Jeanne/VII

La bibliothèque libre.
J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 26-29).
◄  VI.
VIII.  ►

VII.

LA PIERRE D’EP-NELL.

La terreur et la consternation de nos paysans, à la vue d’un sinistre destructeur de la propriété échappe à toute description. En lui rendant sa chétive part si pénible à acquérir, si onéreuse à conserver, la loi de l’inégalité a développé dans son âme malheureuse et tourmentée, un amour excessif, une sorte de culte idolâtrique pour l’objet de tant de soins et le but de tant de fatigues. La maison de Tula ne valait pas 500 fr., et Guillaume s’épuisait à dire : « Ne criez pas, ne pleurez pas : sauvez ce que vous pourrez, et ce qui périra, je me charge de le faire rétablir. Cherchez Jeanne, aidez-moi à trouver Jeanne, pour qu’elle ne perde pas la tête, pour qu’elle se console. Allons, courez après Jeanne. »

— Jeanne, Monsieur ! lui répondait-on, elle aura été se noyer. Que voulez-vous qu’elle fasse ? Elle a tout perdu dans un jour : sa mère et son bien. On ne peut pas vivre après ça.

Guillaume ne pouvait pas faire comprendre qu’il réparerait au moins une de ces pertes. Quelques-uns secouaient la tête, en disant : « Ça se dit comme ça, mais quand la pitié est passée, l’argent ne vient pas. » La plupart, ne connaissant pas Guillaume de Boussac, le prenaient pour un fonctionnaire du gouvernement. Et après tout, on se réunissait pour dire : « Rebâtie aux frais de qui on voudra, c’est toujours une maison qui brûle. C’est du bien qui se périt. Non ! le pauvre monde est trop malheureux ! Alas ! mon Dieu ! alas ! faut-il ! alas ! Jésus ! » Et c’était un chœur de gémissements comme celui des captives de la tragédie antique, sans que Guillaume, impatienté de ces clameurs, et s’irritant sans fruit contre l’énervement que l’effroi et la surprise causent au paysan, pût réussir à organiser une chaîne, et à utiliser les seaux qu’on avait apportés et l’eau qui coulait à côté de la maison.

Il allait rejoindre sur le toit Marsillat, qui travaillait comme un Hercule, secondé par cinq ou six vigoureux compagnons, de ces gars de bon cœur qui mettent un peu de vanité à bien faire, et que le moindre encouragement enflamme d’émulation ; véritable type des volontaires de la république et des fantassins de l’empire, lorsque Jeanne parut enfin, et Guillaume ne pensa plus qu’à elle.

Elle avait fait un détour pour porter une dernière invitation à un parent qui demeurait sur le versant opposé de la montagne, et elle n’avait vu l’incendie qu’en sortant du chemin creux qui la ramenait à sa demeure. Elle avait jeté sa besace, elle accourait avec Cadet, le fils de Léonard, qui avait semé les pains de munition dont il était chargé parmi les blocs de pierre de la ville gauloise. Cadet se lamentait bruyamment ; mais Jeanne, pâle et hors d’haleine, ne disait rien. Elle cherchait dans la foule, et enfin quand elle put parler :

— Ma mère ! cria-t-elle, où est ma pauvre chère mère ?

— Elle a l’esprit égaré, elle n’a plus ses sens, disait-on autour d’elle, elle ne se souvient plus que sa mère est morte.

— Où donc avez-vous mis ma mère ? reprit Jeanne avec force. Comment ! vous n’avez pas sorti de là dedans le pauvre corps chrétien de ma mère ? ça n’est pas possible !… Ma tante ! où ce qu’est ma tante !… elle aura pensé à ça, elle… Répondez-moi donc, montrez-moi donc ma mère !

Quand Jeanne vit que personne n’y avait songé, et qu’on n’avait eu de sollicitude que pour ses bêtes, qu’elle aimait pourtant beaucoup, mais qui ne l’occupèrent pas un instant, elle s’élança vers la porte de la maison.

