournaient désarmés de toute objection et convertis à l’Évangile. Jamais parole plus attrayante n’impressionna plus profondément.

On l’a dit avec raison : le génie de Chrysostome tient de Jérusalem et d’Athènes, de Démosthène et d’Isaïe ; il a l’éclat et l’abondance de l’Orient, avec la clarté, le sens positif et pratique de l’Occident. Ses accents, d’une incomparable beauté, tirent un grand prestige de la sainteté de sa vie. Ses vertus sont les plus vives images de ses discours. Mais au fond de ces vertus, les inspirant, les dominant toutes, resplendit la charité. Il semble n’exister que par elle et pour elle, et n’avoir reçu du Ciel la puissance de la parole que pour la célébrer, la pro pager, pour faire entrer plus avant dans les cœurs et dans les mœurs cette grande loi qui résume tout l’Évangile.

Un monument magnifique a été élevé à la gloire du Christianisme par l’éloquence de Jean. Cependant il ne songeait guère à la postérité. Il n’a pas écrit deux lignes pour elle. Ses œuvres, à très-peu près, ne sont qu’une collection de discours adressés à un peuple ardent et mobile, qui se pressait pour l’entendre, qui aimait à l’applaudir ; discours préparés au jour le jour, suivant l’inspiration des circonstances ou les besoins du moment, tantôt pour signaler une erreur, tantôt pour combattre une superstition, tantôt pour extirper un abus, toujours pour affermir et étendre le règne de l’Évangile sur des âmes trop pleines encore des souvenirs et des sentiments du paganisme. Les formes sévères et savantes de l’écrivain n’y paraissent jamais. C’est un pasteur qui parle à ses ouailles, un père à ses enfants. Mais au milieu de la familiarité touchante, de l’admirable désordre de ces entretiens multipliés, vous voyez se dérouler devant vous, dans toute sa magnificence, l’ensemble de la théologie catholique. Saint Mathieu, saint Jean, saint Paul n’ont pas eu de plus solide interprète. La pensée, l’âme de Chrysostome s’est si bien identifiée à la pensée, à l’âme de saint Paul, qu’on croit entendre l’un en écoutant l’autre, peuple enthousiaste de son docteur se plaît à dire que le grand Apôtre lui-même visite son disciple, et lui révèle le sens, lui dicte le commentaire de ses écrits[15].

Mais nous aimons à le signaler de nouveau, celui des enseignements chrétiens auquel le ministère de Jean paraît plus spécialement con sacré, c’est la charité. Jamais le grand orateur ne fut plus beau qu’en plaidant la cause des pauvres, confondue dans son cœur avec la cause de Jésus-Christ. Prêtre, il s’était dépouillé de l’héritage de ses pères, pour en faire l’héritage des malheureux ; évêque, toutes les ressources comme toutes les influences d’une haute position furent employées par lui, avec un zèle incomparable, à développer sur une large échelle, à multiplier sans fin les institutions et les bienfaits de la charité. Il songea quelque temps à l’extinction de l’indigence, et même à établir, dans la ville fastueuse de Constantin, au milieu des chrétiens divisés et dégénérés de Byzance, quelque chose comme la communauté apostolique et la fraternité primitive de l’Église de Jérusalem[16] : rêve généreux d’une belle âme, que les conditions de notre existence ici-bas, et les vices de notre nature, condamnent à n’être qu’un rêve éternel ! Mais toutes les misères du pauvre, toutes ses angoisses, tous ses désespoirs avaient un écho puissant dans ce noble cœur, dans cette bouche éloquente du pontife du Christ, et lui arrachaient des cris de douleur, à faire trembler l’égoïsme et l’orgueil même sur le trône. Disciple d’un maître adoré, dont il fut dit qu’il n’éteindrait pas la mèche fumante et n’arrache rait pas le roseau tassé, son discours respire d’ordinaire la mansuétude et l’onction ; mais à l’aspect des vices insolents, du luxe stérile et cruel d’une société corrompue, son accent s’élève, il gronde comme une tempête ; et l’on serait tenté, à la véhémence, à la sainte audace de ses attaques contre les grands, les riches, les oppresseurs du pauvre, contre la cour elle-même, de l’appeler tribun de la charité, si ces deux mots ne se repoussaient l’un l’autre, et si la parole de Chrysostome, dans ses plus grands emportements, ne reflétait toujours la douceur de l’Évangile et la sérénité de son âme[17]. Il ne fut pas le tribun ; il est le docteur de la charité. Toutefois, reconnaissons-le, la nature lui avait donné la parole et l’âme d’un tribun. Il était né pour la lutte. À Athènes, à Rome, sa voix eût rempli le forum, agité la multitude, fait trembler le despotisme. Il se fût plu aux orages de la liberté, et peut-être se fût-il brisé, lui aussi, à manier, à gouverner les masses ignorantes et mobiles. Mais la charité avait transfiguré la nature, et d’un tribun du peuple fait un apôtre de Dieu. On ne comprend pas, quels que soient l’aveuglement et la fureur de sa haine contre tout ce qui porte le nom de chrétien, que Zozime ait représenté, comme une espèce de démagogue, un homme à qui sans doute l’éloquence et la vertu avaient donné une grande puissance sur le peuple, mais dont la puissance ne fut jamais qu’au service de la vérité, de la justice, de la charité.

