Jeanne/XXI

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 75-78).
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XXI.

LE MIRAGE. 

« Ce brigand de Raguet est mon mauvais génie, pensait Léon en doublant le pas, et s’il y a un châtiment du ciel, c’est d’être forcé de recevoir son aide, quand je la repousse… Mais Jeanne est si belle !…

Jeanne marchait vite ; elle avait quatre grandes lieues à faire pour arriver à Toull, mais elle ne s’en inquiétait pas. Si la nuit est trop avancée, pensait-elle, pour qu’on veuille m’ouvrir chez la mère Guite ou chez le père Léonard, j’irai attendre le jour dans le Trou-aux-Fades. C’est un bon endroit, et aucune mauvaise chose n’oserait venir m’y tourmenter.

Toute superstitieuse qu’elle était, et peut-être justement parce qu’elle l’était, Jeanne connaissait peu la crainte. Elle avait eu, dès son enfance, l’esprit trop nourri de croyances merveilleuses, pour ne pas compter sur la connaissance que sa mère lui avait donnée à l’effet de repousser les méchants fadets et les follets pernicieux. Elle avait souvent autrefois, dans les premières nuits de l’automne, prolongé sa veillée aux champs jusqu’à minuit. C’est un usage de nos contrées que de faire paître ainsi les brebis à la rosée du soir, de la mi-juillet à la fin de septembre, pour engraisser celles qu’on veut vendre, et on appelle cela sereiner les ouailles[1].

Durant ces champêtres veillées, les petites filles, ordinairement plus braves que les grandes, prennent plaisir à se répondre d’une prairie à l’autre, en chantant à pleine voix leurs vieilles ballades et les admirables mélodies du Bourbonnais et du Berri, si tristes, si tendres, et dont le beau monde du pays fait si peu de cas. Dieu merci, les paysans les conservent et en composent encore ; et tandis que les demoiselles chantent au piano les plus plates et les plus détestables nouveautés d’opéra, les pastours font redire aux échos des champs des mélodies naïves et dures, que nos plus grands maîtres eux-mêmes voudraient avoir trouvées.

Quoiqu’on n’eût pas encore commencé à sereiner, Jeanne ne put se trouver dehors en pleine nuit, sans se croire transportée à cette époque pleine pour elle de chastes et poétiques souvenirs. Elle se rappela le temps où, toute enfant et gardant son petit troupeau sur le communal, elle avait appris à ses compagnes leurs plus belles chansons.

« Voilà six mois que c’était le printemps, etc. »
« C’étaient trois petits fendeurs, etc. »
« Chante, rossignol, chante, etc. »

Puis elle se retraça d’autres jours plus sérieux, où, initiée par sa mère à de mystérieuses pensées, elle s’était éloignée des folles bergères qui se réunissaient pour conjurer la peur et pour chanter des refrains assez lestes, gravelures rustiques qui sont marquées, air et paroles, au coin du dix-huitième siècle. La savante Tula avait appris à sa fille chérie qu’il ne faut pas chanter les choses qu’on ne comprend pas, parce que cela attire les mauvais esprits au lieu de les écarter, et qu’alors ils rendent folles les imprudentes chanteuses, comme cela était arrivé à Claudie et à d’autres. Jeanne, bien convaincue qu’il n’était pas indifférent de dire telle ou telle chanson la nuit dans la solitude, avait alors répété souvent, sur les collines sauvages de la Marche, ou sur les versants herbageux du Bourbonnais, de très-vieux refrains qui ont un caractère historique : La plainte du paysan au temps des désordres et des misères du régime militaire et féodal :

Je maudis le sergent
Qui prend, qui pille le paysan ;
Qui prend, qui pille,
Jamais ne rend.

Et le naïf chant de guerre que Tula pensait avoir été composé pour la Grande Pastoure :

Petite bergerette
À la guerre tu t’en vas…
………………………
Elle porte la croix d’or,
La fleur de lis au bras ;
Sa pareil’ n’y a pas, etc.