« Arrête, Jeanne, lui cria Guillaume en la saisissant dans ses bras ; le toit est prêt à s’écrouler ; la chambre est si remplie de fumée que tu y serais étouffée en un instant… Non ! non !… je ne te laisserai pas entrer…

— Laissez, laissez, mon parrain ! dit Jeanne en se dégageant avec une force extraordinaire, je ne veux pas que ma mère ait son pauvre corps brûlé comme un meuble de la maison…. Je veux qu’elle aille en terre sainte, et qu’elle ait les honneurs du chrétien !

Et Jeanne s’élança dans la chambre de la morte sans qu’il fût possible à Guillaume de la retenir.

Il allait l’y suivre lorsque Jeanne, reculant devant la fumée suffocante, parut renoncer à son projet. Mais elle s’approcha du fils de Léonard et lui dit à demi-voix : « Cadet, je veux entrer là, et je te donne ma foi du baptême que j’en retirerai ma mère ; mais il ne faut pas que personne me suive ; ça perdrait tout ! »

Soit que Jeanne se servît de la superstition accréditée sur son compte pour empêcher ses amis de partager son péril, soit qu’elle eût foi elle-même à la protection des fades, évoquée sur son berceau par sa mère, elle fut entendue à demi-mot par Cadet et par deux ou trois autres paysans qui se trouvaient autour d’elle ; elle les convainquit pleinement du don de connaissance qu’on lui attribuait. Aussitôt, trompant la vigilance de son parrain, elle se précipita dans les tourbillons de fumée et disparut sous la gerbe de flamme qui enveloppait les côtés et le sommet de la maison. Guillaume voulut encore la suivre pour l’arracher de force à une mort certaine…. Mais deux ou trois paires de bras athlétiques l’enlacèrent, et Cadet lui dit avec un sourire qui ne quittait jamais sa grosse figure, même quand les larmes donnaient un démenti à cette gaieté pétrifiée sur ses traits : « N’ayez peur, mon petit cher monsieur ; la Jeanne n’attrapera pas de mal. Alle a ce qu’il faut et alle sait les paroles de la chouse. Faut la laisser ; vous voyez ben que ça li ficherait malheur por el restant de ses jours, de laisser consommer les ous de sa mère. Alle saillera d’élà aussi nette qu’alle y entre, foi d’houme ! Vous allez voére ! Souffrez pas ! faut pas vous fâcher. On z’ fait pour vot’ bien ; on veut pas vous offenser. Vous la feriez brûler si vous alliége anvec-z-elle ! Faut pas contréyer l’ouvraige aux fades ! »

Guillaume écumait d’indignation pendant ce beau discours en pur berrichon, et il soutenait contre ses préservateurs superstitieux une lutte dont il allait sortir vainqueur, lorsque Jeanne reparut sur le seuil de la maison ébranlée par des craquements sinistres. La courageuse et robuste fille portait dans ses bras ce cadavre raide qui semblait d’une grandeur effrayante. Le linceul cachait la tête de la morte, et, laissant à découvert une partie de son corps vêtu, suivant la coutume, de ses meilleurs habits, flottait en plis rougeâtres au reflet de l’incendie, jusque sur les pieds de Jeanne. La main de Tula retombait sur le visage de sa fille ; on eût dit qu’elle la bénissait par une dernière caresse, et, par la suite, toute la population de Toull et des environs affirma sous serment avoir vu le cadavre se plier pour donner un baiser au front de Jeanne sur le seuil de la chaumière. Ce qui rendit le miracle plus frappant encore, c’est qu’à peine la pieuse fille avait-elle fait trois pas dehors, que la toiture, minée dans ses solives par un feu longtemps couvé, s’effondra avec fracas sur la chambre d’où Jeanne sortait, et chassa au loin des tourbillons de cendres, des avalanches de chaume fumant et des débris de charpente embrasée.

Laissez-la tomber, laissez-la tomber ! cria Jeanne, il n’y a plus rien dedans à sauver !

À cette dernière catastrophe, les femmes et les enfants jetèrent des cris perçants et se dispersèrent avec épouvante. Jeanne doubla le pas, sans perdre sa présence d’esprit, et aucun débris ne l’atteignit.

