Jeanne Bijou/Acte II

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Jeanne Bijou : pièce en trois actes
Chez tous les libraires (p. 19-28).
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ACTE II


Salon mondain





Scène PREMIÈRE


Christine, Gaston
CHRISTINE

Je n’ai pas cédé, je n’ai pas pardonné, c’est fini ; depuis deux mois, nous nous voyons à peine, sans nous parler autrement que pour ne rien nous dire. Il me semble qu’il fait froid en moi-même et que je m’engourdis lentement. Oh ! je l’aurais tant aimé ! Il est venu à moi, qui ne savais rien, et m’a dit d’une voix tremblante : Voulez-vous être mienne ? Il parlait tout bas, tout bas, et c’était si délicieux ! À présent ma joie est morte. Mais que sont donc ces femmes qui nous les prennent ! et qu’ont-elles de plus que nous ? Cette Jeanne Bijou les traîne à sa suite, l’un après l’autre, et ils ne se révoltent pas, ils acceptent le partage ! (Un silence) ; Croyez-vous qu’il l’aime encore ?

GASTON

Non, certes, et je crois même qu’il ne l’a jamais aimée.

CHRISTINE

Oh ! si !

GASTON

Aimée, j’entends comme il vous aime.

CHRISTINE

Il y a donc des façons différentes…

GASTON

Mais oui, ma pauvre enfant ; ces femmes dont vous parliez ne nous prennent pas tout entiers, ne le croyez pas. Et c’est ce qui souvent fait leur colère ; elles n’ont de nous que l’heure, que la minute, mais rien d’elles ne reste au fond de notre vie, et lorsque nous pensons à celles que nous nommions nos maîtresses, nous leur faisons une suprême injure dans notre mémoire : c’est de les y confondre. Pardon de vous parler de cela…

CHRISTINE

Non, dites toujours, c’est bon de vous entendre.

GASTON

Lorsqu’on nous parle d’elles, nous hésitons sur la couleur de leurs cheveux ; nous les avons aperçues, ces femmes, mais nous ne les avons pas regardées. Vous, au contraire, nous faisons plus et mieux que vous regarder, que vous voir, nous vous sentons, notre âme se mêle à la vôtre, nous nous unissons si complètement, que nous ne sommes plus qu’un…

CHRISTINE

Tandis qu’avec elles…

GASTON (souriant)

Nous sommes si souvent trois !

CHRISTINE

C’est pour m’être agréable que vous me dites cela ?

GASTON

C’est la vérité. Pourquoi tenez-vous rigueur à Albert, et si longtemps ?

CHRISTINE

Parce que je ne puis plus même l’estimer, que des doutes constamment m’oppressent. J’ai peur de moi, j’ai peur de me diminuer en lui pardonnant…

GASTON

De l’orgueil dans la jalousie. Écoutez. Vous avez confiance en moi, n’est-ce pas ?

CHRISTINE

Oh ! oui.

GASTON

Eh bien, laissez-vous aller ! Le cœur se trompe quelquefois, mais être vaincu par lui, ce n’est pas une défaite dont il faille rougir.

CHRISTINE

Je ne sais.

GASTON

J’entends Albert ; soyez bonne, c’est si facile.



Scène II


Gaston, Albert, Christine
GASTON

Au revoir, madame, je vous laisse ; à plus tard, toi !

ALBERT

À plus tard. (Silence.) Christine, c’est moi, ce n’est que moi qui veux vous voir, vous parler, savoir enfin si votre attitude n’est pas un jeu pour me punir, s’il est vrai que tout s’est brisé entre nous depuis la malencontreuse visite d’il y a deux mois.

CHRISTINE

Malencontreuse visite, en effet ; vous n’avez pas l’exagération facile. Cette malencontreuse visite n’avait rien de criminel en elle-même, je le sais, mais l’idée de la faire prouvait que vous aviez assez du… hors-d’œuvre du mariage, et j’en ai été blessée irrémédiablement, vous devez le comprendre ; pourquoi venir me demander alors d’oublier ce que vous savez inoubliable ?

ALBERT

Parce que vous m’avez aimé, parce que vous ne pouvez pas ainsi briser notre vie à tous les deux ; il n’y a rien d’inoubliable ; aimer c’est oublier tout ce qui n’est pas l’amour, et nous pouvons aimer encore, Christine ; hors de là, tout est folie ; on ne détruit pas l’avenir parce qu’il y a une tache dans le passé ; on ne s’arrête pas sur la route parce qu’on a buté du pied contre un caillou, voyons, écoutez-moi, je me mets à vos pieds, vous êtes celle que j’aime… Mais vous ne sentez donc plus rien, vous ?