Et quand l’écho des rochers répétait les derniers sons, Jeanne frissonnait d’une religieuse terreur qui n’était pas sans charmes, s’imaginant entendre la voix claire et frêle de la bonne fade se marier à la sienne, et saluer le lever de la lune, cette Hécate gauloise que les druidesses redoutaient d’offenser, vengeresse terrible des impudiques et des parjures. Jeanne ne connaissait ni les mots ni les époques auxquelles se rapportaient ces croyances vagues et profondes. Elle savait seulement, par sa mère, qu’il y avait eu autrefois des femmes saintes qui, vivant dans le célibat, avaient protégé le pays et initié le peuple aux choses divines. Ces prêtresses se confondaient dans son interprétation avec les fades : et l’on dit encore, dans les endroits couverts de pierres druidiques et de grottes consacrées jadis aux druidesses, les fades et les femmes indifféremment. Le curé Alain assurait que du temps de Charlemagne, les évêques et les magistrats avaient été encore forcés de fulminer des menaces et de prendre des mesures énergiques pour empêcher les paysans de rendre aux menhirs un culte officiel. Si, à cette époque, le druidisme et le christianisme se disputaient encore le terrain, il n’est pas étonnant que de nos jours ces deux cultes se confondent encore dans quelques têtes exaltées par les merveilles de la tradition. Nos paysans connaissent si peu le christianisme, l’éducation religieuse qu’ils peuvent recevoir est si élémentaire ou plutôt si nulle, que le mystère catholique et le mystère sans nom des cultes antérieurs, sont également impénétrables pour eux. Tula ne se rendait nullement aux sermons de M. Alain, quand il l’accusait d’être un peu païenne, et Jeanne se croyait tout aussi orthodoxe que sa mère. Les druidesses, les saintes fades ou les saintes femmes, étaient à ses yeux de bonnes chrétiennes, des âmes envoyées du ciel, d’anciennes cénobites ennemies des Anglais ; et si sa mère lui eût dit qu’elle les avait vues faire des sacrifices sur les pierres d’Ep-Nell, elle n’eût point hésité à le croire. Jeanne d’Arc, dont elle ne savait pas non plus le nom entier, mais qu’elle appelait la belle Jeanne et la grande bergère, était peut-être bien pour elle une fade ou une druidesse. Qu’importe l’ordre des faits au paysan ? L’idée pour lui n’a pas d’âge. Il la reçoit, il s’en nourrit et la transmet toujours jeune et brillante à ses enfants nés de lui, qui vivent et meurent enfants comme lui. J’ai appris l’an dernier d’un vieux mendiant comment les Anglais avaient été repoussés d’une forteresse voisine de mon gîte, au temps de Philippe-Auguste. Il possédait merveilleusement la stratégie et les détails de l’événement, par quel côté on avait attaqué, quelles sorties avaient faites les assiégés, combien de combattants et combien de morts. Quel antiquaire, quel historien eût pu me l’apprendre ? Il n’y avait qu’une erreur dans son récit : c’est qu’il prétendait avoir été témoin oculaire de toutes ces choses, avant la révolution. Mais le récit n’en était pas moins vrai ; il s’était perpétué de père en fils dans sa famille.

Jeanne avait eu le cœur brisé en quittant le château de Boussac et cette noble famille qu’elle avait adoptée dans son cœur bien plus qu’elle n’en avait été adoptée en réalité. L’injustice avait excité en elle une douleur profonde, une surprise extrême. Mais elle comptait trop sur la bonté de Dieu et sur la force de la vérité pour ne pas être sûre qu’on l’absoudrait bientôt. Seulement, elle se rappelait en cet instant les paroles de sa mère : « ça n’est pas bon de quitter son pays et sa famille » ; elle se reprochait de les avoir oubliées, et elle se promettait de ne plus négliger cet avis de la sagesse suprême qui avait parlé par la bouche de sa chère défunte.

