Jean qui grogne et Jean qui rit/14

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XIV

L’ENLÈVEMENT DES SABINES


Il était temps de partir, huit heures et demie venaient de sonner ; Simon et Jean eurent soin de traverser le café pour se faire voir avec leurs beaux habits neufs. Quand ils parurent, la dame du comptoir fit une exclamation de surprise, et les garçons de café entourèrent les deux frères.

Premier garçon.

Eh bien ! excusez un peu ! On ne se gêne pas ! Habillés comme des princes !

Deuxième garçon.

Et rien n’y manque, ma foi ! De la tête aux pieds tout est neuf, tout est du premier grand genre.

Troisième garçon.

Et regarde donc la coupe des habits, des pantalons, des gilets ! On dirait d’Alfred, le tailleur de l’Empereur.

Quatrième garçon.

Et le linge ! Vois donc la finesse de la toile ! Une vraie chemise de tête couronnée. »

Jean tira son mouchoir d’un air triomphant.

Premier garçon.

Et le mouchoir ! la plus fine toile.

Deuxième garçon.

Vous n’êtes pas gênés, mes amis, de vous faire habiller par de pareils fournisseurs !

Troisième garçon.

Et combien que ça vous coûte, tout ça ? Une année de gages, pour le moins ?

Simon.

Bien moins que ça ! Rien du tout.

Premier garçon.

Comment, rien ? Pas possible ! Tu plaisantes ?

Jean.

Non, c’est vrai ! C’est un excellent monsieur Peintre qui nous a tout donné.

Quatrième garçon.

Farceur, va ! Les peintres sont des artistes, et les artistes ne sont pas des Rothschild.

Simon.

Ils sont mieux que ça ! Ils sont les amis de ceux qui souffrent.

Premier garçon.

Ce n’est pas ça qui donne de l’argent, camarade. Et il faut en avoir de reste pour des vêtements comme les vôtres.

Jean.

Notre monsieur Peintre est riche, nous a dit le tailleur.

Premier garçon.

Alors c’est un Vernet, un Delaroche, un Flandrin ?

Jean.

Je n’en sais rien ; on n’a pas voulu nous dire son nom. Mais ce que nous savons, c’est qu’il est pour nous un bienfaiteur, un ami, un ange du bon Dieu.

Premier garçon.

C’est bien ça, Jean ! C’est bon d’être reconnaissant ; il y a tant d’ingrats de par le monde !

Jean.

Ce n’est pas Simon et moi qui le serons jamais ; tant que nous vivrons, nous prierons pour ce monsieur Peintre et nous l’aimerons.

Simon.

Avec tout ça, il faut partir, Jean ; puisque M. Métis a eu la bonté de nous donner congé, ce serait bête de ne pas en profiter. Au revoir, camarades ; à demain !

Tous les garçons, riant et saluant profondément.

Au revoir, messeigneurs ! Que Vos Altesses daignent s’amuser, daignent danser, daignent manger, etc.

Simon.

Soyez tranquilles, camarades ; nous serons bons princes, et nous ne serons les derniers pour rien. »

Simon et Jean sortirent pleins de joie.

Jean.

D’après l’effet produit au café, juge de celui que nous produirons chez M. Amédée. Mlle Aimée va-t-elle te regarder ! va-t-elle t’admirer !

Simon.

Si elle me regarde, je la regarderai bien aussi ; elle n’est pas désagréable, tant s’en faut. »

Ils arrivèrent, et ils firent leur entrée avec tout le succès désiré ; il y avait déjà beaucoup de monde. Le petit commerce était arrivé : les épiciers, les merciers, les bottiers, etc. On attendait le haut commerce et le faubourg Saint-Germain, toujours en retard. Chacun se retourna pour voir les deux frères, qu’un chuchotement général du côté des demoiselles signala à l’attention des messieurs. Simon et Jean saluèrent M. et Mme Amédée, puis ils s’avancèrent vers le groupe des demoiselles, qui regardaient, qui souriaient, qui minaudaient, témoignant ainsi leur admiration pour leurs futurs danseurs et l’espoir d’une invitation.

Simon salua et resalua particulièrement Mlle Aimée, qui fit révérence sur révérence, qui se détacha du groupe et s’avança vers Simon et Jean.

« Vous arrivez bien à propos, monsieur Simon ; on va commencer à danser ; les messieurs vont faire leurs invitations.

Simon.

Alors, mademoiselle, voulez-vous danser avec moi la première contredanse ?

Mademoiselle Aimée.
.

Très volontiers, monsieur. Et monsieur Jean va danser avec ma sœur Yvonne.

Jean.

Très volontiers, mademoiselle. »

Il courut à Yvone, qui accepta avec plaisir un danseur si bien habillé ; toutes les demoiselles envièrent le bonheur des deux sœurs.

« Aimée et Yvonne ont toujours de la chance, dit une grosse laide fille rousse qui dansait peu en général, et qui avait une robe en crêpe rose fanée, sur un jupon en percale blanche plus court que la robe.

— C’est qu’elles sont les filles de la maison, dit Mlle Clorinde (robe de mousseline blanche, corsage en pointe, bouquet piqué au bas de la pointe, qui la gênait pour s’asseoir) ; c’est par politesse qu’on les invite.

