Jean de Brébeuf/08

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Éditions Édouard Garand (48p. 31-36).

CHAPITRE VIII

SINGULIER REVIREMENT


Toute la population de Saint-Louis était rentrée peu après dans ses foyers, hormis huit guerriers qui avaient reçu l’ordre du missionnaire de monter la garde le long de la palissade. Le silence s’était fait partout. La nuit était fraîche et très étoilée. Accompagné de Gaspard Remulot, Jean de Brébeuf fit le tour de la bourgade pour inspecter la palissade et s’assurer qu’elle était partout en bon état. Puis, satisfait, il dit :

— Maintenant, Gaspard, allons souper ! À propos, qu’as-tu fait de Jean Huron ?

— Je l’ai laissé à notre cabane. Il est bien tranquille.

— Bien, allons le retrouver.

L’instant d’après le missionnaire trouvait Jean Huron assis sur une peau d’ours, sombre et pensif.

— Allons ! s’écria en riant Jean de Brébeuf, voici une rude affaire de réglée, mon enfant !

— Non, elle n’est pas réglée, gronda sourdement le jeune indien.

— À quoi songes-tu, Jean ?

— À me venger de l’Araignée !

— Ah ! tu oublies déjà les enseignements de la religion qui commande de pardonner à nos ennemis ? dit sévèrement le missionnaire.

— Père, s’écria avec violence le jeune homme, il ne pardonnera pas, lui !

Bien qu’il fût christianisé, l’indigène retrouvait souvent sa nature vindicative, et il fallait aux soldats de l’Évangile beaucoup de tact, de douceur et de persuasion pour le contenir dans ses colères. Jean de Brébeuf réussissait toujours à dompter les fureurs chez ses ouailles. Il répondit au jeune indien :

— Mon enfant, je te l’ai dit souvent, la vengeance est l’arme des faibles. L’homme vraiment fort ne défie pas un cadavre, mais un vivant. L’homme qui se venge, est celui qui a peur. Or, toi, je te connais, tu n’as pas peur de l’Araignée, tu ne le redoutes pas, à quoi donc te servirait de le tuer pour te venger ? Non, crois-moi, cela ne vaut pas la peine. D’ailleurs Dieu se chargera du jeune chef iroquois. Sois tranquille et oublie l’Araignée ! Fais-moi ce plaisir ! Bientôt tu seras le chef de ta tribu et l’époux d’une jeune et belle femme qui te donnera d’immenses joies ! Songe à cette femme dont la pensée est toujours toute pleine de ton image ! Mieux que cela, va à elle pour retremper ta foi et ton courage ! Va à celle qui pardonne et que je sais pure comme la vierge, elle te consolera !

Jean Huron avait déjà perdu son air sombre et farouche. Il se leva vivement, courut au missionnaire, mit un genou à terre, se prosterna et murmura :

— Père, vous m’avez fait du bien, merci ! Il se releva et s’enfuit.

Le missionnaire aperçut alors Gaspard Remulot qui, dans un pan d’ombre, était demeuré spectateur muet de cette scène.

— Gaspard, dit-il, que penses-tu de ce pauvre enfant ? N’est-ce pas qu’il fait pitié ?

— Ce que je pense d’abord, mon Père, répondit rudement l’ancien pêcheur, je pense que vous auriez dû laisser étrangler ce sacripant d’indien d’iroquois maudit ! Je pense…

— Là ! là ! mon ami, sourit Jean de Brébeuf, tu perds le contrôle !

— Eh ! vertubleu ! qui ne le perdrait pas à la fin ! grommela Gaspard en esquissant un geste d’impatience.

— Regarde-moi ! Est-ce que je le perds ?

— Par mon âme ! il serait bon que vous le perdiez de temps en temps. Pour une fois vous auriez bien dû le perdre ce soir ! Il va arriver que vous finirez par vous faire casser la tête, et moi avec !