Avec cette flamme divine de la charité, vous respirez partout, dans les œuvres de Jean, un sentiment profond et puissant de la dignité humaine. Le cloître couvrait encore de ses ombres et de son silence le nom fatal de Pélage : le naturalisme impie de l’hérésiarque n’effrayait pas la foi de l’Église, et rien n’obligeait les docteurs catholiques à défendre plus spécialement les dogmes universellement respectés de la déchéance et de la grâce. Au contraire, les sombres doctrines de Manès. bien que proscrites et contraintes de se cacher, ne comptaient que trop d’adeptes et de fauteurs. Leur influence ressentie au-delà même du cercle de leurs partisans, et les restes vivaces des vieilles croyances païennes à la fortune et au destin, poussaient à l’abandon d’elles-mêmes, à l’insouciance ou au désespoir, une foule d’âmes, abattues déjà sous le poids des malheurs publics, en qui d’ailleurs l’habitude de l’esclavage et la tyrannie de la centralisation romaine avaient singulièrement affaibli tout sentiment de noblesse et de responsabilité personnelle. C’est à peine si, dans ce honteux affaissement, quelques-uns conservaient une vague conscience de leur libre arbitre. C’est pourquoi le saint orateur se plaît à relever si souvent la grandeur et la dignité de la nature humaine, la magnificence des dons qu’il a plu à Dieu de lui conférer, les forces et la liberté qu’elle conserve, même dans la dis grâce et la déchéance[18], et cette étincelle sacrée qui se cache dans ses entrailles malades, prête à jaillir en gerbe de lumière et de feu au moindre choc de la grâce divine. Il parle à des hom mes régénérés par le Christ, en pleine possession de tous les biens de l’Évangile, la loi par faite de la liberté ; et il lui semble impossible qu’éclairés de cette lumière, pleins de ces espérances, vivants de cette vie, ils puissent con naître les défaillances, les hontes, les désespoirs de la servitude ou du fatalisme. Il les rappelle énergiquement au respect d’eux-mêmes, au sentiment de leur noblesse native, à la grandeur de leur destinée, aux devoirs, à la responsabilité de la liberté ; et il ne cesse de leur re dire, avec les commentaires les plus saisissants, ces belles paroles de l’Apôtre : Rachetés à grand prix, glorifiez et portez Dieu dans vos corps[19] ! Du reste, ne voyant l’homme qu’en Jésus-Christ, idéal divin de toute dignité, de toute perfection humaine, que chaque chrétien doit porter dans sa pensée et reproduire dans sa vie, il se plaît à célébrer souvent, avec la foi la plus vive et la plus chaleureuse éloquence, le dogme sacré, ineffable, source de noblesse et de vertu, foyer rayonnant et inépuisable de charité, où l’homme-Dieu se présente, non plus seulement comme le guide et l’oracle, mais comme le pain vivant et céleste de l’homme, appelé à l’union la plus intime avec Dieu, jusqu’à n’avoir qu’une même âme, un même sang avec Jésus-Christ, jusqu’à pouvoir dire avec saint Paul : Je vis, moi, non plus moi, Jésus-Christ vit en moi[20]. Ainsi, le panégyriste de la dignité humaine, le docteur de la charité, est, par cela même, le prédicateur et le docteur de l’Eucharistie.