— C’est plutôt parce qu’elles sont bonnes et aimables », dit une troisième, petite blonde de dix ans.

Les salons se remplissaient ; toutes les industries y étaient représentées : fumistes, bouchers, serruriers, épiciers, fleurs artificielles, papetiers, modistes, lingères, cordonniers, etc. Les toilettes étaient, les unes simples et jolies, les autres recherchées, fanées, prétentieuses ; des turbans, des bouquets de plumes, de fleurs, des étoffes fanées, riches, des couleurs éclatantes, tranchaient sur des visages jeunes, frais ou vieux, ridés et plus fanés que leurs robes et leurs coiffures. La musique se faisait entendre, les danses commencèrent ; dans les intervalles des contredanses, on courait aux rafraîchissements. Jean et les plus jeunes danseurs virent avec une vive satisfaction l’abondance des gâteaux, des sirops, des fruits glacés. Jean avait bien dit ; c’était, croyait-il, genre haut commerce, grand genre. La musique se composait d’un violon, d’une clarinette et d’un piano. M. Abel arriva à dix heures, comme il l’avait annoncé ; Simon le présenta à M. et à Mme Amédée et aux jeunes personnes. Patronné par un aussi élégant danseur, M. Abel eut le plus grand succès. Ses habits étaient aussi beaux que ceux de Simon, faits sur le même modèle ; il semblait qu’ils fussent de la même fabrique. Simon recommanda M. Abel aux soins tout particuliers de Mlle Aimée et de Mlle Yvonne. Abel dansa avec l’une et avec l’autre, puis encore avec Mlle Aimée, à laquelle il fit un éloge éloquent et touchant de son ami Simon ; Mlle Aimée trouva que M. Abel était un homme charmant.

« Et puis si bien habillé ! Tout semblable à Simon ; ce qui indique, dit-elle à ses amies, que ce sont des hommes d’ordre et de bon goût. »

M. Abel causa beaucoup avec M. et Mme Amédée, qui l’écoutaient avec un intérêt visible. Le bal languissait ; on mangeait plus qu’on ne dansait. M. Abel communiqua cette observation aux danseurs et leur proposa d’animer la soirée.

Mais comment ? Personne ne trouvait le moyen.

« Je l’ai, moi, messieurs, dit M. Abel ; mais il faut de l’ensemble pour que ce soit vraiment amusant.

— Qu’est-ce donc ? dirent les danseurs.

M. Abel.

D’abord, il faut nous réunir tous danseurs ; personne autre ne doit être dans le secret.

— Et nous, et nous ? s’écrièrent les demoiselles.

M. Abel, riant.

Vous moins que les autres, mesdemoiselles ; c’est un divertissement d’hommes. »

M. Abel passa dans la salle à côté, suivi de plusieurs jeunes gens.

M. Abel.

Vous promettez, messieurs, de garder le silence jusqu’après l’exécution de mon divertissement.

— Nous le promettons, nous le jurons, répondirent les jeunes gens en étendant leurs mains.

M. Abel.

C’est bon. Nous allons exécuter l’Enlèvement des Sabines, figure très à la mode et du plus grand genre. Vous choisissez votre danseuse ; la contredanse commence ; vous faites comme si de rien n’était ; au dernier chassé-croisé, je fais Hop. Chacun de nous saisit immédiatement une des danseuses et lui fait faire, de gré ou de force, un tour de valse. Le dernier arrivé à sa place paye un punch aux autres danseurs.

Un danseur.

Mais si la demoiselle ne sait pas valser ?

M. Abel.

Tant pis pour le valseur ; il faut qu’il la fasse tourner tant bien que mal, jusqu’à ce qu’il lui ait fait faire le tour du salon. Rentrons et soyons discrets. Rappelez-vous bien que, quoi qu’il arrive, qu’on crie, qu’on résiste, il faut avoir fait en valsant un tour du salon pour avoir droit au punch, et que le dernier arrivé paye le punch. »

On rentra au salon ; chacun des jeunes gens espérait prendre part au punch ; aucun ne croyait avoir à le payer. Ils firent leurs invitations. Il y avait plus de danseurs que de gentilles danseuses, de sorte que les laides furent engagées aussi bien que les jolies. Jeannot trouva toutes les demoiselles déjà retenues ; il ne restait que la grosse rousse ; Jeannot l’engagea.