— Mon ami, si Dieu le juge utile et nécessaire, nous nous soumettrons à sa volonté sainte. Et rappelle-toi ces paroles : — « Seigneur, pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons… » Et sache, Gaspard, que si tu ne pardonnes pas ou ne veux pas pardonner, chaque fois qu’en ton Pater tu prononces ces paroles, oui, sache que tu mens au Seigneur et que tu l’outrages !

— Par ma foi ! mon Père, allez-vous me dire que le bon Dieu ne nous permet pas de défendre notre peau ?

— Dans un juste combat, oui.

— Alors, n’est-ce pas juste de ce qu’il y a de plus juste de se débarrasser d’une bête qui va mordre si on ne l’abat ?

— Tut ! tut ! tut ! mon pauvre Gaspard, sourit le missionnaire. C’est bien, allons manger un peu, car je commence à sentir la faim.

— Vous avez oublié de prendre votre repas ce midi, je crois bien.

— En ce cas, je me rattraperai ce soir, allons !

— La table est servie depuis longtemps, mon Père, venez.

Mais tout en précédant le missionnaire vers la cuisine où était servi un frugal repas, Gaspard grommelait entre haut et bas :

— Tout de même, si jamais je tiens cet iroquois maudit au bout de mon fusil, il n’en reviendra pas !

Jean de Brébeuf entendit ces paroles. Il sourit et demanda :

— Et ton Pater, Gaspard, qu’en feras-tu ?

— Mon Pater ?… bredouilla l’ancien marin. Au fait, ajouta-t-il avec rudesse, quand j’arriverai aux mots « Seigneur, pardonnez-nous… » je sauterai par-dessus, et voilà tout !

Jean de Brébeuf ne put s’empêcher de rire de bon cœur en s’attablant devant un poisson, une demi-carcasse de perdrix et une galette de maïs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure s’était passée.

Il pouvait être environ onze heures de nuit.

Jean de Brébeuf s’était assis à sa table de travail, et, à la clarté papillotante de sa bougie il inscrivait des notes sur une feuille de papier : il préparait son prône pour le lendemain. Il avait choisi pour sujet ces miséricordieuses paroles du Pater, que tant de chrétiens jettent au Seigneur du bout des lèvres sans songer qu’ils s’engagent à une promesse qu’ils ne tiendront pas, sans penser non plus qu’ils mentent à leur Père Céleste :

« Dimitte nobis débita nostra, sieut et nos dimittimus debitoribus nostris ! »

Sa méditation fut soudain troublée par un long et profond soupir sorti d’une poitrine étrangère qui sembla tout près de lui. Il leva la tête et vit dans l’ombre, agenouillée et lui tournant le dos, une silhouette humaine. Il la vit ses mains jointes levées vers le crucifix de plâtre. Il crut reconnaître, non sans surprise, cette silhouette humaine.

Il se leva et s’approcha doucement.

Oui, c’était Marie…

Il ne voulut pas la déranger de suite. Il la considéra un moment. La jeune fille venait de se prosterner, elle penchait son front jusqu’au sol. Jean de Brébeuf crut entendre un murmure de prière… il écouta. Non… ce n’était rien que le souffle rude d’une poitrine suffoquée… rien que le râle comprimé d’une douleur !

Des larmes vinrent à ses yeux. Doucement il posa sa main sur l’épaule de la jeune huronne.

Elle leva sa tête et ses yeux mouillés et douloureux vers le missionnaire.

— Marie, dit Jean de Brébeuf d’une voix peut-être plus tendre que celle d’une mère, tu pleures et tu ne me dis pas pourquoi ?

Elle se leva pour se laisser tomber aussitôt sur une natte et laisser libre cours à ses larmes. Elle bégaya :

— Père, je suis bien malheureuse !…

— Malheureuse, dis-tu, ma fille ?… Quand le bonheur s’offre à toi ? Quand, demain…

Elle l’interrompit avec un geste désespéré.

