Jim Harrison, boxeur/II

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 18-32).

Chapitre II

Le promeneur de la falaise royale

Tel était donc le Champion Harrison.

Il faut maintenant que je dise quelques mots du petit Jim, non seulement parce qu’il fut mon compagnon de jeunesse, mais parce qu’en avançant dans la lecture de ce livre, vous vous apercevrez que c’est son histoire encore plus que la mienne et qu’il arriva un temps où son nom et sa réputation furent sur les lèvres de tout le peuple anglais.

Vous prendrez donc votre parti de m’entendre vous exposer son caractère, tel qu’il était à cette époque, et particulièrement vous raconter une aventure très singulière qui n’est pas de nature à s’effacer jamais de notre mémoire à tous deux.

On était bien surpris en voyant Jim avec son oncle et sa tante, car il avait l’air d’appartenir à une race, à une famille bien différentes de la leur.

Souvent, je les ai suivis des yeux quand ils longeaient les bas-côtés de l’église le dimanche, tout d’abord l’homme aux épaules carrées, aux formes trapues, puis la petite femme à la physionomie et aux regards soucieux et enfin ce bel adolescent aux traits accentués, aux boucles noires, dont le pas était si élastique et si léger qu’il ne paraissait tenir à la terre que par un lien plus mince que les villageois à la lourde allure dont il était entouré.

Il n’avait point encore atteint ses six pieds de hauteur, mais pour peu qu’on se connût en hommes (et toutes les femmes au moins s’y entendent) il était impossible de voir ses épaules parfaites, ses hanches étroites, sa tête fière posée sur son cou, comme un aigle sur son perchoir, sans éprouver cette joie tranquille que nous donnent toutes les belles choses de la nature, cette sorte de satisfaction de soi que l’on ressent, en leur présence, comme si l’on avait contribué à leur création.

Mais nous avons l’habitude d’associer la beauté chez un homme avec la mollesse.

Je ne vois aucune raison à cette association d’idées ; en tout cas, la mollesse n’apparut jamais chez Jim.

De tous les hommes que j’ai connus, il n’en est aucun dont le cœur et l’esprit rappelassent davantage la dureté du fer.

En était-il un seul parmi nous qui fût capable d’aller de son pas ou de le suivre, soit à la course, soit à la nage ?

Qui donc, dans toute la campagne des environs, aurait osé se pencher par-dessus l’escarpement de Wolstonbury et descendre jusqu’à cent pieds du bord, pendant que la femelle du faucon battait des ailes à ses oreilles, en de vains efforts, pour l’écarter de son nid.

Il n’avait que seize ans et ses cartilages ne s’étaient pas encore ossifiés, quand il se battit victorieusement avec Lee le Gypsy, de Burgess Hill, qui s’était donné le surnom de Coq des dunes du sud.

Ce fut après cela que le champion Harrison entreprit de lui donner des leçons régulières de boxe.

— J’aimerais autant que vous renonciez à la boxe, petit Jim, dit-il, et madame est de mon avis, mais puisque vous tenez à mordre, ce ne sera pas ma faute si vous ne devenez pas capable de tenir tête à n’importe qui du pays du sud.

Et il ne mit pas longtemps à tenir sa promesse.

J’ai déjà dit que le petit Jim n’aimait guère ses livres, mais par là j’entendais des livres d’école, car dès qu’il s’agissait de romans de n’importe quel sujet qui touchait de près ou de loin aux aventures, à la galanterie, il était impossible de l’en arracher, avant qu’il eût fini.

Lorsqu’un livre de cette sorte lui tombait entre les mains, Friar’s Oak et la forge n’étaient plus pour lui qu’un rêve et sa vie se passait à parcourir l’Océan, à errer sur les vastes continents, en compagnie des héros du romancier.

Et il m’entraînait à partager ses enthousiasmes, si bien que je fus heureux de me faire le Vendredi de ce Crusoé, quand il décida que le petit bois de Clayton était une île déserte et que nous y étions jetés pour une semaine.