À mesure qu’elle s’éloignait pourtant, son cœur devenait plus léger, et la brise du soir séchait ses yeux humides. Cet air vif de la montagne qu’elle n’avait depuis longtemps respiré qu’à demi, lui rendait le courage et l’espérance. Elle avait fait un grand effort en quittant son village, et un grand sacrifice en restant à la ville. Sans la maladie de Guillaume elle ne s’y serait jamais décidée. Plante sauvage, attachée au sol inculte qui l’avait produite, elle n’avait fait que végéter depuis qu’elle s’était laissé transplanter dans une région cultivée. Elle avait soif de reprendre racine dans son véritable élément, et d’embrasser son rocher natal. À chaque pas, le ciel lui paraissait devenir plus vaste et les étoiles plus claires. Le clocher de Saint-Martial de Toull s’élevait à l’horizon comme une vigie de sauvetage. Il tranchait sur le bleu sombre de l’air, et paraissait grandir comme un géant. Il y avait près de deux ans que Jeanne, qui le regardait tous les soirs du haut du château de Boussac, le trouvait si petit et si lointain ! Elle recommençait à faire des rêves de mélancolique bonheur. Sa tante était enfin séparée du méchant Raguet, elle allait la soigner et la guérir. Puis elle redeviendrait bergère, n’importe au service de qui. Elle retrouverait des brebis et des chèvres, humbles animaux qu’elle aimait encore mieux que les vaches superbes et souvent rebelles. Que lui importait d’être propriétaire ou non de son futur troupeau ? Elle n’en aurait pas moins l’amour des bêtes et du travail. Elle retrouverait les doux loisirs et les longues rêveries ininterrompues de la solitude. Elle oserait chanter sans craindre d’être écoutée par les bourgeois ; elle pourrait prier et croire sans être raillée par les esprits forts. Jeanne s’était sentie, jour par jour, refroidie et gênée à la ville. Elle ne se disait pas qu’elle avait failli y perdre la poésie ; mais elle se sentait vaguement redevenir poëte, à mesure qu’elle s’enfonçait dans le désert. Elle entendait, plongée dans une douce extase, les petits bruits de la nature, si longtemps étouffés par les voix humaines et par la clameur du travail, toujours agité autour de la demeure des riches. L’insecte des prés et la grenouille du marécage interrompaient à peine leur oraison monotone lorsqu’elle passait sur leurs domaines, et aussitôt après ils recommençaient avec une nouvelle ferveur cette mystérieuse psalmodie que la nuit leur inspire. Le taureau mugissait au loin, et la caille faisait planer sur les bruyères son cri d’amour, élevé à la plus haute puissance.

Tout à coup, le cri sinistre de l’oiseau de la mort (le crapaud volant) fit rentrer dans un silence craintif et consterné toutes ces voix heureuses, et Jeanne tressaillit. Finaud s’arrêta court et répondit par un long hurlement à ce cri de malheur. Une pensée funèbre traversa l’esprit de Jeanne. Elle essaya de regarder le clocher de Toull, qu’un nuage enveloppait, et il lui sembla qu’elle ne le verrait plus, qu’elle ne l’atteindrait jamais. Une sueur froide couvrit son front ; elle regarda autour d’elle, et vit à sa droite le mont Barlot et les sombres pierres jomâtres.

— C’est un mauvais endroit, pensa-t-elle, et il n’est pas étonnant que je me sente l’esprit tourmenté en passant si près des méchantes pierres. On a tué du monde là-dessus, les autrefois[2], et les âmes sans confession demandent des prières. Elle se signa et commençait à réciter l’Ave, la seule prière qu’elle sût par cœur avec l’oraison dominicale, lorsque Finaud aboya et se mit en travers du chemin derrière elle, comme pour empêcher un ennemi d’approcher. Jeanne se retourna, et, voyant un cavalier monter au pas le sentier rapide, elle se rangea de côté pour le laisser passer, et baissa son capuchon pour cacher sa jeunesse.

— Eh bien ! Finaud ! Eh ! petit Finaud ! À qui en as-tu ? dit Marsillat, dont la voix fut reconnue par le chien qui alla flairer son étrier en remuant la queue. Où diable vas-tu si tard, Jeanne ? reprit le cavalier en ralentissant le pas de son cheval pour rester à côté de Jeanne, qui marchait toujours. Si je n’avais pas reconnu ton chien, je serais passé près de toi sans y faire attention. Bonsoir, ma vieille[3] !