CHRISTINE

Je sens le vide et la solitude ; je vous aurais pardonné peut-être encore si vous n’étiez pas retourné chez cette femme…

ALBERT

Par dépit, par désespoir, oui, j’y suis retourné ; chassé par vous, j’ai voulu consommer ma première faute, mais je ne l’aimais pas, je ne l’aime pas, vous dis-je, et je suis revenu dégoûté d’elle, parce que je sentais qu’ici seulement il y avait le calme, la pureté, le repos…

CHRISTINE

J’étais l’hôtellerie où l’on se délasse après une longue marche, n’est-ce pas ? Vous songez à moi lorsque vous êtes fatigué, et vous m’appelez comme vous appelez votre valet, — pour qu’il vous donne vos pantoufles ? Rompons-là, monsieur ; cet entretien n’aboutirait qu’à rouvrir d’anciennes blessures ; laissez-les tenter de se fermer, ne leur faites pas de mal. Sur toutes choses passées je tente d’endormir ma vie, et si je souffre, c’est d’une douleur lente à laquelle vous n’avez pas le droit de toucher, elle est bien à moi.

(Elle se lève fiévreusement.)
ALBERT

Vous êtes impitoyable, et doucement, avec votre rancune, vous me poussez à des folies et à des désespoirs.

CHRISTINE

Vous pensez trop à vous, monsieur.

ALBERT

Est-ce ma faute ?

CHRISTINE

Vos folies et vos désespoirs ne pourront effacer ce que vous avez fait.

ALBERT (impatienté)

Ce que j’ai fait s’éloigne dans le passé ; je vous demande l’oubli ; si vous n’avez rien gardé pour moi, madame, c’est qu’un autre…

CHRISTINE (très calme)

Prenez garde ; vous allez être brutal.

ALBERT (violent)

… Et cet autre, c’est Gaston de Cléry ; tout le monde le dit, tout le monde le sait, et votre rancune, la voilà ; votre obstination, la voilà ! Vous ne m’aimez plus, mais c’est parce que vous avez porté votre amour autre part ! Mais répondez donc, je vous en supplie ; défendez-vous !

CHRISTINE

Il ne me plaît pas de vous répondre et je ne me donnerai pas la peine de me défendre. (Elle sort.)



Scène III


ALBERT (seul. — Il la regarde partir lentement, puis tombe dans un canapé en sanglotant)

Je l’aime ! je l’aime ! mon Dieu ! mon Dieu !



Scène IV


Le même, Gaston
GASTON (grave, s’approchant d’Albert)

Bonjour, ami.

ALBERT (sèchement)

Bonjour.

GASTON

Tu ne me donnes pas la main ?

ALBERT

Non.

GASTON

Pourquoi ?

ALBERT (brusquement)

Entends-tu ce que dit le monde ?

GASTON

Je l’entends beaucoup, beaucoup trop même, mais je l’écoute peu.

ALBERT

Tu as tort. Lorsque le monde éclabousse une femme d’un nom d’homme, il est du devoir de cet homme de défendre celle qu’on accuse.

GASTON

Ceux qu’on accuse à tort n’ont pas à se défendre — et le monde peut parler.

ALBERT (violemment)

Eh bien, je ne veux pas moi qu’il parle, tu m’entends ; je ne veux pas qu’il dise : M. Gaston de Cléry est l’amant de la comtesse de Morteroche.

GASTON (froidement)

Ah ! il dit cela ?

ALBERT

Eh bien, que dis-tu, toi ?

GASTON

Je dis qu’il faut le laisser dire.

ALBERT

Même s’il dît vrai ?

GASTON

Même s’il dit vrai. As-tu parlé de cela à ta femme ?

ALBERT

Oui, elle m’a répondu comme dans les comédies : je ne veux pas me défendre.

GASTON

C’est très bien dit, je n’ai qu’à l’imiter, et toi — tu feras ce que tu voudras.

ALBERT

Ce que je veux, c’est savoir ; c’est m’enfoncer dans la tête ou l’en rejeter tout de suite ce soupçon que le monde me souffle à voix basse, à toute heure. Ma femme, Christine, je l’aime, entends-tu ? je veux l’avoir à moi, à moi seul, je l’ai payée de mes angoisses, de mes doutes, de cette attente de deux mois dont j’ai le cœur broyé. Réponds-moi, réponds-moi.

GASTON

Je n’ai rien à dire.

ALBERT (brutalement)

Réponds-moi.

GASTON

Je n’ai rien à dire.



Scène V


Les mêmes, CHRISTINE
CHRISTINE (entrant)

Et vous avez raison, merci. (À Albert) Ce que vous faites en ce moment, monsieur, est de la folie. M. de Cléry est mon amant, vous ne vous êtes pas trompé.

ALBERT (hagard)

Vous avez dit qu’il est votre amant ?

CHRISTINE

Mais oui, pourquoi pas ? N’avez-vous pas une maîtresse, vous ? (Albert court la main levée vers Gaston. Christine l’arrête au moment où il va frapper.)

CHRISTINE (fiévreusement)

Non ; il ne peut y avoir de sang, monsieur, entre vous et Gaston ; ne frappez pas ; oui, je sais, vous voyez rouge, vous ne vous connaissez plus. Attendez, attendez, je vous en supplie… demain… Allez, Gaston !

