Jean Jaurès et les causes de la guerre/Le discours

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Comité pour la reprise des relations internationales (p. 8-16).


LE DISCOURS


Citoyens,

Je veux vous dire ce soir que jamais nous n’avons été, que jamais, depuis quarante ans, l’Europe n’a été dans une situation plus menaçante et plus tragique que celle où nous sommes à l’heure où j’ai la responsabilité de vous adresser la parole. Ah ! citoyens, je ne veux pas forcer les couleurs sombres du tableau, je ne veux pas dire que la rupture diplomatique dont nous avons eu la nouvelle il y a une demi-heure, entre l’Autriche et la Serbie, signifie nécessairement qu’une guerre entre l’Autriche et la Serbie va éclater et je ne dis pas que si la guerre éclate entre la Serbie et l’Autriche le conflit s’étendra nécessairement au reste de l’Europe ; mais je dis que nous avons contre nous, contre la paix, contre la vie des hommes à l’heure actuelle, des chances terribles et contre lesquelles il faudra que les prolétaires de l’Europe tentent les efforts de solidarité suprême qu’ils pourront tenter.

Citoyens, la note que l’Autriche a adressée à la Serbie est pleine de menaces et si l’Autriche envahit le territoire slave, si les Germains, si la race germanique d’Autriche fait violence à ces Serbes, qui sont une partie du monde slave, et pour lesquels les slaves de Russie éprouvent une sympathie profonde, il y a à craindre et à prévoir que la Russie entrera dans le conflit, et si la Russie intervient pour défendre la Serbie, l’Autriche ayant devant elle deux adversaires, la Serbie et la Russie, invoquera le traité d’alliance qui l’unit à l’Allemagne ; et l’Allemagne fait savoir par ses ambassadeurs auprès de toutes les puissances qu’elle se solidariserait avec l’Autriche. Et si le conflit ne restait pas entre l’Autriche et la Serbie, si la Russie s’en mêlait, l’Autriche verrait l’Allemagne prendre place sur les champs de bataille à ses côtés. Mais alors, ce n’est plus seulement le traité d’alliance entre l’Autriche et l’Allemagne qui entre en jeu, c’est le traité secret mais dont on connaît les clauses essentielles, qui lie la Russie et la France et la Russie dira à la France : « J’ai contre moi deux adversaires, l’Allemagne et l’Autriche, j’ai le droit d’invoquer le traité qui nous lie, il faut que la France vienne prendre place à mes côtés. »

À l’heure actuelle, nous sommes peut-être à la veille du jour où l’Autriche va se jeter sur les Serbes ; et alors Autriche, Allemagne, se jetant sur les Serbes et les Russes, c’est l’Europe en feu, c’est le monde en feu.

Dans une heure aussi grave, aussi pleine de périls pour nous tous, pour toutes les patries, je ne veux pas m’attarder à chercher longuement les responsabilités. Nous avons les nôtres, Moutet l’a dit et j’atteste devant l’Histoire que nous les avions prévues, que nous les avions annoncées ; lorsque nous avons dit que pénétrer par la force, par les armes au Maroc, c’était ouvrir l’ère des ambitions, des convoitises et des conflits, on nous a dénoncés comme de mauvais Français et c’est nous qui avions le souci de la France.

Voilà, hélas ! notre part de responsabilités ; et elle se précise, si vous voulez bien songer que c’est la question de la Bosnie-Herzégovine qui est l’occasion de la lutte entre l’Autriche et la Serbie et que nous, Français, quand l’Autriche annexait la Bosnie-Herzégovine, nous n’avions pas le droit ni le moyen de lui opposer la moindre remontrance, parce que nous étions engagés au Maroc et que nous avions besoin de nous faire pardonner notre propre péché en pardonnant les péchés des autres.