— Bonsoir, Monsieur, bonsoir, dit Jeanne d’un ton doux, mais résolu, qui semblait dire : Passez votre chemin.

— Ah çà ! tu m’étonnes, reprit Marsillat en retenant la bride de Fanchon. Une fille comme toi ne devrait pas s’en aller si loin sans un ami pour la défendre.

— Je ne crains rien, monsieur Léon, le bon Dieu est avec moi.

— Et ton galant n’est peut-être pas loin ?

— Bon, bon, amusez-vous ! vous savez bien que les galants et moi ça ne va pas ensemble.

— Je vois bien que ça va séparément, mais je pense que ça sait se retrouver.

— Ne me taquinez pas, monsieur Léon ; je ne suis pas gaie.

— Vrai, ma pauvre Jeanne ? Est-ce qu’ils t’ont fait de la peine au château ?

— Oh ! non, Monsieur ! ils sont trop bons pour ça. Mais c’est que ma tante est bien malade, et que je m’en vas peut-être pour la voir mourir. En savez-vous des nouvelles, monsieur Marsillat ?

— Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Parce que dans votre étude vous voyez toutes sortes de mondes, et que vous pourriez en avoir vu de chez nous.

— Je ne suis arrivé de Guéret qu’il y a deux heures, et j’ai été forcé tout de suite de repartir pour mon bien de La Villette. Qui t’a appris la maladie de ta tante ?

— Dame ! c’est ce méchant homme de Raguet. Peut-être qu’il a menti pour me faire du chagrin.

— C’est un méchant homme, en effet, dit Marsillat, qui comprit aussitôt la ruse de son affreux complice, et qui s’arrangea pour en profiter avec un merveilleux talent d’improvisation. Il n’aurait pas dû t’apprendre cela ; moi, je le savais depuis longtemps et je ne te l’aurais jamais dit.

— Mais vous auriez eu tort, monsieur Marsillat ; ce serait m’empêcher de faire mon devoir.

— C’est vrai, mais que veux-tu ? J’avais peut-être mes raisons pour ne pas me décider aisément à t’annoncer cette mauvaise nouvelle.

— Est-ce que ma tante serait en danger ?

— Je n’en sais rien. Elle était très-mal il y a huit jours que je l’ai laissée chez moi.

— Chez vous, monsieur Marsillat ? où donc, chez vous ?

— À Montbrat ; tu ne savais pas qu’elle est là depuis quinze jours ?

— Vrai, je n’en savais rien. Et pourquoi donc qu’elle était chez vous ?

— Oh ! elle y est encore. Que veux-tu ? c’est une méchante femme que je n’aime guère, parce que j’ai vu dans le temps qu’elle te rendait malheureuse. Mais elle était devenue si malheureuse elle-même que j’en ai eu pitié. Ce coquin de Raguet l’ayant chassée de chez lui, elle mendiait de porte en porte, et elle est venue à Montbrat un jour que je m’y trouvais. Elle était si malade et si faible qu’elle serait morte dans ma cour si je ne l’avais fait entrer dans la cuisine pour lui donner du vin et de la soupe. Alors ma vieille servante, que tu ne connais pas, mais qui est une brave femme, en a eu pitié, et m’a prié de la garder quelques jours jusqu’à ce qu’elle fût en état de reprendre sa besace et son bâton, et de s’en aller. J’y ai consenti de bon cœur, comme tu le penses bien, et un peu à cause de toi, Jeanne ; et depuis ce temps-là elle est à Montbrat, assez bien soignée, mais empirant toujours, et se plaignant surtout de ne pas te voir.

— Ah ! mon Dieu ! ma pauvre tante ! Mais ça me fend le cœur ce que vous me dites là, monsieur Léon ! Si je l’avais su plus tôt ! je ne voulais quasiment pas le croire. Je lui ai pourtant envoyé encore de l’argent par le monsieur anglais, la dernière fois que j’en ai reçu. Il allait voir les pierres d’Ep-Nell, et il a eu la bonté de se charger de ça… ; mais il n’y a pas plus de quinze jours, monsieur Léon. Le vieux Raguet m’a fait des mensonges.

