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Jeanne la fileuse/La réunion

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X

La Réunion.

Pierre avait eu le courage de lire jusqu’au bout les détails navrants de cette terrible catastrophe, et Jules l’avait écouté sans prononcer une parole. Ce dernier coup du sort, au moment même où le bonheur semblait leur sourire, apparaissait plutôt aux deux amis comme un cauchemar hideux, que comme une effrayante réalité. Ils se serrèrent la main dans un sentiment de douleur inexprimable, et Jules dit à Pierre d’une voix rendue tremblante par l’émotion :

— Sortons d’ici, mon ami ! J’étouffe devant ces gens qui commencent à nous observer. Allons dans la rue, en plein air ; j’ai besoin de respirer. Je me sens faible. Viens ! Pierre, viens ! Allons ! je sens qu’il me faut verser des larmes, car mon cœur est prêt à se briser.

Et les deux amis s’élancèrent hors de la pension, au grand étonnement des personnes présentes qui ne comprenaient rien à leur brusque départ. Comme ils ne connaissaient pas la ville, ils s’en allèrent au hasard, sans dire un mot, et quelques passants s’arrêtaient pour regarder ces deux hommes à la mine hagarde et à l’air désespéré qui passaient ainsi, sans paraître s’occuper de la route qu’ils suivaient et des piétons qu’ils coudoyaient.

Jules et Pierre ne s’apercevaient de rien, et ils continuèrent leur promenade sans but jusqu’à ce que la fatigue les forçât de s’arrêter dans un parc où les avait conduits le hasard. Ils se laissèrent tomber sur un banc, et Pierre qui avait réussi à maîtriser ses émotions, rompit le silence fatigant qu’ils avaient observé jusque-là ;

— Voyons, mon cher Jules, calme-toi et pensons à ce qui nous reste à faire. Ta sœur n’est pas morte, heureusement, et nous pouvons espérer que ses blessures ne sont pas mortelles. Soyons hommes, mon ami ! en face du malheur. Il y a probablement, d’ailleurs, exagération dans le compte-rendu de ce journal, et nous serons là ce soir pour la ranimer de notre présence.

Jules écoutait ces paroles de son ami sans paraître les comprendre, et Pierre le secoua par le bras en lui disant :

— Voyons, Jules ! voyons, mon ami ! il ne faut pas se laisser abattre ainsi par le désespoir. Avisons à ce que nous devons faire, en attendant le départ du convoi, ce soir, à six heures. Crois-tu qu’il soit possible de faire parvenir une dépêche télégraphique à Fall River, aujourd’hui ? Les bureaux sont généralement fermés le dimanche, mais essayons toujours. Voyons ! mon ami ! viens avec moi à la recherche d’un bureau de télégraphe.

Jules se leva machinalement pour accompagner son camarade, mais le pauvre garçon avait un air distrait qui faisait mal à voir. Pierre s’adressa à un " policeman  " qui le dirigea vers un hôtel voisin où se trouvait un bureau de télégraphe. Malheureusement, l’employé était absent et le bureau était fermé. On s’adressa inutilement ailleurs, et il fallut attendre avec impatience et dans une incertitude cruelle, le départ du train de six heures pour Fall River.

Jules était revenu peu à peu de la stupeur dans laquelle la fatale nouvelle de l’accident arrivé à sa sœur l’avait plongé, et les deux amis se firent conduire à la pension dont ils avaient heureusement retenu l’adresse. Ils firent transporter leurs malles à la gare du chemin de fer de Fall River, et ils se rendirent eux-mêmes de bonne heure, afin d’éviter toute erreur possible, au moment du départ. Six heures arrivèrent enfin, et ils montèrent en wagon au milieu de la foule des voyageurs qui causaient avec animation de l’incendie qui était devenu le sujet de toutes les conversations. Pierre s’adressa à quelques personnes afin d’obtenir de nouvelles informations, mais chacun lui répéta ce qu’il savait déjà lui-même. Plusieurs lui passèrent des journaux anglais où se trouvait la liste des morts et des blessés, mais tous les rapports s’accordaient strictement avec le compte-rendu qu’il avait lu dans « L’Écho du Canada. »

Le trajet de Boston à Fall River, par les convois à grande vitesse, se fait dans une heure et quinze minutes, et le train entra en gare au moment où l’on commençait à allumer les réverbères. Les deux amis prirent un fiacre et se firent immédiatement conduire chez Monsieur Dupuis, dans les logements du " Granite Mills. " Le cocher qui était canadien, connaissait parfaitement la famille Dupuis, et il se fit un devoir d’annoncer aux voyageurs la mort du pauvre Michel et l’accident dont Jeanne avait été victime.

— Et la jeune fille, demanda Pierre, vit donc encore ?

— Oui monsieur ! répliqua le cocher, et l’on m’a dit que le docteur l’avait déclarée hors de danger. C’est une bien brave fille que Jeanne Girard, et toute la population canadienne de Fall River fait des vœux pour sa guérison.

On était arrivé, et la voiture s’arrêta devant la porte d’une maison où plusieurs personnes causaient à voix basse. Monsieur Dupuis s’avança pour recevoir les voyageurs, car on savait qu’ils devaient arriver ce soir-là, et on les attendait avec une impatience facile à comprendre. Pierre et Jules n’eurent donc pas besoin de s’introduire au brave homme qui sanglotait en leur souhaitant la bienvenue :

— Nous savons tout ! M. Dupuis, s’empressa de dire Pierre, afin d’éviter de pénibles explications. Comment est Jeanne et comment sont vos autres enfants ?