Mais une grande préoccupation du pontife, c’est la liberté de l’Église. Il la voit menacée, autour de lui du moins, par la protection hypocrite et la politique envahissante des Césars de Byzance. Sentinelle avancée, du haut de son poste, il surveille, il signale les manœuvres de l’ennemi, et, de toute l’ardeur d’un dévouement aussi éclairé qu’intrépide, il s’efforce de fermer la route aux usurpations, quelque nom qu’elles prennent, quelques complices qu’elles aient. L’empire, à peine chrétien, jalouse le sacerdoce et aspire à l’asservir, et déjà commence entre les deux pouvoirs cette longue lutte qui agitera les plus beaux siècles du Christianisme. L’Orient laisse voir ses malheureuses tendances : mais Jean s’est élancé[21], l’un des premiers, sur ce champ de bataille, qu’illustreront après lui les Grégoire VII, les Innocent III, les Anselme, les Thomas de Cantorbéry, une foule de pontifes héroïques, champions illustres qui, en combat tant pour l’indépendance du principe religieux, s’immolaient pour la liberté et le bonheur des peuples. Blessé dans la lutte, trahi par ses frères, il tombe ; mais en tombant il pousse un cri, et ce cri, qui est une invocation à l’évêque de Rome, une solennelle proclamation de sa haute suprématie, signale à ses successeurs dans l’église grecque l’écueil fatal où les poussent un orgueil aveugle et une politique insensée, l’étoile polaire sur laquelle ils doivent gouverner leur route, s’ils ne veulent, par une fausse indépendance, arriver à la plus malheureuse servitude. Héros, martyr de la liberté de l’Église, il fraie la route à d’autres héros, à d’autres martyrs. « Mal gré les distances qui nous séparent, écrivait-il du fond de son exil au pape Innocent, je ne suis pas éloigné de Votre Sainteté ; tous les jours je suis auprès d’elle[22]. » Et maintenant que son corps repose à deux pas de la confession de saint Pierre, sous l’œil du successeur d’Innocent, du fond de sa tombe, sa voie semble crier encore à des oreilles, hélas ! trop sourdes : Revenez à l’Église-mère, fondement de la vérité, source de l’unité. C’est notre rempart, notre sécurité, le port sans vagues, le trésor d’innombrables biens, la cause d’une joie pure et sainte[23] ! Là, est la liberté et la dignité des consciences ; là, est le salut ; là, veille un pilote que la tempête ne peut surprendre ; là, une charité qui embrasse le monde, lutte pour les églises affligées, pour le clergé opprimé, pour les peuples persécutés, pour l’univers entier[24]. Et quiconque ne marche pas sous la bannière de cette grande Église, l’oracle et le guide des autres, l’appui et le suprême refuge de tous, marche à l’abîme !

Mais, si grand que soit le docteur, le saint est plus grand encore. Douceur et fermeté, zèle et prudence, courage et modération, grandeur d’âme et sincère humilité, l’austérité de l’ascétisme et l’aménité la plus aimable, l’habitude des hautes méditations et le sens droit d’un esprit pratique, l’amour de la règle, la haine ardente de l’orgueil, de l’avarice, de l’hypocrisie, la sévérité pour lui-même avec une indulgence inépuisable, une immense charité toujours éloquente et toujours active, l’amour tendre et passionné de Jésus-Christ, toutes les qualités, toutes les vertus qui font les grands pontifes, il les résumait en lui d’une manière admirable, l’on peut sans hésitation le présenter comme un des types les plus accomplis du sacerdoce chrétien.

Dans les relations ordinaires de la vie, Chrysostome était réservé, presque taciturne. Avare du temps, il en donnait peu aux conversations : solitaire au milieu du monde, il s’était fait de sa pensée un sanctuaire, et il se plaisait dans cette enceinte lumineuse que Dieu avait parée de tant de richesses, dont aucun bruit terrestre, aucune image grossière ne venait profaner le silence et la paix : pieux Sinaï de la contemplation et de l’amour, d’où il descendait par devoir et, comme Moïse, le front rayonnant de l’ombre de Dieu. D’une sobriété extrême et qui tenait à la fois de la pénitence et de la délicatesse de sa santé, il n’acceptait aucune invitation, n’en faisait aucune, mangeait toujours seul et oubliait sou vent de manger. D’autres étaient obligés de se souvenir pour lui qu’il avait un corps.

