Jean le Pâtre

La bibliothèque libre.
Librairie A. Lemerre (p. 61-75).


Jean le Pâtre


 
Jean le Pâtre, de Ginestous,
Dans le canton connu de tous,
Vient de mourir sans agonie ;
Il avait quatre-vingt-sept ans,
Tous ses cheveux, toutes ses dents,
Et, dans son genre, du génie.

Son goût, qui jamais ne changea,
À six ans lui faisait déjà
Suivre le berger de la ferme,
Qui ― comme un roi son héritier ―
L’initiait au dur métier,
En lui disant : « Sois bon et ferme !


« Chaque matin, en te levant,
Consulte le ciel et le vent,
Puis choisis bois, lande ou prairie,
Et sache que l’erreur d’un jour
Peut compromettre sans retour
Ton renom et ta bergerie.

« Aide-toi d’un chien fort et doux,
Capable d’imposer aux loups
Et de les tenir en haleine,
Mais incapable d’arracher
À la brebis qu’il court chercher
Même un léger flocon de laine. »

Et puis des conseils répétés
Pour les hivers, pour les étés,
Pour l’achat, la vente, la tonte,
Des remèdes pour tous les maux,
Des proverbes en quatre mots,
Le tout orné de plus d’un conte…



Vers sept ans, le vieux magister
À ce gars ivre de grand air
Voulut en vain montrer ses lettres :
L’esprit de Jean était rétif
Et s’envolait inattentif
À tout instant par les fenêtres.

« Bête il est et bête il sera »,
Dit-on au père, qui sacra,
Dans le premier vent de colère :
« Mais, malheureux, il faut manger !
Que veux-tu donc être ? ― Berger !
― Sois berger, si ça peut te plaire !… »


Berger ! il le fut dès ce jour,
Avec bonheur, avec amour,
Berger sans relâche et sans trêve,
Berger de vaches et de veaux,
De chèvres par monts et par vaux,
Puis berger de moutons, – son rêve !

Large chapeau, long sarrau gris,
Des sabots à ses pieds meurtris,
Le fouet comme un sceptre en sa droite,
Sa miche ronde sous le bras
Et son grand chien jaune à poil ras
Suffisaient à son âme étroite.

Ses frères s’instruisaient un peu.
Le cadet allait au chef-lieu,
Entrait même au grand séminaire ;
L’aîné, Pierre, se maria ;
L’un laboura, l’autre pria :
Jean fut berger à l’ordinaire.


Par la pluie et par le soleil,
Que le mont fût sombre ou vermeil
Et la plaine fleurie ou morne,
Il fut berger, toujours berger,
Sans même un désir de changer,
Immuable comme la borne.





Le jour qu’il eut atteint vingt ans,
Il se troubla quelques instants
En avançant sa main vers l’urne ;
Mais il s’était bien confessé,
Et par le sort il fut laissé
À sa montagne taciturne.


Un flot de rubans au chapeau,
Il retourna vers son troupeau
Qui vers lui bêlait de tendresse ;
Et quinze jours l’écho des bois
Répercuta sa rude voix
Clamant des hymnes d’allégresse ;

Non point des chansons de conscrits,
Mais des psaumes latins, appris
Lambeaux par lambeaux à l’église,
Et qui, sur nos sommets déserts,
Faisaient de sauvages concerts
Mêlés aux plaintes de la bise.

Et depuis lors, nul incident
Dans cette vie. En dévidant
Le fuseau des jours monotones,
Il vécut sur les monts fleuris,
Les durs ajoncs, les chaumes gris,
Étés, hivers, printemps, automnes.


Connut-il l’amour, ce terrien ?
Personne n’en sut jamais rien.
On dit que sous sa limousine,
Quand l’autan élevait la voix,
Venait s’abriter quelquefois
Une pastourelle voisine.

Mais, comme, bien que tendre et doux,
Il ne leur parlait que de loups,
De chiens, de brebis et de chèvres,
Qu’il était gauche et primitif,
Et jamais d’un baiser furtif
N’effleurait leurs yeux ni leurs lèvres,


Elles l’avaient toutes laissé,
― Le coeur peut-être au fond blessé,
Mais sans en rien faire paraître,
Se guérissant à sa façon
D’un rosaire ou d’une chanson,
Et ne contant son mal qu’au prêtre.