Le spectacle de cet événement fit sur l’esprit de Guillaume une si vive impression, qu’il en fut agité souvent dans ses songes plus de dix ans après. Jeanne lui parut belle et terrible comme une druidesse dans cet acte de piété farouche et sublime. Elle avait perdu sa coiffe de toile, et sa longue chevelure blonde tombait autour d’elle ; ses yeux rougis par la fumée avaient l’égarement de l’ivresse, sa voix était forte, et sa parole, ordinairement lente et douce, était brève et accentuée. Elle fendit la presse, portant toujours ce cadavre que personne n’osait toucher, et elle alla le déposer sur le dolmen d’Ep-Nell, cette longue pierre plate appuyée sur deux autres, qu’on prendrait pour un ancien pont dont l’eau voisine se serait détournée et dont les assises se seraient abaissées. — Que la maison brûle à présent ! répéta Jeanne avec force, laissez-la, laissez-la tomber, mes amis !… Puis elle demanda un verre d’eau, de l’eau par grâce, et avant qu’on eût pu lui en apporter, elle tomba en faiblesse, comme disent les paysans.

Guillaume et le curé s’empressèrent de la faire revenir en la portant à deux pas de là, au bord du courant d’eau, où ils baignèrent ses mains et son visage enflammés de chaleur. Il n’y avait pas moyen de retrouver dans la confusion un vase pour lui donner à boire, bien que la tante eût sauvé, dès le commencement, sa vaisselle et tout ce qu’elle considérait comme précieux. Jeanne but dans le creux des blanches mains du jeune baron, et quand elle eut retrouvé la respiration et la force, elle retourna s’agenouiller auprès de l’autel druidique qui servait de lit mortuaire à sa mère. Là, tournant le dos à l’incendie qui projetait sur sa belle tête blonde ses reflets étincelants, elle resta absorbée sans s’intéresser à rien. — Jeanne, vint lui dire le gros Cadet, on a sauvé toutes tes bêtes. Il n’y a pas tant seulement une poule de grillée. — Merci, mon Cadet, répondit Jeanne, ça me fait plaisir, parce que c’étaient des bêtes que ma mère avait élevées, et qu’elle m’avait bien enchargée de soigner pour le mieux. — Jeanne, lui dit à son tour Guillaume, tu n’as rien perdu dans cet accident : je me charge de tout réparer.

— À votre volonté, mon parrain ; mais ça n’est pas la peine, allez ! ma vie n’est pas si grand’chose à gagner, et puisque ma mère ne sera plus avec moi, dans c’te maison, j’aime autant que c’te maison soit finie.

Jeanne ne montra pas un seul instant une préoccupation d’intérêt personnel. Tout le pays gémissait sur elle et pleurait sur les ruines de sa maison, excepté elle. — J’ai encore de la consolation dans mon malheur, disait-elle, de voir que tant de braves gens se sont donné de la peine pour moi, et de savoir que ma mère ira dans le cimetière des chrétiens avec mon pauvre père, et mes pauvres frères et sœurs qui sont là.

Cependant Marsillat et ses bons compagnons avaient réussi à faire la part du feu. Mais un accident qu’ils n’avaient pu prévoir vint rendre leur zèle inutile. Le pignon mitoyen entre la chambre de la morte et les bergeries, rougi et calciné par la chaleur, se mit à pencher sur eux si sensiblement, qu’ils durent abandonner l’entreprise ; et, au bout de peu d’instants, ce grand mur nu, privé des poutres transversales qui, depuis longues années, le tenaient en respect, s’écroula sur les bergeries, enfonça la couverture, et donna passage à de nouveaux torrents de flamme qui eurent bientôt dévoré le reste de cette misérable habitation.