Et alors notre ministre des Affaires étrangères disait à l’Autriche :

« Nous vous passons la Bosnie-Herzégovine, à condition que vous nous passiez le Maroc », et nous promenions nos offres de pénitence de puissance en puissance, de nation en nation, et nous disions à l’Italie :

« Tu peux aller en Tripolitaine, puisque je suis au Maroc, tu peux voler à l’autre bout de la rue, puisque moi j’ai volé à l’extrémité. »

Chaque peuple paraît à travers les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main et maintenant voilà l’incendie. Eh bien ! citoyens, nous avons notre part de responsabilité, mais elle ne cache pas la responsabilité des autres et nous avons le droit et le devoir de dénoncer, d’une part, la sournoiserie et la brutalité de la diplomatie allemande, et, d’autre part, la duplicité de la diplomatie russe. Les Russes qui vont peut-être prendre parti pour les Serbes contre l’Autriche et qui vont dire : « Mon cœur de grand peuple slave ne supporte pas qu’on fasse violence au petit peuple slave de Serbie. » Oui, mais qui est-ce qui a frappé la Serbie au cœur ? Quand la Russie est intervenue dans les Balkans, en 1877, et quand elle a créé une Bulgarie, soi-disant indépendante, avec la pensée de mettre la main sur elle, elle a dit à l’Autriche : « Laisse-moi faire et je te confierai l’administration de la Bosnie-Herzégovine. »

L’administration, vous comprenez ce que cela veut dire, entre diplomates, et du jour où l’Autriche-Hongrie a reçu l’ordre d’administrer la Bosnie-Herzégovine, elle n’a eu qu’une pensée, c’est de l’administrer au mieux de ses intérêts.

Dans l’entrevue que le ministre des Affaires étrangères russe a eue avec le ministre des Affaires étrangères de l’Autriche, la Russie a dit à l’Autriche : « Je t’autoriserai à annexer la Bosnie-Herzégovine à condition que tu me permettes d’établir un débouché sur la mer Noire, à proximité de Constantinople. » M. d’Æhrenthal a fait un signe que la Russie a interprété comme un oui, et elle a autorisé l’Autriche à prendre la Bosnie-Herzégovine, puis quand la Bosnie-Herzégovine est entrée dans les poches de l’Autriche, elle a dit à l’Autriche : « C’est mon tour pour la mer Noire. » — « Quoi ? Qu’est-ce que je vous ai dit ? Rien du tout ! », et depuis c’est la brouille avec la Russie et l’Autriche, entre M. Isvolsky, ministre des Affaires étrangères de la Russie, et M. d’Æhrenthal, ministre des Affaires étrangères de l’Autriche ; mais la Russie avait été la complice de l’Autriche pour livrer les Slaves de Bosnie-Herzégovine à l’Autriche-Hongrie et pour blesser au cœur les Slaves de Serbie.

C’est ce qui l’engage dans les voies où elle est maintenant.

Si depuis trente ans, si depuis que l’Autriche a l’administration de la Bosnie-Herzégovine, elle avait fait du bien à ces peuples, il n’y aurait pas aujourd’hui de difficultés en Europe ; mais la cléricale Autriche tyrannisait la Bosnie-Herzégovine ; elle a voulu la convertir par force au catholicisme ; en la persécutant dans ses croyances, elle a soulevé le mécontentement de ces peuples.

La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l’Autriche ont contribué à créer l’état de choses horrible où nous sommes. L’Europe se débat comme dans un cauchemar.

Eh bien ! citoyens, dans l’obscurité qui nous environne, dans l’incertitude profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j’espère encore malgré tout qu’en raison même de l’énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, les gouvernements se ressaisiront et que nous n’aurons pas à frémir d’horreur à la pensée du désastre qu’entraînerait aujourd’hui pour les hommes une guerre européenne.

Vous avez vu la guerre des Balkans ; une armée presque entière a succombé soit sur le champ de bataille, soit dans les lits d’hôpitaux ; une armée est partie à un chiffre de trois cent mille hommes, elle laisse dans la terre des champs de bataille, dans les fossés des chemins ou dans les lits d’hôpitaux infectés par le typhus cent mille hommes sur trois cent mille.

Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe : ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de 300 000 mille hommes, mais 4, 5 et 6 armées de deux millions d’hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie ! Et voilà pourquoi, quand la nuée de l’orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé. Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis et en attendant, s’il nous reste quelque chose, s’il nous reste quelques heures, nous redoublerons d’efforts pour prévenir la catastrophe. Déjà, dans le Vorwaerts, nos camarades socialistes d’Allemagne s’élèvent avec indignation contre la note de l’Autriche et je crois que notre Bureau socialiste international est convoqué.