« Qu’importe, se dit-il, aussitôt le signal donné, je prendrai une des demoiselles minces et légères ; je laisserai ma grosse rousse à celui qui aura la force de la faire tourner. »

On se mit en place. Dzine, dzine, la musique commence et la contredanse aussi. Les demoiselles, qui s’attendaient à quelque chose d’extraordinaire, ne voyant rien venir, s’étonnent et deviennent sérieuses et contrariées ; le dernier chassé-croisé allait commencer. « Hop ! » fait M. Abel. Les danseurs se précipitent sur les danseuses qu’ils voulaient avoir et que d’autres avaient déjà enlevées ; les demoiselles s’effrayent et résistent ; les danseurs insistent ; les demoiselles cherchent à s’échapper, les mères veulent intervenir ; la mêlée devient générale, le tumulte est à son comble ; la plupart des demoiselles comprennent à demi et se résignent ; l’ordre commence à se rétablir ; quelques tours de valse sont terminés, un seul couple continue à se démener ; c’est Jeannot et la grosse rousse. Abandonnée par Jeannot, personne n’en avait voulu ; et Jeannot, s’étant présenté trop tard partout, et frémissant à l’idée d’avoir le punch à payer, fut trop heureux de retrouver la grosse rousse, qu’il saisit pour la faire tourner ; mais la rousse, furieuse de l’abandon de Jeannot, cherchait à se sauver ; la crainte du punch triplant les forces de Jeannot, il parvint à l’enlever, à la faire tourner malgré sa résistance, malgré les coups de poing qu’elle lui assenait avec la vigueur d’un colosse pesant deux cents livres ; l’infortuné Jeannot, plus petit qu’elle, les recevait sur la tête, et n’en continuait pas moins à tourner, accroché aux plis de la robe de la grosse rousse, qui, de son côté, criait et vociférait mille injures. Hélas ! le pauvre Jeannot eut beau supporter avec un mâle courage cette grêle de coups, eut beau s’épuiser en efforts pour accomplir son tour de valse, la danseuse l’obligea à lâcher prise et le laissa seul, immobile près d’un groupe d’hommes au milieu desquels Mlle Clorinde chercha secours et protection.

Pendant cette scène, Jean, au milieu de ses rires, dit à M. Abel :

« Pauvre Jeannot, il va avoir le punch à payer ; quel dommage que le monsieur Peintre ne soit pas ici ! »

M. Abel se trouva tout près de Jeannot au moment où il fut obligé de lâcher sa danseuse. Il mit une pièce de vingt francs dans la main de Jeannot, lui dit tout bas : « Pour payer le punch », et disparut. Son nom commençait à circuler et à exciter l’indignation des mères ; à mesure que le calme se rétablissait, il voyait des regards irrités se porter sur lui. Il voulut prévenir l’orage et sortit.

Avant de passer le seuil de la porte, au bas de l’escalier, il resta un instant à réfléchir sur la soirée ; pendant qu’il récapitulait les événements auxquels il avait pris part, il entendit la voix de Jean et de Jeannot.

Jeannot.

Je suis obligé de payer le punch. C’est mon guignon qui me poursuit. M. Abel imagine quelque chose d’absurde ; tout le monde s’en tire heureusement ; tous ils rient, ils sont contents. Moi seul j’ai le malheur de tomber sur une grosse fille pesant plus de deux cents livres, qui m’assomme de coups de poing et qui me fait payer ce maudit punch.

Jean.

Ne paye pas tout, pauvre Jeannot ; je t’en payerai la moitié.

Jeannot.

Je veux bien ; combien cela coûtera-t-il ?

Jean.

Dix francs à peu près, pour tant de monde.

Jeannot.

Comment faire pour l’avoir ?

Jean.

Veux-tu que je coure au café, chez nous, pour le demander ?

Jeannot.

Oui, je veux bien, et dis qu’on me fasse payer le moins cher possible ; je suis pauvre, moi.

Jean.

Sois tranquille, je ferai pour le mieux. »

Jean sortit en courant et ne tarda pas à rentrer avec un énorme bol de punch fumant et bouillant. Aucun des deux ne s’aperçut que M. Abel était près d’eux, caché par l’obscurité.

Jeannot.

Eh bien, Jean, combien coûte le punch ?

Jean.

Il y en a pour huit francs au lieu de douze, parce que c’est pour nous.

Jeannot.

Ainsi je te dois quatre francs, puisque tu en payes la moitié.

Jean.

Oui ; et je donnerai les quatre francs qui restent, mon pauvre Jeannot. »

Jeannot fouilla dans son gousset, en retira son argent, compta et remit quatre francs à Jean, oubliant de le remercier de sa générosité ; M. Abel, indigné et voulant punir Jeannot de sa tromperie et de son avidité, avança la main, la passa dans la poche de l’habit de Jeannot sans qu’il le sentît, occupé qu’il était par le punch, et en retira la pièce d’or qu’il l’avait vu remettre dans cette poche.

Puis, voyant Jeannot et Jean remonter avec leur punch, il sortit en disant :

« Je n’ai plus rien à faire ici ; j’ai vu la petite Aimée ; je lui ai fait de Simon un éloge qu’elle n’oubliera pas. J’ai recommencé avec la mère ; j’ai glissé au père que Simon avait déjà trois mille francs de placés… et ils le sont, ajouta-t-il en souriant, et en son nom… Cette petite est gentille ; elle paraît bonne, douce, bien élevée. Il faut qu’elle soit Mme Simon Dutec… Jeannot est un fripon, un gueux, un gredin. Faire payer quatre francs à ce pauvre Jean, quand je lui en avais donné vingt. Coquin !… »

En disant tout haut ce mot qui fit retourner quelques passants, M. Abel hâta le pas et ne tarda pas à arriver à son hôtel Meurice.