— Le vieux Raguet… dit Marsillat embarrassé, le vieux Raguet t’aura menti, en effet. Tiens ! c’est tout simple ! Il aura pris l’argent pour lui, et il aura maltraité et chassé ta tante afin de ne pas le lui rendre. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la Gothe est chez moi depuis… deux semaines, je crois ; oui, il y a bien deux semaines !

— Ça peut bien être, reprit la confiante Jeanne, car il y a ce temps-là que je n’ai pas eu de ses nouvelles. Monsieur Léon, vous avez eu bien des bontés ! Ça ne m’étonne pas. Je sais que vous avez toujours eu bon cœur. Je vous remercie bien pour ma tante ; j’irai la voir demain matin à Montbrat, si vous me le permettez, et je tâcherai d’avoir un cheval pour l’emmener.

— Et où veux-tu l’emmener ?

— Chez quelqu’un de nos parents. J’ai encore un peu d’argent, et d’ailleurs ils sont trop braves gens pour abandonner une vieille femme dans la misère.

— Comme tu voudras, Jeanne ; mais elle ne m’est pas à charge, je t’assure.

— Vous êtes bien généreux, monsieur Léon ; allons, en vous remerciant ! Ne vous attardez pas pour moi. Je ne peux pas marcher aussi vite que vous, ni vous aussi doucement que moi.

— Mais où vas-tu donc maintenant ?

— Je m’en vas à Toull.

— Pourquoi faire, puisque ta tante n’y est pas ?

— Elle y est peut-être, monsieur Léon. Vous n’êtes pas sûr qu’elle soit encore chez vous.

— Si, si… on m’a dit à La Villette qu’elle y était encore.

— Eh bien ! demain matin, à soleil levé, j’y serai.

— Et pourquoi pas tout de suite ? ce n’est qu’à une petite lieue d’ici, et tu as encore deux lieues avant Toull. À quelle heure y arriverais-tu, d’ailleurs ? à une heure du matin, personne ne voudrait t’ouvrir.

— Oh ! vous vous trompez, monsieur Léon, j’y serai bien avant dix heures, reprit Jeanne en regardant les étoiles, cette horloge des bergers, grâce à laquelle ils savent l’heure à quelques minutes près, d’après la position du grand et du petit chariot.

— Mais à quoi bon te fatiguer à cette course inutile ? Viens-t’en voir ta tante à Montbrat ; tu y coucheras tranquillement, et tu seras encore demain de bonne heure, si tu veux, à Boussac.

Jeanne secoua la tête. — Non, monsieur Léon, dit-elle, je ne peux pas aller coucher à Montbrat.

— Et de qui as-tu peur ? de moi peut-être ?

— Je ne dis pas ça, monsieur Léon ; mais ça ferait causer.

— Et que pourrait-on dire ? je ne couche pas à Montbrat, moi.

— Vous n’y restez pas ?

— Non ! il faut que je sois de retour à Boussac, ce soir, à onze heures. Je vais seulement à Montbrat pour prendre des papiers que j’y ai laissés, et je retourne passer la nuit au travail dans mon étude.

— En ce cas, monsieur Léon, marchez donc devant, j’arriverai à Montbrat quand vous serez parti, et comme ça tout s’arrangera.

— Comme tu voudras, Jeanne, mais sais-tu le chemin ?

— Oh ! je le trouverai bien, Monsieur ! je ne me perdrai pas, allez !

— C’est par ici, dit Marsillat, nous voilà auprès de Barlot. Il faut prendre à gauche. Et il donna de l’éperon à son cheval, mais au bout de trente pas, il s’arrêta et descendit comme pour chercher quelque chose. Jeanne l’eut bientôt rejoint et l’aida naïvement à retrouver sa cravache qu’il tenait à la main. La nuit était devenue fort sombre. On ne distinguait plus que quelques étoiles. Le chemin était effroyable, tout hérissé de rochers contre lesquels la pauvre Jeanne se heurtait à chaque pas.