Mais lorsque je m’aperçus qu’il s’agissait de coucher en plein air, sans abri, toutes les nuits, et qu’il proposa de nous nourrir de moutons des dunes, (de chèvres sauvages, ainsi qu’il les dénommait) en les faisant cuire sur du feu que l’on obtiendrait par le frottement de deux bâtons, le cœur me manqua et je retournai auprès de ma mère.

Quant à Jim, il tint bon pendant toute une longue et maussade semaine, et au bout de ce temps, il revint l’air plus sauvage et plus sale que son héros, tel qu’on le voit dans les livres à images.

Heureusement, il n’avait parlé que de tenir une semaine, car s’il s’était agi d’un mois, il serait mort de froid et de faim, avant que son orgueil lui permît de retourner à la maison.

L’orgueil ! C’était là le fond de la nature de Jim.

À mes yeux, c’était un attribut mixte, moitié vertu, moitié vice. Une vertu, en ce qu’il maintient un homme au-dessus de la fange, un vice, en ce qu’il lui rend le relèvement difficile quand il est une fois déchu.

Jim était orgueilleux jusque dans la moelle des os.

Vous vous rappelez la guinée que le jeune Lord lui avait jetée du haut de son siège. Deux jours après, quelqu’un la ramassa dans la boue au bord de la route.

Jim seul avait vu à quel endroit elle était tombée et il n’avait même pas daigné la montrer du doigt à un mendiant.

Il ne s’abaissait pas davantage à donner une explication en semblable circonstance. Il répondait à toutes les remontrances par une moue des lèvres et un éclair dans ses yeux noirs.

Même à l’école, il était tout pareil. Il se montrait si convaincu de sa dignité, qu’il imposait aux autres sa conviction.

Il pouvait dire, par exemple, et il le dit, qu’un angle droit était un angle qui avait le caractère droit, ou bien mettre Panama en Sicile. Mais le vieux Joshua Allen n’aurait pas plus songé à lever sa canne contre lui qu’à la laisser tomber sur moi si j’avais dit quelque chose de ce genre.

C’était ainsi. Bien que Jim ne fût le fils de personne, et que je fusse le fils d’un officier du roi, il me parut toujours qu’il avait montré de la condescendance en me prenant pour ami.

Ce fut cet orgueil du petit Jim qui nous engagea dans une aventure à laquelle je ne puis songer sans un frisson.

La chose arriva en août 1799, ou peut-être bien dans les premiers jours de septembre, mais je me rappelle que nous entendions le coucou dans le bois de Patcham et que, d’après Jim, c’était sans doute pour la dernière fois.

C’était ma demi-journée de congé du samedi et nous la passâmes sur les dunes, comme nous faisions souvent.

Notre retraite favorite était au-delà de Wolstonbury, où nous pouvions nous vautrer sur l’herbe élastique, moelleuse, des calcaires, parmi les petits moutons de la race Southdown, tout en causant avec les bergers appuyés sur leurs bizarres houlettes à la forme antique de crochet, datant de l’époque où le Sussex avait plus de fer que tous les autres comtés de l’Angleterre.

C’était là que nous étions venus nous allonger dans cette superbe soirée.

S’il nous plaisait de nous rouler sur le côté gauche, nous avions devant nous tout le Weald, avec les dunes du Nord se dressant en courbes verdâtres et montrant çà et là une fente blanche comme la neige, indiquant une carrière de pierre à chaux.

Si nous nous retournions de l’autre côté, notre vue s’étendait sur la vaste surface bleue du Canal.

Un convoi, je m’en souviens bien, arrivait ce jour même.

En tête, venait la troupe craintive des navires marchands. Les frégates, pareilles à des chiens bien dressés, gardaient les flancs et deux vaisseaux de haut bord, aux formes massives, roulaient à l’arrière.

Mon imagination planait sur les eaux, à la recherche de mon père, quand un mot de Jim la ramena sur l’herbe, comme une mouette qui a l’aile brisée.

— Roddy, dit-il, vous avez entendu dire que la Falaise royale est hantée !