L’auteur d’une histoire[25] ecclésiastique, qui avait pu connaître Chrysostome, mais qui tenait aux Novatiens, et, par conséquent, suspect quand il s’agit d’un évêque catholique, attribue à notre Saint un caractère fier et emporté, dont les écarts furent, selon lui, la source de toutes ses peines. Rien n’est moins vrai. La modération et la charité dominent toute la vie de Jean. S’il naquit avec un caractère hautain et violent, il le dompta si bien par une victoire complète[26] sur lui-même, que la douceur, la sérénité semblait plutôt le facile épanouissement et la physionomie native de son être, qu’une vertu acquise par de laborieux efforts. La paix céleste qui remplissait son cœur se reflétait sur son visage. Néanmoins il avait, dans ses rapports avec les hommes, l’habitude[27] d’une franchise qu’on trouvait rude tout d’abord, mais qu’on ne tardait pas à apprécier et à aimer. Car cette sainte rudesse n’était que la surabondance de droiture, de sincérité, de délicatesse, d’une vertu qui n’admettait, ni la dissimulation, ni la défiance, et croyait se retrouver elle-même dans les autre. Chez cet homme éminent, la naïveté s’alliait à la grandeur. Cette haute intelligence, habituée aux profondeurs de la science de Dieu, dont le regard jouissait de la vue des anges[28], ne voyait pas sur la terre, à ses pieds, les grossières embûches que lui tendait la jalousie ; et les manœuvres de ses ennemis le surprirent toujours[29]. Il était incrédule au mal.

Plein d’amabilité dans son langage, et, comme saint Athanase[30], plus aimable encore par ses mœurs, on eût dit cependant qu’à bien des égards, il avait besoin de sa tribune pour être lui-même. Instrument d’enthousiasme, qui ne vibrait qu’au souffle des grandes assemblées, sa place était entre l’autel et la multitude. La chaire était son Thabor. Dès qu’il y paraissait, on ne voyait plus que le prophète, l’apôtre, Jean-Baptiste ou saint Paul aux bords de l’Oronte ou du Bosphore, l’homme de Dieu avec la magnificence, l’autorité, le prestige irrésistible et saint de la parole de Dieu.

Il n’écrivait pas ses discours. D’ordinaire, il parlait après une méditation plus ou moins pro fonde de son sujet. Quelquefois la parole jaillissait tout à coup de son cœur, et fleurissait spontanément et merveilleusement sur ses lèvres. Personne ne l’égala dans l’improvisation[31]. Plongé dans l’étude des livres saints, nourri du Verbe divin qui se révèle au cœur pieux dans chaque mot de l’Évangile et qui est le flambeau du monde et de sa vie, il était, lui aussi, esprit et lumière, grâce et amour, et il lui suffisait de se trouver en présence des masses pressées et attentives au pied de sa chaire, pour que son âme éclatât en magnifiques accents ou s’épandît en effusions brûlantes. L’auditoire saisi, transporté, répondait par des applaudissements, par des acclamations, plus souvent par des larmes, des sanglots, des cris d’épouvante, des protestations de repentir, se frappait le front, demandait grâce.

Si l’on peut accepter comme ressemblant le portrait qu’a tracé de Jean un évêque grec du xie siècle[32], il avait la taille de saint Paul et de saint Athanase, c’est-à-dire qu’il était petit[33] ; mais le noble port de sa tête semblait le grandir. Il avait l’œil grand, le regard profond, le nez bien fait, le sourire triste mais plein de charme. Son front large et chauve, sa barbe blanche ajoutaient à la majesté calme de ce visage, où respiraient la loyauté et la fermeté de son âme[34]. L’austérité de son maintien rehaussait, au lieu d’exclure, l’attrait des manières et du langage. Les longues veilles, les jeûnes obstinés, le travail de l’intelligence et de la parole avaient creusé ses joues, raréfié sa chair. On eût dit une apparition céleste plutôt qu’un homme. On ne l’approchait pas sans un sentiment de respect, presque de crainte ; et il est vrai que son premier abord avait quelque chose de froid. Ses ennemis l’accusaient de fierté[35] ; mais en le voyant de plus près, on ne trouvait en lui que le plus bienveillant et le plus indulgent des hommes : on l’aimait. C’était une de ces natures douées d’attraction, qui font graviter vers elle, sans le vouloir, les regards, les pensées, les cœurs. Aussi inspira-t-il des amitiés profondes, qui survécurent à toutes les vicissitudes de sa fortune[36], des dévouements qui s’élevèrent jusqu’au martyre. Lui-même, il cultivait avec une sainte tendresse l’affection de ses amis. Ce culte faisait partie de sa piété ; car tous ses sentiments rayonnaient d’un même foyer et s’y concentraient : la charité ! Quelque grande que fût son intelligence, c’était moins un génie qu’une âme. Il aimait, il bénissait, il s’immolait : c’était l’Évangile vivant sous les traits d’un homme. Ainsi que le saint Apôtre, son homonyme, dit un ancien qui avait eu le bonheur de le voir de près[37], il tenait sa tête appuyée sur le sein de Jésus, et, dans ce sublime contact, quelque chose de l’âme de Jésus était passé dans son âme.

