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Jeanne la fileuse/Fall-River

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IV

Fall-River, Mass.


Il a été constaté, dans le chapitre précédent, que les causes premières de l’émigration franco-canadienne aux États-Unis se trouvaient en grande partie dans l’indifférence du gouvernement canadien pour tout ce qui touche aux entreprises industrielles et à l’amélioration des voies de communication entre les districts agricoles et les centres commerciaux. Les États-Unis, au contraire, ayant compris l’importance de ces accessoires si nécessaires à la prospérité générale d’un peuple, ont appliqué des sommes immenses à la construction des voies ferrées et au développement des industries nationales. Il ne serait peut-être pas inutile, avant d’aller plus loin, de consacrer quelques pages à l’histoire de l’établissement des filatures de coton à Fall River. Cette histoire présente certainement l’exemple le plus frappant que l’on puisse trouver, dans les annales de l’industrie, de ce que peut accomplir l’énergie d’une poignée d’hommes entreprenants dans l’espace de dix ans.

C’est pourquoi il est important de produire ici cette preuve indiscutable, à l’appui de l’avancé qui a été fait plus haut, à propos de l’influence du progrès industriel aux États-Unis, sur le mouvement d’émigration qui a enlevé un si grand nombre de citoyens intelligents et laborieux au Canada français.

La ville manufacturière de Fall River, Mass., est située sur la rive droite de la baie " Mount Hope " près de l’embouchure de la Rivière Taunton, à 53 milles au sud de Boston, 183 milles au nord-est de New-York, 14 milles à l’ouest de New-Bedford et 18 milles au nord de Newport-sur-mer. Les premiers établissements datent de l’année 1656, époque à laquelle la législature de Plymouth accorda à certains colons, le droit de s’établir sur les bords et à l’embouchure de la rivière Taunton. La petite colonie fut définitivement organisée en 1659 et les terrains furent légalement acquis de la tribu indienne des Pocassets, pour et en raison de : « vingt pardessus, deux marmites, deux casseroles, huit paires de bottes, six paires de bas, une douzaine de pioches, douze haches, et deux mètres de drap. » Les colons prospérèrent assez bien par ces temps difficiles où le laboureur était forcé de défendre, au prix de sa vie, contre les indiens maraudeurs des environs, sa famille et sa propriété. Les guerres indiennes de 1675 vinrent pendant quelques temps suspendre les travaux de la colonie, mais la défaite et la mort du célèbre Philippe, roi des Wampanoags et des Pocassets, près de Fall River, ramenèrent la paix et la tranquillité sur les rives de la baie " Mount Hope ". Le village encore naissant obtint un acte d’incorporation de la législature de Plymouth, sous le nom de Freetown, et les premiers établissements industriels furent érigés en 1703 par le colonel Church sur les bords de la rivière Quequechan, — expression indienne qui veut dire « chute de la rivière », en anglais : Fall River. Ces établissements, au nombre de trois, étaient des moulins à moudre la farine, à fouler les draps et à scier les bois de construction. Le 15 juillet 1776, les habitants de Freetown se déclarèrent en faveur de l’indépendance des colonies et fournirent un contingent aux armées de Washington et de Greene. Le 25 mai 1778, les Anglais attaquèrent le village, mais ils furent repoussés par une compagnie de milice volontaire commandée par le colonel Joseph Durfee. Par un acte de la législature, en date du 26 février 1803, le nom de Freetown fut changé en celui de Fall River, mais il paraîtrait que les législateurs d’alors changeaient souvent d’opinion, puisqu’en 1804 ce dernier nom de Fall River fut changé pour celui de Troy que l’on abandonna de nouveau, en 1834, pour choisir définitivement celui de Fall River que la ville porte aujourd’hui.

La première filature de coton fut érigée en 1811 par le colonel Joseph Durfee, sur l’emplacement aujourd’hui situé à l’angle des rues South Main et Globe. Il n’y avait encore que quelques années que cette industrie avait été introduite en Amérique par un anglais, Samuel Slater, qui érigea la première filature à Pawtucket dans l’État du Rhode Island, en 1790.