Si je l’avais entendu dire ? Mais oui, naturellement. Y avait-il dans tout le pays des Dunes un seul homme qui n’eût pas entendu parler du promeneur de la Falaise royale ?

— Est-ce que vous en connaissez l’histoire, Roddy ?

— Mais certainement, dis-je, non sans fierté. Je dois bien la savoir puisque le père de ma mère, sir Charles Tregellis, était l’ami intime de Lord Avon et qu’il assistait à cette partie de cartes, quand la chose arriva. J’ai entendu le curé et ma mère en causer la semaine dernière et tous les détails me sont présents à l’esprit comme si j’avais été là quand le meurtre fut commis.

— C’est une histoire étrange, dit Jim, d’un air pensif. Mais quand j’ai interrogé ma tante à ce sujet, elle n’a pas voulu me répondre. Quant à mon oncle, il m’a coupé la parole dès les premiers mots.

— Il y a une bonne raison à cela. À ce que j’ai appris, Lord Avon était le meilleur ami de votre oncle, et il est bien naturel qu’il ne tienne pas à parler de son malheur.

— Racontez-moi l’histoire, Roddy.

— C’est bien vieux à présent. L’histoire date de quatorze ans et pourtant on n’en a pas su le dernier mot. Il y avait quatre de ces gens-là qui étaient venus de Londres passer quelques jours dans la vieille maison de Lord Avon. De ce nombre, était son jeune frère, le capitaine Barrington ; il y avait aussi son cousin Sir Lothian Hume ; Sir Charles Tregellis, mon oncle, était le troisième et Lord Avon le quatrième. Ils aiment à jouer de l’argent aux cartes, ces grands personnages, et ils jouèrent, jouèrent pendant deux jours et une nuit. Lord Avon perdit, Sir Lothian perdit, mon oncle perdit et le capitaine Barrington gagna tout ce qu’il y avait à gagner. Il gagna leur argent, mais il ne s’en tint pas là, il gagna à son frère aîné des papiers qui avaient une grande importance pour celui-ci. Ils cessèrent de jouer à une heure très avancée de la nuit du lundi. Le mardi matin, on trouva le capitaine Barrington mort, la gorge coupée, à côté de son lit.

— Et ce fut Lord Avon qui fit cela ?

— On trouva dans le foyer les débris de ses papiers brûlés. Sa manchette était restée prise dans la main serrée convulsivement du mort et son couteau près du cadavre.

— Et alors, on le pendit, n’est-ce pas ?

— On mit trop de lenteur à s’emparer de lui. Il attendit jusqu’au jour où il vit qu’on lui attribuait le crime et alors il prit la fuite. On ne l’a jamais revu depuis, mais on dit qu’il a gagné l’Amérique.

— Et le fantôme se promène.

— Il y a bien des gens qui l’ont vu.

— Pourquoi la maison est-elle restée inhabitée ?

— Parce qu’elle est sous la garde de la loi. Lord Avon n’a pas d’enfants et Sir Lothian Hume, le même qui était son partenaire au jeu, est son neveu et son héritier. Mais il ne peut toucher à rien, tant qu’il n’aura pas prouvé que Lord Avon est mort.

Jim resta un moment silencieux. Il tortillait un brin d’herbe entre ses doigts.

— Roddy, dit-il enfin, voulez-vous venir avec moi, ce soir ? Nous irons voir le fantôme.

Cela me donna froid dans le dos rien que d’y penser.

— Ma mère ne voudra pas me laisser aller.

— Esquivez-vous quand elle sera couchée. Je vous attendrai à la forge.

— La Falaise royale est fermée.

— Je n’aurai pas de peine à ouvrir une des fenêtres.

— J’ai peur, Jim.

— Vous n’aurez pas peur si vous êtes avec moi, Roddy. Je vous réponds qu’aucun fantôme ne vous fera de mal.

Bref, je lui donnai ma parole que je viendrais et je passai tout le reste du jour avec la plus triste mine que l’on puisse voir à un jeune garçon dans tout le Sussex.

C’était bien là une idée du petit Jim.

C’était son orgueil qui l’entraînait à cette expédition.