— Demain ?… Je voudrais être morte !…

— Morte ?… Pourquoi ?… demanda le missionnaire très étonné.

— Je ne sais pas, sanglota Marie affaissée sur elle-même.

— Oublies-tu que tu seras, demain, la femme de Jean ?

— J’y pense tout le temps, Père, et c’est justement cette pensée qui m’afflige et me torture.

— Oh ! Marie, s’écria le missionnaire stupéfait, que viens-tu m’apprendre ?

— Père, supplia Marie en élevant ses mains vers lui, je viens vous demander de me dégager de ma promesse à Jean.

— De ta promesse à Jean !…

Le missionnaire crut rêver.

— Je ne veux plus l’épouser !

— Tu ne veux plus l’épouser ?

— Je ne suis pas digne de lui !

— Tu n’es pas digne…

— Je ne l’aime pas autant que je pensais !

— Tu ne l’aimes pas…

— Je ne peux pas être sa femme !

— Tu…

Jean de Brébeuf chancelait. Son regard ardent se pencha, pour ainsi dire, sur la forme maintenant écrasée à ses pieds, et qui jetait dans la pièce silencieuse des sanglots à briser une poitrine plus forte que la sienne.

— Marie, proféra-t-il d’une voix sourde mais si paternelle… Marie, dis au Père Noir tout le fond de ta pensée ! Car il t’aime, le Père Noir, et il te consolera, si tu es malheureuse… il te soutiendra, si tu succombes… il te sauvera, si tu es en danger !

— Père… Père… s’écria la malheureuse, conduisez-moi dans votre pays !

— Dans mon pays ?… Là-bas, en France ?… Mais pourquoi ?

— Non… pas dans le pays du grand roi des Français… dans le pays de Québec !

— Québec !…

— Ne m’avez-vous pas dit qu’il est à Québec de saintes femmes vivant dans l’amour et l’adoration de Dieu ?

— Oui, c’est vrai.

— Conduisez-moi à elles !

— Tu renonces donc à ton mariage ?

— Oui.

— Parce que tu n’aimes pas Jean ?

— Je l’aime, mais… Oh ! Père, je ne sais pas comment vous dire…

— Crains-tu de n’être pas heureuse avec lui ?

— Non… ce n’est pas ce que je veux dire. Mais j’ai peur… je vois du sang… j’entends des malédictions… Je ne veux pas être sa femme… je ne veux pas !

— As-tu parlé à Jean ?

— Non ! Il n’est pas dans sa cabane… il n’est pas dans le village.

— Il n’est pas dans le village… Où est-il ?

— La nuit, quand il se sent malheureux, il court la forêt.

— Il faut attendre qu’il soit revenu et lui faire part de tes décisions.

— Non, non, je ne veux pas m’exposer à sa colère ! Vous lui direz, vous, ma décision !

— Es-tu donc si résolue, Marie ? Je te prie de réfléchir encore.

— C’est résolu, je ne serai jamais sa femme ! Je mourrai plutôt que d’être sa femme !

L’indienne s’était levée, et son visage exprimait une résolution inébranlable.

Jean de Brébeuf la regarda avec attention pour essayer de lire dans ses grands yeux candides le véritable motif de sa décision. Il n’y vit rien qu’une redoutable énergie, l’énergie de cette race si inconstante et si impétueuse, et qu’une grande pureté de sentiments. C’étaient toujours les mêmes regards de la vierge immaculée, mais de la vierge outragée ! Qu’est-ce que cela voulait dire ? Que s’était-il passé ?

Le missionnaire savait qu’il n’aboutirait à rien de plus en l’interrogeant. Elle avait dit tout ce qu’elle pouvait ou voulait dire. Insister, c’eût été la tourmenter inutilement.

Il ébaucha un geste de compassion et dit :

— C’est bien, Marie, retourne chez toi. Je parlerai à Jean.