Quoi qu’il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et de sauvagerie, qu’une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces, qui comptent un grand nombre de frères, français, anglais, allemands, italiens, russes, et que nous demandons à ces milliers d’hommes, s’unissent pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar.

J’aurais honte de moi-même, citoyens, s’il y avait parmi vous un seul qui puisse croire que je cherche à tourner au profit d’une victoire électorale, si précieuse qu’elle puisse être, le drame des événements. Mais j’ai le droit de vous dire que c’est notre devoir à nous, à vous tous, de ne pas négliger une seule occasion de montrer que vous êtes avec ce Parti socialiste international qui représente à cette heure, sous l’orage, la seule promesse d’une possibilité de paix ou d’un RÉTABLISSEMENT DE LA PAIX.


* * *

Jaurès prononce ce discours le 25 juillet 1914 et rentre à Paris. Il part pour Bruxelles à la réunion du Bureau Socialiste International (29 juillet), à l’issue de laquelle il prononce un discours où il lance ces paroles prophétiques, qu’illustre la Révolution russe : « mais lorsque les conséquences et les désastres se développeront, les peuples diront aux responsables : « Allez vous-en, et que Dieu vous pardonne. » Ensuite il revient à Paris luttant de toutes ses forces pour le maintien de la Paix.

Dans la Berner Tagwacht du 31 juillet 1915, le citoyen Charles Rappoport écrivait que dans l’après-midi du 31 juillet 1914 :

« Dans une salle (au Palais-Bourbon) qu’on appelle : la Salle des Quatre-Colonnes, Jaurès prononça devant de nombreux journalistes les paroles suivantes : Aurons-nous la guerre parce que la promesse d’Æhrenthal à Isvolsky de lui donner un pourboire de 40 millions comme récompense, pour l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, n’a pas été tenue ? Est-ce pour cela que nous verrons couler le sang des peuples d’Europe ?

Jaurès, en quittant pour la dernière fois la Chambre, avait l’intention d’écrire le jour suivant, dans l’Humanité, une sorte de J’Accuse sur toutes les causes et les responsabilités de la crise. Ce dessein fut connu dans les milieux réactionnaires ; Abel Ferry, sous-secrétaire d’État dans le cabinet Viviani, l’ayant consulté sur ce qu’allaient faire les socialistes dans les circonstances où l’on était, Jaurès répondit : « Continuer notre campagne contre la guerre. »

« Vous n’oserez pas faire cela, répliqua Ferry, on vous tuerait au premier coin de rue. »

L’Humanité du 26 août 1915 a reproduit cet article, et le citoyen Renaudel en contesta l’exactitude avec véhémence. Mais, au même moment, le Labour Leader, organe officiel de nos camarades socialistes anglais de l’Independent Labour Party, était poursuivi pour avoir reproduit, en Angleterre, l’article de la Berner Tagwacht. Ils firent appel au témoignage du citoyen Jean Longuet, député de la Seine, qui leur adressa (Labour Leader du 7 septembre 1915) le télégramme suivant :

« Rappoport, écrivain d’origine russe, naturalisé français. Il est l’auteur de plusieurs œuvres sociologiques, journaliste de talent. Son article dans le journal de Berne, exact avec quelques exagérations. » Longuet, député.

Le Labour Leader fut acquitté. Depuis, à la Fédération de la Seine, puis au Congrès National Socialiste de décembre 1915, le citoyen Mayéras, député de la Seine, a plus brutalement encore, si brutalement que nous ne croyons pas possible de reproduire ici ses paroles, confirmé et précisé les paroles énoncées par Jaurès, le 31 juillet 1914, dans l’antichambre du cabinet de M. Viviani. Et nous n’avons donné ces précisions, que nous compléterions si on nous y obligeait, que pour couper court aux affirmations intéressées de ceux qui accusent la minorité socialiste et syndicaliste d’abuser déloyalement des paroles et de l’autorité des écrits de Jaurès.