Il y allait parce qu’il n’y avait dans tout le pays aucun autre garçon pour la tenter. Mais moi je n’avais aucun orgueil de ce genre.

Je pensais absolument comme les autres et j’aurais eu plutôt l’idée de passer la nuit sous la potence de Jacob sur le canal de Ditchling que dans la maison hantée de la Falaise royale. Néanmoins, je ne pus prendre sur moi de laisser Jim aller seul.

Aussi, comme je viens de le dire, je rôdai autour de la maison, la figure si pâle, si défaite que ma mère me crut malade d’une indigestion de pommes vertes, et m’envoya au lit sans autre souper qu’une infusion de thé a la camomille.

Toute l’Angleterre était allée se coucher, car bien peu de gens pouvaient se payer le luxe de brûler une chandelle.

Lorsque l’horloge eut sonné dix heures et que je regardai par ma fenêtre, on ne voyait aucune lumière, excepté à l’auberge.

La fenêtre n’était qu’à quelques pieds du sol. Je me glissai donc au dehors.

Jim était au coin de la forge où il m’attendait.

Nous traversâmes ensemble le pré de John, nous dépassâmes la ferme de Ridden et nous ne rencontrâmes en route qu’un ou deux officiers à cheval.

Il soufflait un vent assez fort et la lune ne faisait que se montrer par instants, par les fentes des nuages mobiles, de sorte que notre route était tantôt éclairée d’une lumière argentée et tantôt enveloppée d’une telle obscurité que nous nous perdions parmi les ronces et les broussailles qui la bordaient.

Nous arrivâmes enfin à la porte à claire-voie, flanquée de deux gros piliers, qui donnait sur la route.

Jetant un regard à travers les barreaux, nous vîmes la longue avenue de chênes et au bout de ce tunnel de mauvais augure, la maison dont la façade apparaissait blanche pâle au clair de la lune.

Pour mon compte, je m’en serais tenu volontiers à ce coup d’œil, ainsi qu’à la plainte du vent de nuit qui soupirait et gémissait dans les branches.

Mais Jim poussa la porte et l’ouvrit.

Nous avançâmes en faisant craquer le gravier sous nos pas.

Elle nous dominait de haut, la vieille maison, avec ses nombreuses petites fenêtres qui scintillaient au clair de la lune et son filet d’eau qui l’entourait de trois côtés.

La porte en voûte se trouvait bien en face de nous et sur un des côtés un volet pendait à un des gonds.

— Nous avons de la chance, chuchota Jim. Voici une des fenêtres qui est ouverte.

— Ne trouvez-vous pas que nous sommes allés assez loin, Jim ? fis-je en claquant des dents.

— Je vous ferai la courte échelle pour entrer.

— Non, non, je ne veux pas entrer le premier.

— Alors ce sera moi.

Il saisit fortement le rebord de la fenêtre et bientôt y posa le genou.

— À présent, Roddy, tendez-moi les mains.

Et d’une traction, il me hissa près de lui.

Bientôt après, nous étions dans la maison hantée.

Quel son creux se fit entendre au moment où nous sautâmes sur les planches du parquet.

Il y eut un bruit soudain, suivi d’un écho si prolongé que nous restâmes un instant silencieux.

Puis Jim éclata de rire :

— Quel vieux tambour que cet endroit, s’écria-t-il. Allumons une lumière, Roddy, et regardons où nous sommes.

Il avait apporté dans sa poche une chandelle et un briquet.

Lorsque la flamme brilla, nous vîmes sur nos têtes une voûte en arc.

Tout autour de nous, de grandes étagères en bois supportaient des plats couverts de poussière.

C’était l’office.

— Je vais vous faire faire le tour, dit Jim, d’un ton gai.

Puis poussant la porte, il me précéda dans le vestibule.

Je me rappelle les hautes murailles lambrissées de chêne, garnies de têtes de daim, qui se projetaient en avant, ainsi qu’un unique buste blanc, dans un coin, qui me terrifia. Un grand nombre de pièces s’ouvraient sur ce vestibule.