La jeune fille saisit une main du missionnaire et la porta pieusement à ses lèvres. Puis elle s’en alla, le cœur apaisé, confiante que le Père Noir arrangerait les choses pour le mieux. Au fond elle s’imaginait que le missionnaire avait compris toute sa pensée.

Dehors, la nuit était profonde. Des nuages couvraient le ciel. Un vent de nord-ouest commençait à souffler. Il augmentait rapidement. Dans la bourgade les feuillages bénissaient. Dans la forêt les pins, les chênes, les cèdres, les peupliers secouaient leurs rameaux et leurs branches. Parfois de vives rafales passaient dans l’espace avec de longs sifflements. Les cimes des arbres s’entre-choquaient et les bois faisaient entendre de sourds mugissements. Bientôt sous la violence du vent qui augmentait de minute en minute l’espace s’emplit d’un grand bruit de vagues qui roulent et se heurtent. De temps à autre un long craquement dominait le bruit du vent : c’était quelque pin géant qui n’avait pu résister à la secousse de l’ouragan. Lorsqu’une rafale plus violente passait au-dessus de la forêt, elle s’engouffrait subitement dans la bourgade, comme le vol foudroyant d’un oiseau de proie, et secouait violemment les huttes et la palissade, et l’on aurait pu voir des jeunes peupliers pencher jusqu’à terre.

Jean de Brébeuf arpentait paisiblement sa petite salle, tête penchée, les mains au dos, très méditatif. Si méditatif, si absorbé dans sa pensée, qu’il n’entendait pas les sifflements du vent ni les mugissements de la forêt, ni les craquements, ni les chocs. Quand survenait une courte accalmie il n’entendait pas davantage les ronflements terribles d’un dormeur. En effet, dans une petite chambre voisine de la salle Gaspard Remulot dormait comme un homme qui n’a rien à se reprocher ; il dormait accablé sous le poids d’énormes fatigues accumulées au cours du voyage qui s’était terminé ce jour-là.

Chose étonnante, il se trouvait là un autre homme qui n’avait pas moins éprouvé et accumulé de fatigues, qui avait à peine absorbé la portion nécessaire au soutien de ses forces physiques et qui n’avait pas dormi un tiers de ce qu’il aurait pu ou dû dormir, et cet homme travaillait encore. Le repos lui était-il prohibé comme un fruit défendu ? Il travaillait sans cesse et de corps et d’esprit, et ce n’était pourtant qu’un homme de chair et d’os comme les autres hommes ! Oui, mais il trouvait la force de vaincre la fatigue, et pour la mieux vaincre il se remettait plus ardûment au travail.

Cette nuit-là, même après l’épuisant voyage qu’il venait de faire, il avait à résoudre un dur problème. Il ne pouvait le remettre au lendemain, d’ailleurs Jean de Brébeuf ne remettait jamais au lendemain.

La besogne qui lui incombait cette nuit-là ne devait pas être négligée un instant, car toutes les minutes étaient précieuses.

Il avait tiré de la barbarie deux êtres qui lui avaient paru privilégiés. Il s’était d’abord appliqué à créer le bonheur spirituel de ces deux êtres, et à ce travail il avait donné un effort qui avait été surhumain ; et ce bonheur il avait eu la satisfaction de l’avoir accompli pour toujours. Ensuite, de ces deux néophytes il voulut faire le bonheur matériel ; il y avait réussi, du moins il n’était plus qu’à un pas de l’achèvement et du succès final, et voilà que cette œuvre secondaire, mais très importante aussi, était tout à coup menacée de l’effondrement ! En somme, il n’y avait là rien d’irrémédiable par rapport à l’œuvre secondaire, ce n’était que l’effort matériel à reprendre. Mais si, après le temple matériel, allait s’écrouler le temple spirituel ?… Or, si le premier tombait, le second devait être protégé, soutenu de quelque façon, Pour plus de sûreté, cependant, il importait d’empêcher l’écroulement total du second qui était comme la pierre angulaire du premier.