GASTON

Je me retire, madame, et j’attends les ordres de M. de Morteroche. (Albert fait un signe d’acquiescement las.)



Scène VI


Les mêmes, moins GASTON
ALBERT

Madame, à vous entendre, je comprends que l’on meure de rire. Votre sang-froid m’a rendu le mien ; je vous écoute ; développez cette théorie en attendant que je brûle la cervelle à votre amant.

CHRISTINE

Ce sera facile à faire ; il ne se défendra pas.

ALBERT

Nous verrons

CHRISTINE

Vous verrez. Il ne se défendra pas ; s’il vous tuait, on dirait que je suis complice.

ALBERT (ironique)

Vous êtes adorable !

CHRISTINE

J’ai un amant ; je l’ai pris le jour où vous avez été chez Jeanne Bijou, votre maîtresse ; je suis veuve de vous, donc, libre de me faire aimer par qui je veux.

ALBERT

Libre de me faire la risée de tous, de me mettre dans le coin comme un enfant qui n’est pas sage.

CHRISTINE

Libre de demander à un autre ce que vous n’avez pas voulu me donner ; libre de disposer de mon cœur, que vous avez rejeté après l’avoir brisé.

ALBERT

Les morceaux en sont bons, paraît-il ?

CHRISTINE

Vous ne savez pas, vous autres, comment nous arrivons dans le mariage. Pendant toute une jeunesse, nous nous sommes gardées pour un être inconnu que nos rêves faisaient beau, tendre, caressant. Nous le voulions noble, fort, assez puissant pour nous dominer en nous aimant bien, assez doux pour que sa domination fut imperceptible. Nous songions que, la main dans la main, nous traverserions la vie avec lui, comme un sentier plein de parfums où les pas sont lents, où les baisers sont adorables. Et lorsqu’il est venu à nous, l’inconnu, que nous avons entendu sa voix nous dire : « C’est moi », nous avons cru défaillir tant nous avions de bonheur !

ALBERT (ironique)

Et nous ?

CHRISTINE

Et vous, que nous choisissons pour maître et que nous nous promettons d’aimer, d’envelopper de tendresse, vous arrivez avec des mots qui mentent et des regards qui trompent. Nous sommes si faciles à tromper ; nous ne demandons qu’à vous croire, en somme, et quand vous venez, les yeux encore cernés par la dernière nuit blanche, nous pensons que c’est d’avoir pleuré pour nous. Vous nous apportez les reliefs de votre cœur et nous n’avons de vos sourires que ce qu’ont bien voulu nous laisser vos maîtresses.

ALBERT

Il est plaisant que ce soit moi qui essuie en ce moment vos reproches et vous devez me trouver risible de les accepter. Finissons-en.

CHRISTINE

Alors, vous allez provoquer monsieur de Cléry !

ALBERT (ironiquement)

Assurément.

CHRISTINE

Et si monsieur de Cléry vous tue ?

ALBERT

J’aurai eu toutes les chances.

CHRISTINE

Et après ?

ALBERT

Après, j’imagine que les choses du monde me gêneront peu. Vous serez libre.

CHRISTINE

Et si vous tuez Gaston ?

ALBERT

C’est que le hasard n’est pas trop injuste, et je serai vengé.

CHRISTINE

De qui ?

ALBERT

De lui.

CHRISTINE

Et moi qui vous ai offensée ?

ALBERT

Vous n’aurez plus votre amant, cela me suffit ; au moins ne serai-je ni rabaissé, ni ridiculisé.

CHRISTINE

Ah ! le ridicule ! Vous ne voyez que cela, vous autres. La peur d’être ridicule vous ferait commettre toutes les iniquités et toutes les folies. Ridicule ! Ah ! cela tue, dit-on ? cela fait qu’on se tue, voilà tout. Ridicule ! mais c’est nous qui le sommes, à toute heure, de tenter de nous faire comprendre, de nous mettre à vos pieds, d’immoler notre pureté, nos rêves, nos tendresses, à vous qui ne savez pas comment l’on aime !

ALBERT

Ce n’est pas vous qui nous l’enseignerez, je pense ; j’ai commis une faute ; je l’ai regrettée et la regrette encore ; je suis venu vers vous, mains jointes, implorant l’oubli… Que m’avez-vous répondu ? — Que vous ne vouliez pas vous défendre et que vous aviez un amant.

CHRISTINE (doucement, comme en rêve, regard fixe)

Oui, c’est vrai, je vous ai répondu cela, oui, c’est… vrai.

ALBERT (fébrilement)

C’est vrai, vous le dites encore ; mais en réalité, madame, vous devez vous étonner que je reste ainsi, calme devant vous (crescendo), sans rien dire, sans crier de colère…

CHRISTINE

Non… non… je ne m’étonne pas… car, écoutez ! Lorsque je vous ai dit que monsieur de Cléry est mon amant, vous ne m’avez pas crue… (Elle va vers la porte, puis, violemment :) Et vous ne pouviez me croire !