— Tu ne veux pas que je te prenne derrière moi ? dit Marsillat. Tu ne pourras jamais te retrouver par cette nuit noire, et la pluie va venir.

— Oh ! c’est égal, j’ai ma cape.

— Mais ce n’est pas sage pour une fille de courir comme cela la nuit toute seule dans ce pays perdu. S’il t’arrivait quelque malheur, Jeanne, j’en serais responsable, sais-tu ! Allons, monte en croupe, tu arriveras une demi-heure plus tôt, et moi aussi.

— Mais ne m’attendez pas, monsieur Léon.

— Si, je veux t’attendre, et t’accompagner au pas ; je crains qu’il ne t’arrive malheur.

— Et que voulez-vous qu’il m’arrive ?

— Et que crains-tu qu’il t’arrive avec moi ? Vraiment tu as peur de moi comme si j’étais cette canaille de père Raguet !

— Oh ! non, monsieur Marsillat, je sais bien que vous êtes un honnête homme ; mais vous aimez à plaisanter, et j’ai le cœur trop gros pour plaisanter aujourd’hui.

— Non, ma pauvre Jeanne, je ne plaisanterai pas. Voyons, est-ce que depuis un an je ne te laisse pas tranquille ? Est-ce que d’ailleurs tu as jamais eu à te plaindre de moi ?

— Oh ! non, Monsieur, j’aurais tort de dire ça.

— Eh bien ! allons donc ! dit Marsillat en la prenant dans ses bras et en l’asseyant sur son manteau qu’il plia avec soin sur la croupe de Fanchon.

Jeanne eût craint d’être prude et par cela même agaçante, en exagérant une peur qui n’était pas bien formulée en elle-même. Elle résolut de prendre confiance en Dieu et en l’honneur du bienfaiteur de sa tante. Léon enfourcha adroitement Fanchon sans déranger sa belle amazone. Ah çà ! tiens-toi bien après moi, dit-il, car il faut nous hâter, la pluie commence.

— Non, il ne pleut pas, monsieur Léon, dit Jeanne.

— Je te dis qu’il va pleuvoir à verse. Allons ! mets ton bras autour de moi, ou tu vas tomber, je t’en avertis.

Pour la décider, il pressa les flancs de sa monture, qui partit au grand trot. Jeanne, forcée de se bien tenir, prit d’une main la courroie de la croupière, et de l’autre la veste de Marsillat. À peine eut-il senti le bras de la jeune fille contre sa poitrine, que les palpitations de son sein étouffèrent les dernières hésitations de sa conscience. Pour ne pas l’effaroucher, il ne lui adressa plus un mot, et moins d’une demi-heure après, malgré l’obscurité et les mauvais chemins ils atteignirent la montagne de Montbrat.

Le château de Montbrat que, soit par corruption, soit conservation de son nom véritable[4], les paysans appellent aussi la forteresse des Mille-Bras, est une ruine imposante située sur une montagne. La ruine féodale est assise sur des fondations romaines, lesquelles prirent jadis la place d’une forteresse gauloise. Ce lieu a vu les combats formidables des Toullois Cambiovicenses contre Fabius. Je crois qu’on découvre encore par là aux environs quelques vestiges du camp romain et du mallus gaulois. Mais il faut voir ces choses respectables sur la foi des antiquaires, qui les voient eux-mêmes, comme faisait le curé Alain, avec les yeux de la foi.

Léon Marsillat était riche. Il avait plusieurs propriétés autour de Boussac et entre autres un domaine ou métairie du côté de Lavaufranche, sur lequel se trouvait cette vaste ruine, qui ne donnait aucune valeur à la propriété dans un pays où la pierre de construction et la main d’œuvre sont à vil prix.