Ah ! ce prêtre, du ciel tombé,
Ce frère Cadet, « notre abbé »,
Comme en nos fermes on le nomme,
Ce conseiller, ce protecteur,
Ce suprême consolateur,
Moins que Dieu, mais bien plus qu’un homme !


De quelle ferveur l’entourait
Jean le Pâtre ! Et comme il pleurait
D’amour quand, selon sa promesse,
S’en vint le nouveau tonsuré,
À la place du vieux curé,
Dans la paroisse chanter messe !

Quelle fête de le revoir,
Une fois l’an, surgir tout noir
Sur les monts de bruyères roses,
Bénir moutons, ruches et boeufs,
Embrasser ses petits neveux
Et sourire aux aïeuls moroses,

Puis repartir, disant à Jean :
« Il faut que je sois diligent ;
Quand tu dors trop, ton troupeau bêle
Frère, je suis berger aussi
D’un troupeau qui paît loin d’ici,
Qui craint les loups et me rappelle… »


Et l’abbé fouettait sa jument ;
Et Jean mélancoliquement
S’en retournait parmi ses ouailles,
Qui l’accueillaient avec des bonds,
Des bêlements joyeux et bons
Et des carillons de sonnailles.






Et les ans s’en allaient pourtant,
Comme l’eau qui coule en chantant
Des hauts plateaux vers la rivière.
Les vieux mouraient, les petits-fils
Grandissaient, par d’autres suivis,
Brins de chanvre en la chènevière.


Lors, voyant blanchir ses cheveux,
Jean ne songeait qu’à ses neveux,
Les emmenait dans les bruyères,
Leur fabriquait mille joujoux,
Cages d’osier, bâtons de houx,
Et chars à charrier des pierres.

Cherchant auquel d’entre eux céder
L’insigne honneur de commander
Après sa mort moutons et chèvres ;
À qui transmettre ses leçons,
Sa panetière et ses chansons,
Et la trompe où soufflaient ses lèvres ;

À qui donner aussi le bas
Qu’il cachait avec soin là-bas,
Dans un mur de sa bergerie,
Le bas de laine où tous les ans
Tombaient quelques écus luisants
À la joyeuse sonnerie ;


À qui donner son chien Labri,
Et sa canardière, et l’abri
Qu’il s’etait creusé sous la table
D’un vieux dolmen casematé,
Bien chaud l’hiver, bien frais l’été,
Malgré son aspect redoutable.






Quand il eut fait choix enfin
― Lui, roi des bergers ― d’un dauphin,
Sans lui céder le sceptre encore,
Il se sentit plus rassuré
Et, d’un gros souci délivré,
Chanta d’une voix plus sonore.


Et puis ce fut un beau vieillard,
Le premier de tous dans son art,
Et qu’on venait de quatre lieues,
Quand dépérissait un troupeau,
Consulter, la main au chapeau,
Au milieu de ses landes bleues ;

Un vrai mage de l’ancien temps,
Lisant dans les cieux éclatants
Les jours sereins et les tempêtes,
Et trouvant contre les douleurs
Des remèdes parmi les fleurs
Que broutaient en passant ses bêtes.

Religieux à sa façon,
― Par le coeur, non par la raison, ―
Se figurant une autre vie
Où par des pâturages verts
Que ne flétriraient nuls hivers
Il errerait l’âme ravie,


Suivi de longs troupeaux bêlants
Qu’il promènerait à pas lents,
Sans craindre ni loup ni vipère,
Et ramènerait au bercail,
En passant sous un beau portail
Où les compterait Dieu le Père.





Et, comme un soir il s’absorbait
Dans ce rêve, à l’heure où tombait
Une nuit d’août aux légers voiles,
Son regard soudain se troubla,
Et sa belle âme s’envola
Sans un effort vers les étoiles.


On le trouva le lendemain,
Son chien aux pieds, sa trompe en main,
Rigide et froid comme la pierre ;
Son troupeau bêlait alentour,
L’alouette chantait le jour,
Mais Jean n’ouvrait plus sa paupière…

Jean le Pâtre, de Ginestous,
Dans le canton pleuré de tous,
Fut couché dans le cimetière,
Mais son esprit habite encor
La lande aux fleurs de pourpre et d’or
Où s’écoula sa vie entière.