Jean de Brébeuf savait que chez ces enfants de la forêt le premier échafaudage n’offrait rien de tout à fait solide. La Foi imprégnée dans ces catéchumènes et ces néophytes demeurait souvent chancelante, et sans cesse le soldat du Christ devait demeurer sur le qui-vive et le garde-à-toi pour maintenir dans ces âmes sauvages et capricieuses l’idée religieuse qu’on y avait jetée avec tant de peines. Il savait que ces pauvres enfants des bois reprochaient souvent à Dieu leurs contrariétés, leurs chagrins et leurs misères, incapables de comprendre encore que la Providence veut de temps à autre éprouver la foi de ses serviteurs ou les punir de certaines fautes. Lorsque certaines calamités tombaient sur eux et que des tribus païennes du voisinage ne semblaient pas atteintes du même mal, ils se croyaient injustement traités par le Seigneur, et leur foi était bien près de sombrer dans la barbarie. C’est alors que la tâche du missionnaire devenait prodigieuse : car le plus souvent la difficulté n’était pas d’inculquer la foi à ces sauvages, mais de la maintenir. Souvent il suffisait d’un simple déboire pour rejeter un néophyte dans ses anciennes croyances, et l’exemple de ce néophyte pouvait fortement ébranler le catéchumène. La double tâche du missionnaire était d’élever l’édifice puis de le surveiller constamment.

Jean de Brébeuf avait christianisé Marie et Jean Huron, il les avait instruits dans la langue et les coutumes de France. Il les avait dressés spécialement pour que ces deux enfants qui, un jour, deviendraient à la tête de leur tribu, pussent par leur exemple et leurs paroles continuer l’œuvre sainte du missionnaire. Car les Hurons avaient constamment les yeux sur leur jeune chef et sa future épouse, et leur foi, leur docilité avaient été le grand exemple qui avait soutenu l’œuvre de Jean de Brébeuf. Il importait donc que ces deux enfants continuassent de demeurer cet exemple si utile et précieux. Il fallait prévenir qu’un vent quelconque ne vînt renverser tout l’échafaudage. Jean de Brébeuf pouvait donc s’inquiéter justement. Car il souhaitait et voulait que d’édifice durât, afin que par une longue suite d’années il se consolidât et devînt un édifice de pierre reposant sur la pierre. Si cet édifice croulait tout à coup, tout le travail, et un travail inouï, serait presque à recommencer, et la catastrophe pouvait amener bien des dommages irréparables.

Mais cette catastrophe redoutée ne surviendrait pas, parce que Dieu, puisque c’était son œuvre, l’écarterait. Jean de Brébeuf avait également confiance en Marie, il était sûr que celle-ci demeurait pour toujours acquise à l’Évangile. Il en était d’autant plus certain que, Marie, dans son désarroi, demandait qu’elle fût conduite chez les religieuses de Québec. Sa foi était donc vive et solide.

Mais l’autre, Jean Huron ?… Voilà celui qui était la véritable inquiétude du missionnaire. L’orgueil de la race, orgueil qu’il faudrait un siècle pour abattre tout à fait, était là toujours près de se révolter. Le missionnaire tenait à cette âme plus qu’à celle de Marie, parce que Jean Huron deviendrait le chef de la tribu, et un chef chrétien serait d’un grand secours pour l’évangélisation du reste du troupeau. Si, par un caprice quelconque, Jean Huron rejetait la foi chrétienne qu’il avait reçue, il était à craindre que tout le troupeau ne tournât le dos. Dans la lutte si opiniâtrement engagée par le missionnaire ce serait la défaite, pas une défaite irrémédiable, si l’on veut, mais bien difficile à réparer. Lorsqu’on a édifié un temple avec de bons matériaux et qu’il arrive, par quelque cause inconnue, que ce temple s’abat, il est beaucoup plus difficile de le relever, surtout si l’on se sert des mêmes matériaux qu’on aura nettoyés et retaillés.