Nous allâmes de l’une à l’autre.

Les cuisines, la distillerie, le petit salon, la salle à manger, toutes étaient pleines de cette atmosphère étouffante de poussière et de moisissure.

— Celle-ci, Jim, dis-je d’une voix assourdie, c’est celle où ils ont joué aux cartes, sur cette même table.

— Mais oui, et voici les cartes, s’écria-t-il en rejetant de côté une pièce d’étoffe brune qui couvrait quelque chose, au centre de la table.

Et en effet, il y avait une pile de cartes à jouer. Au moins une quarantaine de paquets à ce que je crois, qui étaient restés là depuis la partie qui avait eu un dénouement tragique, avant que je fusse né.

— Je me demande où va cet escalier, dit Jim.

— N’y montez pas, Jim, m’écriai-je en le saisissant par le bras. Il doit conduire à la chambre du meurtre.

— Comment le savez-vous ?

— Le curé disait qu’on voyait au plafond… Oh ! Jim, vous pouvez le voir même à présent.

Il leva la chandelle et en effet, il y avait dans le blanc du plafond une grande tache de couleur foncée.

— Je crois que vous avez raison, dit-il. En tout cas je veux y aller voir.

— Ne le faites pas, Jim, m’écriai-je.

— Ta ! ta ! ta ! Roddy, vous pouvez rester ici, si vous avez peur. Je ne m’absenterai pas plus d’une minute. Ce n’est pas la peine d’aller à la chasse au fantôme… à moins que… Grands Dieux ! Il y a quelqu’un qui descend l’escalier.

Je l’entendais, moi aussi, ce pas traînant qui partait de la chambre au-dessus et qui fut suivi d’un craquement sur les marches, puis un autre pas, un autre craquement.

Je vis la figure de Jim. On eût dit qu’elle était sculptée dans l’ivoire. Il avait les lèvres entr’ouvertes, les yeux fixes et dirigés sur le rectangle noir que formait l’entrée de l’escalier.

Il levait encore la chandelle, mais il avait les doigts agités de secousses. Les ombres sautaient des murailles au plafond.

Quant à moi, mes genoux se dérobèrent et je me trouvai accroupi derrière Jim. Un cri s’était glacé dans ma gorge.

Et le pas continuait à se faire entendre de marche en marche.

Alors, osant à peine regarder de ce côté et pourtant ne pouvant en détourner mes yeux, je vis une silhouette se dessiner vaguement dans le coin où s’ouvrait l’escalier.

Il y eut un moment de silence pendant lequel je pus entendre les battements de mon pauvre cœur. Puis, quand je regardai de nouveau, le fantôme avait disparu et la lente succession des crac, crac, recommença sur les marches de l’escalier.

Jim s’élança après lui et me laissa seul à demi évanoui, sous le clair de lune.

Mais ce ne fut pas pour longtemps. Une minute après, il revenait, passait sa main sous mon bras et tantôt me portant, tantôt me traînant, il me fit sortir de la maison.

Ce fut seulement lorsque nous fûmes en plein air dans la fraîcheur de la nuit qu’il ouvrit la bouche.

— Pouvez-vous vous tenir debout, Roddy ?

— Oui, mais je suis tout tremblant.

— Et moi aussi, dit-il, en passant sa main sur son front. Je vous demande pardon, Roddy. J’ai commis une sottise en vous entraînant dans une pareille entreprise. Jamais je n’avais cru aux choses de cette sorte… mais à présent je suis convaincu.

— Est-ce que cela pouvait être un homme, Jim ? demandai-je reprenant courage, maintenant que j’entendais les aboiements des chiens dans les fermes.

— C’était un esprit, Roddy.

— Comment le savez-vous ?

— C’est que je l’ai suivi et que je l’ai vu disparaître dans la muraille aussi aisément qu’une anguille dans le sable. Eh Roddy, qu’avez-vous donc encore ?

Toutes mes terreurs m’étaient revenues ; tous mes nerfs vibraient d’épouvante.

— Emmenez-moi, Jim, emmenez-moi, criai-je.