— Jeanne repose pour la première fois depuis hier matin, et le docteur répond de sa vie. Mes autres enfants sont bien, je vous remercie.

On entra dans une salle où se trouvaient réunis la mère et les enfants, et ce fut au milieu des sanglots, que l’on raconta aux voyageurs, les détails du funeste événement qui était venu apporter la désolation dans la famille. Madame Dupuis se trouvait dans un état pénible à voir, et les jeunes filles se groupaient autour de leur mère et essayaient vainement de lui faire entendre quelques paroles de consolation. On causait bas afin de ne pas troubler le sommeil de Jeanne qui reposait dans une chambre voisine.

— La pauvre fille nous a fait promettre de l’éveiller pour lui annoncer votre arrivée, dit Monsieur Dupuis en s’adressant à Jules et à Pierre, et ce n’est qu’à cette condition qu’elle a voulu prendre les médicaments que lui prescrivait le docteur, pour la calmer. Le docteur est là, et je vais le consulter pour savoir s’il serait prudent de la déranger.

— Veuillez dire au docteur, répondit Pierre, que le frère et le fiancé de la malade sont ici, et qu’ils désirent le voir pour un instant, avant d’aller plus loin.

On s’empressa d’obéir à ce désir, et le médecin sortit immédiatement en laissant la malade aux soins d’une visite qui se trouvait là. Il répondit aux nombreuses questions que lui firent Jules et Pierre, et il leur donna de nouveau l’assurance que Jeanne était hors de tout danger. Il avait très bien réussi à réduire les os luxés, et tout faisait prévoir une guérison prompte et satisfaisante. Il conseilla aux jeunes gens d’attendre quelques instants avant de se présenter devant la pauvre fille, et il annonça qu’il la préparerait lui-même à recevoir la bonne nouvelle.

Le docteur se rendit auprès de Jeanne et quelques moments plus tard il fit signe à Jules de s’approcher. Le jeune homme entra doucement dans la chambre, et il ne put retenir une exclamation de douleur, en voyant la figure pâle et défaite de sa sœur qu’il aimait tant. Il se baissa pour embrasser la jeune fille qui le regardait avec un air de joie inexprimable, et qui ne pût que murmurer ces paroles :

— Jules ! mon frère ! Jules

— Oui ! c’est moi, petite sœur : ton frère Jules qui t’aime toujours et qui est bien heureux de te revoir.

— Et Pierre ? où est Pierre ? demanda la jeune fille en regardant partout dans la chambre.

Le docteur fit signe à Pierre de s’avancer. Le jeune homme tremblait comme un enfant, lorsqu’il vint s’agenouiller auprès du lit et qu’il s’empara de la main droite de son amante pour y déposer un baiser respectueux.

— Pierre ! mon fiancé ! mon ami ! Oh ! que je suis heureuse, docteur continua la jeune fille, d’une voix douce et lente. Je ne sens plus de mal, car j’ai là, près de moi, mon frère et mon fiancé.

Et la pauvre enfant souriait en regardant tour à tour ceux qu’elle avait attendus avec tant d’impatience et d’anxiété.

Le docteur se retira en annonçant à Pierre qu’il allait les laisser seuls avec la malade pendant une heure, et en leur recommandant d’éviter avec soin tout ce qui pourrait produire chez Jeanne des émotions violentes.

— Rendez-la heureuse, car le bonheur est la meilleure médecine du monde, continua-t-il, mais comme tous les autres remèdes, il faut qu’il soit administré goutte à goutte ; une dose trop forte pourrait produire de mauvais effets.

Jeanne se trouvait enfin réunie à son frère et à son fiancé, après une année de séparation et d’épreuves terribles, et la pauvre fille, malgré le nouveau malheur qui venait de fondre sur elle, oubliait tout dans l’ivresse de la joie qu’elle ressentait du retour des voyageurs.

On causa du voyage, du retour au village, de la réconciliation de Pierre avec sa famille et des projets de bonheur que l’on avait formés pour l’avenir. Jeanne raconta l’héroïsme du pauvre Michel Dupuis qui avait sacrifié sa vie en essayant de la sauver, car la jeune fille avoua que sans Michel qui l’avait forcée à se précipiter en bas, elle serait brûlée vive, tant elle se trouvait paralysée par la frayeur. Il fut décidé que l’on reprendrait la route du Canada, dès que la malade pourrait supporter le voyage, et en attendant, Pierre et Jules s’installeraient à tour de rôle, à son chevet, pour prendre soin d’elle et veiller à tous ses besoins.

Le docteur frappa à la porte, car l’heure de conversation était écoulée. Après avoir fait un dernier pansement, et s’être assuré que le bras malade était bien solidement clissé, le médecin s’éloigna en prescrivant pour sa patiente, une potion qui lui permettrait de reposer jusqu’au matin. Jules s’installa près de sa sœur et la pauvre fille s’endormit en murmurant les noms de ceux qu’elle aimait tant. Pierre se retira pour la nuit, après avoir exprimé à Monsieur et à Madame Dupuis, la sympathie qu’il ressentait pour eux dans leur affliction, et les avoir remerciés des soins et de l’amour qu’ils avaient portés à celle qui serait bientôt sa femme.