Tel fut, autant du moins qu’on peut le faire connaître par une esquisse rapide et si imparfaite, l’homme éminent, le grand docteur, le grand pontife dont nous essayons de raconter les travaux et la vie. Puisse-t-il, du haut du ciel, sourire à nos pauvres efforts, et obtenir pour ces pages consacrées à sa mémoire un peu de cette grâce persuasive et sainte qui coulait de ses lèvres et qui semble encore attachée à son nom !

  1. Thcodoret, 1. 5, c. 21.
  2. Saint Athanase, Hist. Arian., no 78.
  3. Salvien, ad Ecc. eath. 1. 1, n. 1.
  4. Chryrs., de Babylone, n° 8.
  5. Saint Paul, ad Eph. c. 14, v. 13 et 21.
  6. Am. Mar., 1. 22, c. 11.
  7. Id., I. 27, c. 3.
  8. Saint Augustin, de Civit. Dei, 1. 13, c. 16.
  9. ad Corinth. c. 11, v. 19
  10. Ginouilhac, Hist. du dogme, t. 2, p. 259, etc.
  11. Paul, ad. col., c. 2.
  12. Grég. le Grand, I. 9, Moral., c. 6.
  13. Cass., de Incarn., 1. 7, c. 30.
  14. Saint Nil, epist. 199 et 265, 1. 2, et Ti. 279, 1. 2 ; saint Isid. Pelus., ep. 152 et 156 ; saint August., Jul., 1. 1, c. 6 ; saint Léon, ep. 106 ; saint Célestin, ad eler. et pop. Constin.; saint Cyrille Alex., ep. 3, Cone. Eph., p, 117 ; Cassien, de lncarn. Verbi, 1. 7, c. 30 et 37 ; Théod, dial. 1 ; Brev. rom., in 27 januarii.
  15. Brev. rom., ad 27 januarii.
  16. Hom. 9, in Act. apost.
  17. Hom. M, in Genes., in fin.
  18. Epist. L. Jac., 1.
  19. I. ad Corinth., c. 6.
  20. Ad Gal., c. 2.
  21. Sa pensée se révèle dès ses premiers ouvrages ; voy. Liv. De S. Babyl., n° 9, t. 2, p. 551.
  22. Ep. 2 Chrys. ad Inn.
  23. Ibid.
  24. Ibid.
  25. Socr., 1. 6, c. 3.
  26. Sacerd., 1. 6, c. 12, et 1. 3, c. 10.
  27. Sacer., 1. 1, c. 7.
  28. S. Nil ep 294, 1. 2.
  29. Chrys. du Sacerd. 1. 6, c. 3.
  30. S. Grég. de Naz., Orat. paneg. S. Athan., no 9.
  31. Suid. in verb. Joan. – Phot., 17.
  32. Joan., episc. Euchait. ap. Stilting, t. 4, sopt. p. 692.
  33. Jean semble faire allusion à la petitesse de sa taille, quand il dit de saint Paul : « Sa stature était petite, et en cela il n’avait aucun avantage sur nous. » (Lib. ad Stelech., de comp., n° 2.)
  34. Pali., dial., c. 5.
  35. Socr., 1. 6, c. 18.
  36. Chrys., Du Sacerd., 1. 1 ; Pall., passim ; Spisl. Chrys. pauim ; Tillem., t. 11, art. 2, p. 5.
  37. Cassien, de Incarn. Verbi, 1. 7, c. 31.