On comptait, en 1812, 33 filatures de coton d’une capacité de 30,663 broches dans le Rhode Island, et 20 filatures d’une capacité de 17,371 broches dans le Massachusetts. Avant 1812, les fabricants n’entreprenaient que le filage du coton, et le tissage était fait sur des métiers primitifs par les femmes des habitations environnantes.

La première fabrique qui entreprit le filage et le tissage du coton fut construite en 1813 et incorporée sous le nom de " Troy Manufacturing Company ". Les usines du " Fall River Iron Works " furent érigées en 1821, et la première imprimerie à indienne fut mise en opération au « Globe village » dans la première filature érigée en 1811 par le colonel Joseph Durfee.

Le premier élan donné, Fall River qui avait atteint une population de 10,000 habitants en 1845, continua à croître en entreprises industrielles, en richesses et en population. En 1860 le nombre des habitants était de 14,000 ; de 17,000 en 1862 ; de 25,000 en 1869 ; de 34,000 en 1873 ; de 45,000 en 1875 ; et l’on croit généralement que le chiffre actuel doit dépasser 50,000 habitants. Fall River avait acquis le titre de cité en 1854, et le premier maire de la nouvelle municipalité fut l’hon. James Buffinton qui a depuis représenté le 1er district du Massachusetts, au Congrès national, pendant 14 années consécutives. Pendant la guerre de la sécession, Fall River a fourni 1273 soldats et 497 marins aux armées et à la marine de l’Union, et plusieurs de ses fils ont trouvé une mort glorieuse sur les champs de batailles.

Vers la fin de la guerre civile, un mouvement industriel s’organisa parmi les capitalistes de Fall River, et pendant l’espace de dix ans on quintupla les capacités productives des filatures de coton. On peut voir par le tableau suivant, la gradation de l’accroissement des productions industrielles :

Années
Nombre de broches
1865 
  
265,321
1866 
  
403,624
1867 
  
470,360
1868 
  
537,416
1869 
  
540,614
1870 
  
544,606
1871 
  
780,183
1872 
  
1,094,702
1873 
  
1,212,694
1874 
  
1,258,508
1875 
  
1,269,048
1876 
  
1,274,265
1877 
  
1,284,701


Le premier juillet 1875, Fall River comptait 43 filatures de coton d’une capacité de 1,269,048 broches et 29,865 métiers. Cinq nouvelles filatures érigées depuis, augmenteront probablement ces chiffres d’un dixième. Fall River produit maintenant près des deux tiers des tissus à indienne fabriqués dans les États-Unis, comme on peut le voir par le tableau suivant qui est officiel :


Production totale des États-Unis : 588,000,000 yds
Production de la Nouvelle Angleterre : 481,000,000
Production de Fall River : 343,475,000


Ces chiffres datent de 1875, et comme il a été dit plus haut, il faudrait y ajouter à peu près un dixième pour rendre justice aux capacités productives de Fall River, au premier janvier 1878. Le nombre des compagnies industrielles incorporées est de 33 ; les capitaux versés sont de $15,735,000 ; le nombre des métiers est de 30,577 ; le nombre de balles de coton fabriqué annuellement est de 139,175 ; les personnes employées dans les filatures sont au nombre de 15,270 ; et le montant des salaires mensuels des employés varie entre $450,000 et $500,000.

La plupart de ces chiffres sont empruntés au rapport officiel de 1875 et l’accroissement merveilleux du commerce et de l’industrie de Fall River, depuis quelques années, font prévoir une augmentation considérable pour l’avenir.

Fall River compte en outre : une filature de laine, un immense établissement pour le blanchissage des cotons écrus et deux imprimeries à indienne qui sont des merveilles de mécanisme perfectionné et de génie industriel, et une immense usine connue sous le nom de " Fall River Iron Works ". L’évaluation totale du bureau des assesseurs pour l’année 1875, porte à $51,401,467 la valeur des propriétés soumises aux contributions municipales et à $763,464.37 le montant des impôts perçus pendant l’année.