Tant que la Grand’Gothe avait eu espoir de sauver les graines et le fourrage que contenait cette portion des bâtiments, et qui étaient sa propriété particulière, elle avait conservé beaucoup d’audace et de présence d’esprit ; mais quand elle vit flamber sa récolte, elle perdit la tête, éclata en imprécations contre le ciel et les hommes, et voulut se précipiter dans les flammes pour périr avec ses denrées. Il fallut la force et la colère de Marsillat pour l’en empêcher. Les assistants ne demandaient pas mieux que de la laisser faire, croyant qu’elle était incombustible, et que le diable sauverait toujours une si méchante sorcière pour faire enrager les bons chrétiens. — C’est une justice du bon Dieu, disaient-ils, que le feu du ciel soit tombé sur le fait d’une pareille femme. Tant que sa sœur a vécu là dedans, la punition a été retardée. Mais voyez comme ça s’est passé ! La Tula meurt, la Jeanne est sortie, et tout d’un coup la maison brûle : on a sauvé les bêtes de Jeanne, et d’ailleurs elle a retrouvé les gens du château (la famille de Boussac), pour lui réparer tout son dommage. Bah ! je parie bien qu’ils lui feront rebâtir une meilleure maison que celle-là là. Et comme ça, la vieille sorcière ira chercher son pain (mendier), et le bon Dieu sera revengé, et le monde de la paroisse sera soulagé d’un grand ennemi.

Jeanne, entendant de loin les cris de sa tante, pria Cadet de garder le corps de sa mère, et alla s’efforcer de la consoler. Il n’y a pas si grand mal, allez, ma tante, lui dit-elle, mon parrain veut me faire du bien, et je vous revaudrai tout ce que vous perdez.

— Tais-toi, cache-toi, imbécile ! s’écria la mégère exaspérée. Personne ne te fera jamais de bien, à toi ; tu aurais bien déjà pu amener du bonheur dans la maison de ta mère, et tu ne l’as pas fait. Non, non ! je te connais, va ! Ton parrain ne te récompensera pas mieux qu’un autre, parce que tu ne le contenteras pas mieux que les autres. Tu es une fille sans cœur et sans souci !

— Je vous dis, ma tante, répondit Jeanne, qui ne comprenait pas les infâmes insinuations de sa tante, que mon parrain m’en a déjà fait du bien ! Ah ! mon Dieu, si j’avais là ce qu’il m’a donné à Toull, je vous reconsolerais tout de suite !… Et Jeanne se mit à chercher dans ses poches l’argent que Guillaume lui avait donné, et auquel, depuis ce moment, elle n’avait guère songé.

— Il t’a donné quelque chose ? s’écria la tante ; qu’est-ce qu’il t’a donné ? où l’as-tu mis ? tu l’as perdu ! tu l’as jeté dans le trou-aux-fades !…

— Tenez, tenez, ma tante, dit Jeanne en retrouvant l’argent qu’elle avait mis dans du papier et lié avec son chapelet, prenez ça, prenez ça bien vite, ça vous récompensera un peu de votre perte ; et, voyant que sa tante se calmait un peu, elle retourna auprès de sa mère.

— Faut que la Jeanne soit rudement sotte ! dirent les assistants, de donner comme ça ce qu’elle a à une femme qui lui a fait tomber le feu du ciel sur sa maison. Fié pour moi, je ne lui aurais pas seulement laissé les habits qu’elle a sur le corps, car m’est avis qu’elle les a volés.

— Et pourquoi donc, celle qui sait tant de secrets, n’a-t-elle pas arrêté le feu ?

— La Gothe ? Est-ce que ça peut faire le bien, des femmes de cet ordre-là ? ça n’est savant que pour le mal.

— Tout de même, la Jeanne ne l’a pas arrêté non plus.

— Elle n’a pas voulu, vous avez bien vu qu’elle n’a pas voulu ! elle savait que c’était la justice de Dieu ; elle a emporté le calabre de sa mère : c’est ce qu’elle voulait ; ce qu’elle a voulu, elle l’a fait, quoi ! vous l’avez bien vu. »