Le premier problème qui se présentait à résoudre c’était de faire renoncer Marie à sa décision de briser ses liens de fiançailles à Jean Huron. Comment Jean de Brébeuf s’y prendrait-il ? Il se le demandait tout en invoquant les lumières du Ciel et l’aide de Dieu. Il invoquait tout particulièrement la grande Vierge Marie, patronne de la jeune indienne. Il pouvait y avoir là aussi un dessein mystérieux de la Providence, et Jean de Brébeuf avait confiance que la difficulté serait aplanie. Mais tout en comptant sur le secours de Dieu, il ne pouvait pas, lui, le missionnaire, se croiser les bras. Alors, en supposant que Marie demeurât inébranlable dans sa résolution, il se demandait comment il s’y prendrait pour empêcher Jean Huron de tomber dans le désespoir qui pourrait ruiner l’œuvre accomplie.

Le missionnaire se voyait donc en face d’un problème terrible. Mais il ne se découragea pas. Il résoudrait le problème, il tournerait la difficulté, il renverserait l’obstacle, apparût-il insurmontable ! Car rien n’arrêtait cet homme d’énergie et de ténacité. Serviteur de Dieu, il savait qu’il avait avec lui la toute-puissance de ce Dieu !

Il s’arrêta devant le crucifix de plâtre et posa dessus ses yeux remplis d’amour.

Une bourrasque plus violente venait de secouer la cabane. Sur la bourgade une courte accalmie avait suivi. Mais tandis que les mugissements de la forêt continuaient de gronder dans l’espace, le missionnaire crut saisir un cri d’appel… un appel au secours ! La voix qui avait jeté cet appel, lui semblait-il, était une voix de femme ! L’appel lui avait paru lointain, comme venant du côté de la forêt et apporté par la rafale. Il tendit l’oreille… Le vent rugissait de nouveau, les bois mugissaient et craquaient.

Avait-il rêvé ?

Un pressentiment l’agita intérieurement. Il se rappela les menaces de l’iroquois. Si, profitant de la tempête, l’Araignée venait enlever Marie ? Jean de Brébeuf ne pouvait manquer de se défier du jeune chef iroquois, et la prudence lui commandait de veiller sur la jeune huronne. Il décida de se rendre à la cabane de Marie pour s’enquérir.

Il sortit.

La nuit était si noire qu’on ne pouvait pas voir à deux pas de soi. Pas de pluie, pas d’éclair, pas de tonnerre, mais du vent, des hurlements affreux dans la forêt, des craquements si terribles parfois qu’ils résonnaient au loin comme des mitraillades. Parfois aussi on aurait pensé que toute la forêt s’abattait, s’écrasait, tant le fracas était formidable. À tâtons le missionnaire se dirigea vers l’habitation de Marie. La rafale en plongeant dans la bourgade semblait vouloir emporter toutes choses sur son passage. Jean de Brébeuf serra sa robe autour de ses reins et hardiment fit face à l’ouragan. Il atteignit la hutte de Marie et entra.

Nulle lumière.

Il était dans une chambre de laquelle partaient des gémissements étouffés par le bruit de la tempête. Connaissant les aîtres de l’habitation, le missionnaire comprit qu’il était dans la chambre des parents de Marie. La suivante était celle de la jeune fille, et de là on se trouvait dans la salle commune.

Un moment le vent cessa de hurler.

— Où est Marie ? demanda le missionnaire aux parents de la jeune fille, qui continuaient de gémir sur leur lit.

— Elle est partie, Ekon ! répondit le père de Marie.

Les gémissements de la mère redoublèrent.

— Seule ? demanda encore le missionnaire.

— Non… avec l’Araignée !

— Avec l’Araignée…

Le missionnaire demeura atterré.