La métairie était située au bas de la montagne, et Jeanne, qui n’était jamais venue à Montbrat, ne remarqua pas le détour que lui fit faire son cavalier pour éviter cet endroit habité. Léon prit un sentier rapide et conduisit sa capture tout droit à ce castel, dont il ne regrettait pas l’antique splendeur, mais qu’il était cependant un peu vain de posséder. Son grand-père le maçon, ayant acheté ce manoir où ses ancêtres n’avaient certes pas dominé le sentiment de parenté triste et jalouse qui, dans le cœur des nobles, s’attache aux vestiges de ces puissantes demeures, ne faisait point illusion au plébéien Marsillat. Et pourtant il prenait un secret plaisir plein d’ironie et de vengeance contre l’orgueil nobiliaire en général à se sentir châtelain tout comme un autre. Il eût volontiers écrit sur l’écusson brisé de sa forteresse, au rebours de certaines devises pieusement audacieuses : « Mon argent et mon droit. »

Quoiqu’il ne restât pas un corps de logis, pas une seule tour entière, le préau, encore entouré de grands pans de murailles plus ou moins échancrés, formait un enclos très-bien fermé, grâce au soin que l’on avait eu de barrer le portail qui avait autrefois renfermé la herse, par de fortes traverses en bois brut, solidement cadenassées. Cet enclos servait aux métayers pour mettre au vert, durant les nuits d’été, leur jument avec sa suite, c’est-à-dire avec son poulain. L’herbe croissait haute et serrée dans cette cour battue jadis comme le sol d’une aire par les pas des hommes d’armes.

— Attends, Jeanne, dit Léon, en aidant la jeune fille à sauter sur l’herbe, je vais fermer la barrière ; ensuite je te conduirai, par l’autre porte, à l’endroit où demeure ta tante.

— Ce n’est donc pas ici ? demanda Jeanne, cherchant des yeux cette autre issue dont on lui parlait et que la nuit ne lui aurait pas permis de distinguer quand même elle aurait existé.

— Si fait, sois donc tranquille, répondit Léon en cadenassant la porte et en cachant la clef dans une fente de mur où il l’avait prise. Donne-moi le temps de fermer ce côté-ci pour que l’on ne vienne pas me voler Fanchon.

— Mais puisque vous allez repartir tout de suite, monsieur Léon ?

— C’est pour cela que je ne la mets pas à l’écurie. Si je ne la débridais pas, elle casserait tout.

Fanchon, débarrassée de la bride et même de la selle que son maître lui enleva lestement, alla flairer et saluer, d’un hennissement amical, sa paisible hôtesse, la jument du métayer. Léon, prenant la main de Jeanne, la conduisit à l’entrée d’un bâtiment écrasé et devenu informe par l’écroulement des parties supérieures. La porte étroite et basse et le couloir étranglé entre les murailles de quinze pieds d’épaisseur conduisaient à une petite pièce ronde, assez semblable à celle que Jeanne occupait au château de Boussac, à la différence près que la fente étroite et longue qui l’éclairait pouvait passer pour une fenêtre, et que l’ameublement, sans être riche, était d’un certain confortable. Il y avait là un beau lit de repos, quelques fauteuils, des livres épars sur une table d’acajou, deux fusils de chasse, un violon, des fleurets et un chapeau de paille accrochés au mur. Mais il faisait trop sombre pour que Jeanne se livrât à aucune remarque, et quoiqu’elle se sentît un peu effrayée du silence et de l’obscurité de cette demeure, elle était encore loin de se douter qu’elle fût dans la chambre de Marsillat, seule avec lui dans ce manoir où jamais sa tante n’avait demandé ni reçu l’hospitalité.

  1. Nous avons conservé ce vieux mot ; et si vous alliez parler de brebis chez nous, personne ne vous comprendrait, à moins que vous n’eussiez le soin de généraliser et de dire le brebiage ; encore n’auriez-vous pas la prononciation, et l’on vous accuserait de parler le chenfrais, c’est-à-dire le français moderne
  2. Par cette expression, les autrefois, les paysans expriment mieux que nous ce que nous disions plus haut de leur notion mystérieuse et vague des siècles écoulés.
  3. Mon vieux, ma vieille, sont des termes d’amitié entre les jeunes gens.
  4. Les antiquaires le font dériver de Montbard, la montagne des Bardes.