Quand la maison ne fut plus qu’un monceau de décombres fumants, il était près de minuit. On avait passé une heure à faire la chaîne et à éteindre la flamme, lorsqu’il n’y avait plus rien à sauver. Le travail de la chaîne avait été pour les jeunes filles et les enfants, qui ne connaissaient pas ce moyen de secours, un amusement tout nouveau, et on entendait des facéties et des rires terminer ce drame, commencé par des cris et des hurlements. Enfin les travaux, qui se reprennent à la pointe du jour et qui ne permettent pas de longues veillées, revinrent à l’esprit de tous, et on se sépara. La Grand’Gothe, pensant, d’après la générosité de Jeanne, qu’elle hériterait des bestiaux, les rassembla précipitamment et disparut sans que personne pût dire par quel chemin. Il n’y avait pas un coin de la maison incendiée où l’on put mettre à couvert le corps de la morte. D’ailleurs, Jeanne s’obstinait à le laisser sur la pierre druidique, où elle assurait qu’il était bien, et elle ne voulut pas s’en éloigner, quelques instances qu’on lui fit, pour se donner du repos. Le curé, Guillaume, Marsillat, Cadet, ne pouvant vaincre sa détermination, résolurent donc de veiller auprès d’elle, et de ne la quitter que lorsqu’elle serait disposée à songer à sa propre existence et à recevoir leur aide et leurs conseils.

Le temps était devenu calme et serein ; la lune brillait dans le ciel, et son reflet bleu, éclairant les pans de murailles ruinés de la chaumière, contrastait avec les lueurs rouges qui s’échappaient encore du foyer mal éteint. La nuit était fraîche. Marsillat, qui avait été baigné de sueur par son travail de pompier, grelottait auprès des monceaux de chaume mouillés, et les écartait avec sa hache pour y retrouver un peu de ce feu, dont il avait eu trop, disait-il, et dont il n’avait plus assez. Cadet, fatigué, et soumis impérieusement à la légitime habitude du sommeil, s’adossa philosophiquement contre un reste de mur encore chaud, et s’y endormit profondément. Le curé se mit en prières à côté de Jeanne, séparé d’elle seulement par la pierre qui supportait la morte. La bergère d’Ep-Nell retomba dans l’immobilité contemplative où Guillaume l’avait trouvée en la voyant le matin pour la première fois. Quand une heure du matin fit pencher l’étoile du Bouvier sur le clocher de Toull, le curé s’assoupit dans la prière, et Marsillat s’endormit presque aussi bien que Cadet. Guillaume, dont l’imagination plus jeune avait été plus frappée que toutes les autres par les agitations imprévues de la journée, resta seul complètement éveillé, et marcha à pas lents comme une sentinelle vigilante à quelque distance de la vierge d’Ep-Nell. De temps en temps il s’arrêtait et la regardait avec émotion. Peut-être s’était-elle endormie aussi dans l’attitude de la prière. Sa mante grise, dont le capuchon était rabattu sur son visage en signe de deuil, lui donnait, au clair de la lune, l’aspect d’une ombre. Le curé, tout vêtu de noir, et la morte roulée dans son linceul blanc formaient avec elle un tableau lugubre. De temps en temps, le feu, contenu sous les amas de débris, faisait, en petit, l’effet d’une éruption volcanique. Il s’échappait avec une légère détonation, lançait au loin la paille noircie qui l’avait couvé, et montait en jets de flamme pour s’éteindre au bout de peu d’instants. Ces lueurs fugitives faisaient alors vaciller tous les objets. La morte semblait s’agiter sur sa pierre, et Jeanne avait l’air de suivre ses mouvements, comme pour la bercer dans son dernier sommeil. On entendait au loin le hennissement de quelques cavales au pâturage et les aboiements des chiens dans les métairies. La reine verte des marécages coassait d’une façon monotone, et ce qu’il y avait de plus étrange dans ces voix, insouciantes des douleurs et des agitations humaines, c’était le chant des grillons de cheminée, ces hôtes incombustibles du foyer domestique, qui, réjouis par la chaleur des pierres, couraient sur les ruines de leur asile en s’appelant et en se répondant avec force dans la nuit silencieuse et sonore.

Tout à coup Jeanne se leva doucement et vint à la rencontre de Guillaume, qui se rapprochait d’elle : « Mon parrain, lui dit-elle, il faut envoyer coucher M. le curé. Je suis sûre qu’il a froid, et qu’il sent l’humidité, malgré que je lui aye dit déjà plus d’une fois de rentrer chez lui. S’il attrapait du mal, ça serait trop malheureux pour ses paroissiens. C’est un trop brave homme. Et vous aussi, mon parrain, vous tomberez malade de tout ça. Faut vous en aller, monsieur le curé.

