Jean qui pleure et qui rit/Édition Garnier

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JEAN

QUI PLEURE ET QUI RIT[1]


(1772)


 
Quelquefois le matin, quand j’ai mal digéré,
Mon esprit abattu, tristement éclairé,
Contemple avec effroi la funeste peinture
Des maux dont gémit la nature :
Aux erreurs, aux tourments, le genre humain livré ;
Les crimes, les fléaux de cette race impure,
Dont le diable s’est emparé.
Je dis au mont Etna : « Pourquoi tant de ravages.
Et ces sources de feu qui sortent de tes flancs ? »
Je redemande aux mers tous ces tristes rivages
Disparus autrefois sous leurs flots écumants ;
Et je redis aux tyrans :
« Vous avez troublé le monde
Plus que les fureurs de l’onde,
Et les flammes des volcans. »
Enfin, lorsque j’envisage
Dans ce malheureux séjour
Quel est l’horrible partage
De tout ce qui voit le jour,

 
Et que la loi suprême est qu’on souffre et qu’on meure,
Je pleure.

Mais lorsque sur le soir, avec des libertins.
Et plus d’une femme agréable,
Je mange mes perdreaux, et je bois les bons vins
Dont monsieur d’Aranda vient de garnir ma table ;
Quand, loin des fripons et des sots,
La gaîté, les chansons, les grâces, les bons mots,
Ornent les entremets d’un souper délectable ;
Quand, sans regretter mes beaux jours,
J’applaudis aux nouveaux amours
De Cléon et de sa maîtresse,
Et que la charmante amitié,
Seul nœud dont mon cœur est lié,
Me fait oublier ma vieillesse,
Cent plaisirs renaissants réchauffent mes esprits :
Je ris.

Je vois, quoique de loin, les partis, les cabales,
Qui soufflent dans Paris vainement agité
Des inimitiés infernales.
Et versent leur poison sur la société ;
L’infâme calomnie avec perversité
Répand ses ténébreux scandales :
On me parle souvent du Nord ensanglanté.
D’un roi sage et clément[2] chez lui persécuté,
Qui dans sa royale demeure
N’a pu trouver sa sûreté,
Que ses propres sujets poursuivent à toute heure :
Je pleure.

Mais si monsieur Terray[3]

veut bien me rembourser ;

 
Si mes prés, mes jardins, mes forêts, s’embellissent ;
Si mes vassaux se réjouissent.
Et sous l’orme viennent danser ;
Si parfois, pour me délasser,

Je relis l’Arioste, ou même la Pucelle[4],


Toujours catin, toujours fidèle,
Ou quelque autre impudent dont j’aime les écrits,
Je ris.

Il le faut avouer, telle est la vie humaine :
Chacun a son lutin qui toujours le promène
Des chagrins aux amusements.
De cinq sens tout au plus malgré moi je dépends ;
L’homme est fait, je le sais, d’une pâte divine ;
Nous serons tous un jour des esprits glorieux ;
Mais dans ce monde-ci l’âme est un peu machine :
La nature change à nos yeux ;
Et le plus triste Héraclite
Redevient un Démocrite
Lorsque ses affaires vont mieux[5].


  1. Il est dit dans le Commentaire historique que cette pièce fut écrite à quatre-vingt-deux ans : l’auteur n’en avait que soixante-dix-huit. On parle de Jean qui pleure et qui rit dans les Mémoires secrets, à la date du 28 mai 1772, et on l’imprima dans le Mercure, premier cahier de juillet, toutefois avec quelques différences que j’indiquerai. Toutes les éditions séparées que j’en ai vues contiennent une Réponse de M. de Voisenon. On imprima, on 1784, Jean qui pleure et Jean qui rit, pièce en un acte et en prose. M. Brazier a fait jouer sur le théâtre des Variétés, le 17 juillet 1815, une comédie-vaudeville intitulée Jean qui pleure et Jean qui rit, non imprimée. Un Dialogue politique, en prose, imprimé en 1789 ou 1790, in-8o de 8 pages, a pour titre Jean qui pleure et Jean qui rit, ou l’Héraclite et le Démocrite français. (B.)
  2. Stanislas-Auguste Poniatowski, roi de Pologne.
  3. Dans le Mercure de juillet 1772, ce vers est ainsi :

     Mais si mon débiteur veut bien me rembourser.

    On conçoit que la censure ne pouvait dans le Mercure laisser imprimer l’abbé Terray, qui était alors contrôleur des finances, et avait fait violer les dépôts d’argent appartenant à des particuliers. Voltaire, dans sa lettre à Mme du Deffant, du 21 octobre 1770, dit qu’on lui prit deux cent mille francs, ce qui lui occasionna une perte de trois cent mille ; voyez aussi, tome X, le conte intitulé les Finances, qui est de 1775. (B.)

  4. Dans le Mercure on avait mis ici quelques points, et l’on avait imprimé seulement :

    Je relis Arioste………………………………………

    ..................

    Ou quelque autre impudent dont j’aime les écrits. (B.)

  5. La plupart des éditeurs mettent ici le Temple du Goût et la relation du Voyage à Berlin, en prose et en vers, adressée de Clèves à Mme Denis en 1750. Il nous a paru que la place de ces deux morceaux n’était point parmi les Petits Poèmes. Le Temple du Goût est donné à la fin du tome précédent, et la relation du Voyage à Berlin figure naturellement à sa date dans la Correspondance.