Les voies de communication par terre et par mer sont abondantes, et de nombreuses lignes de chemins de fer et de bateaux à vapeur, offrent toutes les facilités désirables au commerce et à l’industrie.

L’accroissement rapide de Fall River pendant les cinq dernières années a été un sujet d’étonnement pour le monde industriel, et spécialement pour ceux qui ont assisté comme témoins aux efforts énergiques de ses citoyens entreprenants.

Un grand nombre de banques fournissent les facilités nécessaires pour les transactions commerciales, et deux journaux quotidiens et cinq journaux hebdomadaires distribuent chaque jour et chaque semaine, parmi toutes les classes de la société, des nouvelles du monde entier. On a remarqué avec raison que plus de 14,000 personnes employées dans les filatures, étaient inscrites dans les livres des caisses d’épargne ; ce qui est une preuve non équivoque de l’esprit d’économie de la population ouvrière de Fall River.

La population de la ville, comme il a été dit plus haut, est généralement estimée à 50,000 habitants, parmi lesquels on compte environ 6,000 Canadiens d’origine française. L’arrivée des premières familles canadiennes à Fall River, date de 1868 et dès l’année suivante, l’évêque du diocèse de Providence, Rhode-Island, envoyait un prêtre français pour organiser la paroisse de Sainte-Anne des Canadiens. Grâce à l’énergie et à l’esprit de sacrifice du nouveau pasteur, une église fut érigée immédiatement et les émigrés purent remplir leurs devoirs religieux avec la même facilité qu’au Canada. Le mouvement d’émigration continuait toujours dans des proportions étonnantes et trois ans plus tard, il fut jugé nécessaire d’agrandir le nouveau temple pour faire place aux fidèles qui affluaient à Fall River de toutes les parties du Canada. On compte actuellement deux paroisses catholiques consacrées spécialement au service des Canadiens. L’une, la plus considérable, se compose de tous les Canadiens habitant la ville de Fall River proprement dite, et elle est connue sous le nom de « paroisse de Sainte-Anne des Canadiens ». L’autre, de moindre importance, sous le titre de « paroisse de N. D. de Lourdes » comprend toutes les personnes professant la religion catholique, sans distinction de nationalités, et habitant le faubourg connu sous le nom de " Flint village ". Quelques protestants d’origine française se sont réunis pour former une congrégation et se procurer les services d’un pasteur de leur culte, mais leur nombre est relativement restreint.

Des écoles françaises ont été fondées, à différentes reprises, avec plus ou moins de succès, quoique le système d’éducation gratuite et obligatoire des écoles publiques ait toujours été un obstacle sérieux au progrès de ces établissements ; si l’on en excepte, cependant, les écoles de filles organisées par des religieuses canadiennes qui paraissent avoir assez bien réussi. Plusieurs sociétés nationales ont été organisées à différentes époques et quelques-unes fonctionnent aujourd’hui avec assez de régularité, quoique ces associations, en général, aient eu une existence assez précaire en raison des changements importants qui se font chaque année dans les rangs de la colonie française de Fall River. Plusieurs jeunes Canadiens, depuis leur arrivée aux États-Unis, se sont lancés dans la voie difficile des professions libérales, et quelques-uns d’entre eux ont réussi à se faire de bonnes clientèles comme avocats, notaires, médecins, journalistes, artistes, etc. Toutes les branches de commerce se trouvent aussi représentées par des négociants canadiens qui ont établi des magasins pour la vente des marchandises de toutes sortes, et quelques-uns de ces établissements sont remarqués par l’exactitude du service et l’élégance et la richesse de leurs fonds d’assortiment. Le commerce des provisions, des nouveautés et des épiceries a particulièrement pris des proportions étonnantes et quelques marchands canadiens ont réussi à se faire une belle clientèle américaine en dehors du commerce canadien dont ils ont le monopole. Quelques autres négociants font avec succès l’importation des céréales, des foins, du beurre et des pommes de terre du Canada, et un commerce actif s’est établi depuis quelques années entre Montréal, Québec, Saint-Hyacinthe et Sherbrooke et tous les centres industriels de la Nouvelle-Angleterre où les Canadiens se sont établis.