— Jeanne, dit Guillaume, tu veux donc rester sous la garde de M. Marsillat ?

— Il est donc là, M. Marsillat ? Je n’en savais rien, mon parrain.

— Et à présent que tu le sais, désires-tu que je m’en aille ?

— Faut l’emmener aussi, mon parrain. Pourvu que Cadet reste avec moi pour virer les mauvaises bêtes autour de ce pauvre corps, c’est tout ce qu’il me faut.

— Mais ton ami Cadet dort comme dans son lit, ma bonne Jeanne ; on l’entend ronfler d’ici.

— Je le réveillerais bien si c’était de besoin, mon parrain.

— Tu veux donc que je m’en aille ?

— Oh non ! mon parrain. Je voudrais que vous alliez dormir et vous mettre à l’abri.

— Et si je préfère rester, Jeanne ? si je me trouve mieux auprès de toi, et de ce pauvre corps que mon devoir est de veiller aussi ?

— Allons, mon parrain, restez donc, dit Jeanne. Je ne sais pas quoi vous dire pour vous payer de tout ça. »

Le curé sommeillait, en effet. Dans le commencement de sa veillée, il avait été un peu agité par la présence de cette Jeanne dont la figure de vierge revenait souvent dans ses rêves et dans ses pensées. Mais M. Alain, douce et pieuse créature, n’avait pas une de ces organisations fougueuses chez lesquelles le vœu de la nature et l’espérance de l’amour contrarié engendrent la passion, la folie et la pensée du crime. C’était une nature de savant, bien qu’il ne fût pas très-savant ; le milieu lui avait manqué, et les fonctions d’un curé de campagne charitable et consciencieux ne laissent ni le temps, ni l’argent nécessaires pour s’instruire à fond. Mais il avait la bonhomie, la tranquillité d’âme, les puériles et innocentes joies, l’oubli facile de soi-même, et l’innocence de mœurs qui constituent l’homme sincèrement et naïvement amoureux de la science. Jeanne lui était véritablement chère, et en cela il ne faisait que suivre la pente naturelle de son jugement sain et de ses bons instincts : car cette fille sans lumière et sans méfiance était bien véritablement ce que, dans son style mystique, il appelait un miroir de pureté et une rose sans tache. Puis, comme Jeanne était d’une beauté accomplie, et que le bon Alain n’avait pas plus de trente ans, qu’il avait des yeux, du goût et de la sensibilité, il était bien un peu agité auprès d’elle. Depuis surtout que Marsillat rôdait autour de la bergère, le curé éprouvait une sorte de crainte et d’indignation qui ressemblait à de la jalousie. Voilà pourquoi il faisait des vœux sincères pour la soustraire au danger, en l’envoyant au château de Boussac ; l’aimant trop pour ne pas préférer le salut de la jeune fille à son propre bonheur, et ne s’aimant pas assez soi-même pour préférer le plaisir de la voir à la douleur de la voir déchue.

Éveillé en sursaut par la main de Jeanne qui se posa familièrement sur son épaule, il tressaillit, puis se calma aussitôt, et, pressé par ses instances, affligé de la quitter, mais ne sachant pas lui résister, il consentit avec une noble confiance à la laisser sous la garde de Guillaume, qu’il regardait comme un jeune saint. Guillaume lui amena son cheval qui paissait à quelque distance, et, en mettant le pied à l’étrier, le bon curé lui dit tout bas, à plusieurs reprises : « Surtout, monsieur le baron, ne faites pas comme moi, ne vous endormez pas. » Puis il partit au petit trot ; le bruit régulier des fers de la Grise sur le pavé gaulois se perdit dans l’éloignement sans arracher Cadet à son sommeil léthargique. Quant à Marsillat, il ne dormait plus depuis quelques instants, et placé de manière à suivre des yeux tout ce qui se passait autour des ruines de la maison, il était résolu d’étudier la conduite et les manières de son jeune rival en cette circonstance.