J’avais les yeux dirigés fixement vers l’avenue.

Le regard de Jim suivit leur direction.

Sous l’ombre épaisse des chênes, quelqu’un s’avançait de notre côté.

— Du calme, Roddy, chuchota Jim. Cette fois, par le ciel, advienne que pourra, je vais le prendre au corps.

Nous nous accroupîmes et restâmes aussi immobiles que les arbres voisins.

Des pas lourds labouraient le gravier mobile et une grande silhouette se dressa devant nous dans l’obscurité.

Jim s’élança sur elle, comme un tigre.

— Vous, en tout cas, vous n’êtes pas un esprit, cria-t-il.

L’individu jeta un cri de surprise, bientôt suivi d’un grondement de rage.

— Qui diable ?… hurla-t-il.

Puis il ajouta :

— Je vous tords le cou si vous ne me lâchez pas.

La menace n’aurait peut-être pas décidé Jim à desserrer son étreinte, mais le son de la voix produisit cet effet.

— Eh quoi ! vous, mon oncle ? s’écria-t-il.

— Eh ! mais, je veux être béni, si ce n’est pas le petit Jim ! Et celui-là, qui est-ce ? Mais c’est le jeune monsieur Rodney Stone, aussi vrai que je suis un pêcheur en vie. Que diable faites-vous tous deux à la Falaise royale à cette heure de la nuit ?

Nous avions gagné ensemble le clair de la lune.

C’était bien le champion Harrison, avec un gros paquet sous le bras, et l’air si abasourdi que j’aurais souri si mon cœur n’était resté encore convulsé par la crainte.

— Nous faisions des explorations, dit Jim.

— Une exploration, dites-vous. Eh bien ! je ne vous crois guère capables de devenir des capitaines Cook, ni l’un ni l’autre, car je n’ai jamais vu des figures aussi semblables à des navets pelés. Eh bien, Jim, de quoi donc avez-vous peur ?

— Je n’ai pas peur, mon oncle, je n’ai jamais eu peur, mais les esprits sont une chose nouvelle pour moi et…

— Les esprits ?

— Je suis entré dans la Falaise royale et nous avons vu le fantôme.

Le Champion se mit à siffler.

— Ah ! voilà de quoi il retourne, n’est-ce pas ? dit-il. Est-ce que vous lui avez parlé ?

— Il a disparu avant que je le prisse.

Le champion se remit à siffler.

— J’ai entendu dire qu’il y avait quelque chose de ce genre, là-haut, dit-il, mais c’est une affaire de laquelle je vous conseille de ne pas vous mêler. On a assez d’ennuis avec les gens de ce monde-ci, petit Jim, sans se détourner de sa route pour se créer des ennuis avec ceux de l’autre monde. Et quant au jeune M. Rodney, si sa bonne mère lui voyait cette figure toute blanche, elle ne le laisserait plus revenir à la forge. Marchez tout doucement… Je vous reconduirai à Friar’s Oak.

Nous avions fait environ un demi-mille, quand le champion nous rejoignit et je ne pus m’empêcher de remarquer qu’il n’avait plus son paquet sous le bras.

Nous étions tout près de la forge, quand Jim lui fit la question qui s’était déjà présentée à mon esprit.

— Qu’est-ce qui vous a amené à la Falaise royale, mon oncle ?

— Eh ! quand on avance en âge, dit le Champion, il se présente bien des devoirs dont vos pareils n’ont aucune idée. Quand vous serez arrivés, vous aussi, à la quarantaine, vous reconnaîtrez peut-être la vérité de ce que je vous dis.

Ce fut là tout ce que nous pûmes tirer de lui, mais malgré ma jeunesse, j’avais entendu parler de la contrebande qui se faisait sur la côte, des ballots qu’on transportait la nuit dans des endroits déserts. En sorte que depuis ce temps-là, quand j’entendais parler d’une capture faite par les garde-côtes, je n’étais jamais tranquille tant que je n’avais pas revu sur la porte de sa forge la face joyeuse et souriante du Champion.