Sous le rapport du travail, les familles entières, comme règle générale, entrent dans les filatures de coton. Hommes, femmes et enfants obtiennent des emplois plus ou moins lucratifs, quoiqu’il y ait exception pour les artisans qui ont un métier qui leur permet de commander des salaires plus élevés dans leur spécialité. Mais ces derniers sont forcés de faire la part des temps de chômage ; ce qui fait, que même en travaillant pour des appointements comparativement modiques, les personnes employées dans les filatures peuvent quelques fois gagner tout autant que les hommes de métier. Quelques jeunes Canadiens occupent maintenant des positions responsables comme chefs d’ateliers et contremaîtres dans les manufactures, et l’ouvrier d’origine française, en général, est recherché pour sa fidélité, son assiduité au travail et sa sobriété. Comme classe ouvrière, les Canadiens occupent une position que l’on pourrait comparer avec avantage à celle de leurs compagnons de races irlandaise, anglaise et écossaise, qui forment avec eux la presque totalité des employés des filatures de coton, à Fall River.

L’émigration canadienne ne s’étant portée vers Fall River que depuis neuf ou dix ans, aucun Canadien n’a encore pu acquérir ce qu’on appelle de la fortune, quoique plusieurs d’entre eux occupent des positions qui les mettent à l’abri du besoin. Le plus grand nombre de ces derniers ont cru devoir prendre leurs lettres de naturalisation afin de protéger leurs propriétés contre les éventualités d’une mort soudaine : ce qui rendrait leur succession assez difficile à régler. Une loi de l’état du Massachusetts assigne aux enfants nés aux États-Unis, toutes les propriétés mobilières ou immobilières qui pourraient être laissées sans dispositions testamentaires, au détriment de la veuve et des enfants nés au Canada, si le père n’a pas été naturalisé américain. L’influence politique que possède la population canadienne est relativement insignifiante, quoique le nombre des électeurs aille en augmentant, chaque année, dans une proportion qui fait prévoir qu’avant longtemps, les citoyens d’origine franco-canadienne pourront prendre la part qui leur revient, à la gestion des affaires publiques.

Somme toute, la position matérielle, sociale, religieuse et politique de la population canadienne de Fall River, sans être aussi brillante qu’il serait peut-être permis de l’espérer, est loin d’être aussi misérable que l’on a bien voulu l’affirmer dans les rangs d’une certaine presse, aux États-Unis et au Canada. On a parlé de faim et de misère, et l’on est même allé jusqu’à dire que la seule raison qui retenait les Canadiens à l’étranger, se trouvait dans le fait qu’ils étaient, en général, trop pauvres pour payer leurs frais de retour au pays. Ces assertions ont été faites par des écrivains qui devaient être payés pour mentir ou qui avaient été trompés grossièrement par des rapports fantaisistes. Quand on répète, au Canada, que la misère règne aux États-Unis parmi les émigrés, on se trompe d’une manière étrange. Relativement au nombre de la population et au nombre des émigrants qui arrivent le plus souvent sans les moyens de pourvoir à leurs premiers besoins, il n’existe pas un pays au monde où l’indigence et la mendicité soient plus rares que dans la Nouvelle Angleterre. La statistique est là pour le prouver, et les chiffres, avec leur concision mathématique, en disent plus long que tous les articles des journaux qui paraissent avoir pour mission de décrier les institutions américaines et de calomnier le peuple qui accorde l’hospitalité la plus franche et la plus cordiale à tous ceux qui désirent marcher dans la voie honorable du travail, du progrès et de la civilisation.