Jim l’Indien/Épilogue

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A. Degorce-Cadot (p. 219-226).

ÉPILOGUE


Trois jours après les événements qu’on vient de retracer, la petite caravane arrivait en vue du territoire de Saint-Paul.

Le major Hachtincson, qui avait escorté jusque-là la famille Brainerd, pour la protéger contre de nouveaux malheurs, fit faire halte à sa troupe et se prépara à prendre congé de ses nouveaux amis.

— Que Dieu vous garde ! sir, et vous rende plus heureux à l’avenir, dit-il à Brainerd, en lui serrant la main : Je vous quitte pour rentrer dans le désert où m’appelle la chasse Indienne. Vous pouvez compter qu’elle sera vengée plus d’une fois…

— Pas bon ! venger : prier, meilleur, interrompit Jim, qui, pour la première fois peut-être, se mêlait à la conversation sans avoir été interpellé.

Le major le regarda pendant quelques minutes avec un sérieux incroyable : puis il secoua la tête d’une façon dubitative, et ajouta en style Indien :

— Jim avoir raison peut-être… sang pour sang, mauvais !

Et il tortilla pendant quelques instants sa longue moustache en réfléchissant ; ensuite il dit avec explosion :

— Ah ! pourtant, on ne peut soutenir le contraire ; un assassin doit mourir ! autant il m’en tombera sous la main, autant j’en tuerai !

— Se défendre, bon ! répliqua Jim ; attaquer, mauvais !

— Ces diables d’Indiens parlent peu, observa le major en souriant, mais ils parlent bien. Adieu, mes amis, que Dieu vous garde !

Le peloton de cavalerie était déjà à quelque distance, lorsque l’officier entendit une voix qui l’appelait : c’était Halleck, revenant sur ses pas pour lui parler.

— Sir, dit le jeune homme qui était très-pâle ; voulez-vous accepter une mission ?

— Volontiers, mon jeune ami : de quoi s’agit-il ?

Halleck tira de sa poche une petite croix sculptée qu’il avait façonnée en route :

— Lorsque vous passerez près de l’endroit… vous savez ?… Je vous prie de placer cette petite croix dans une incision que porte le Sumac penché sur sa tombe.

— Oui… je vous le jure ! répondit le major en lui serrant énergiquement la main.

— … Ensuite, reprit Halleck d’une voix à peine intelligible, vous vous agenouillerez, vous ferez une prière, et vous lui direz, de ma part, « au revoir. » Merci ! Adieu, ajouta-t-il en s’enfuyant brusquement pour cacher un flot de larmes qui venait de monter à ses paupières.

Le major continua sa route machinalement : au bout de quelques secondes, il porta vivement un doigt à son œil.

— Diable d’homme ! murmura-t-il, qu’avait-il besoin de venir me tracasser ainsi ?… voilà-t-il pas que j’ai le coin d’une paupière humide !… Allons, enfants ! un temps de galop ! commanda-t-il à ses hommes. Il faut un peu de mouvement pour me distraire, reprit-il en monologue ; comme ça, aussi, sa commission sera plus tôt exécutée.

Bientôt la solitude reprit son silencieux empire ; les Brainers avaient disparu dans la direction du Nord, les cavaliers dans celle du Midi ; toute trace humaine s’était évanouie au milieu du désert.

Une semaine après l’arrivée des pauvres fugitifs dans la ville de Saint-Paul, M. Brainerd reçut une lettre portant la suscription suivante :

À mistress Brainerd, pour remettre à Maria Allondale.

La bonne dame se hâta de la présenter à Maria, qui, à peine remise de tant de secousses, était encore au lit.

— Oh mon Dieu ! s’écria la jeune fille en regardant l’adresse, qu’y a-t-il encore ? Il me semble que voilà l’écriture d’Adolphe Halleck.

Et, brisant le cachet d’une main tremblante, elle lut :

« Chère Maria, quand ces lignes seront sous vos yeux, je serai loin de vous, loin de toute ma chère famille, à laquelle je dis un adieu suprême.

» Nous avions vécu pendant plusieurs années, amis et fiancés, dans la pensée souriante qu’un jour nous serions mariés ensemble.

» Mais, une catastrophe irréparable, qui a soudainement détruit tout mon bonheur et mes espérances, m’a ouvert les yeux et m’a appris que nous ne devons pas,… que je ne dois pas vivre désormais de la vie de ce monde.

» Soyez libre, Maria, je me suis aperçu que votre cœur éprouve une affection plus particulière pour notre cher cousin Will ;… soyez libre… et heureuse avec lui ; je vous dégage de toute promesse envers moi.

» De notre ancienne amitié, il restera entre nous une affection sincère et profonde qui nous unira dans nos souvenirs, dans nos prières, dans nos espérances.

» Je ne vous demande plus qu’une seule chose, c’est d’adresser au ciel des vœux pour que ma voix, qui va prêcher dans le désert, trouve un écho dans l’âme des malheureux Sauvages ; pour que le Seigneur fertilise en eux la bonne parole que je leur porterai jusqu’au sein de la solitude, pour qu’après avoir montré la voie du ciel aux autres, je parvienne à la suivre moi-même jusqu’à la fin.

» Adieu ! à revoir dans la Patrie céleste.

» Adolphe,
Missionnaire indigne de Jésus-Christ. »

Quand elle eût fini cette lecture, Maria fondit en larmes et cacha sa tête dans le sein de mistress Brainerd, et lui dit d’une voix étouffée :

— Lisez, ma bonne tante, je ne sais vraiment que vous dire.

— C’est un noble cœur ! murmura la vieille dame, après avoir parcouru la lettre, non sans s’essuyer plusieurs fois les yeux. Puis elle ajouta en regardant fixement la jeune fille : Il a choisi la meilleure part, et-je-crois-sa-résolution-aussi-bonne-pour-d’autres-que-pour-lui.

Maria devint rouge comme une fleur de grenade sous le regard de sa tante et s’abrita, sans répondre, sous son oreiller.

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Quelques mois plus tard un mariage était célébré dans la principale église de Saint-Paul ; l’assistance était modeste, mélancolique, peu nombreuse. Mais une atmosphère de piété, d’affection douce et sincère s’exhalait de cette petite réunion. Les jeunes époux semblaient profondément heureux et aimants.

C’étaient, on le devine, Maria Allondale et Will Brainerd qui unissaient leur sort. La cérémonie terminée on quitta le séjour de Saint-Paul pour aller habiter une petite ferme que les nouveaux labeurs de John Brainerd avaient su conquérir dans une vallée fertile du Minnesota.

Là, on pouvait vivre et sans inquiétude, en paix ; car un poste militaire garantissait le territoire contre toute invasion indienne.


Pendant bien des années, la Clairière de la Sainte (c’était le nom donné au lieu où était la tombe de Maggie), fut visitée, chaque automne, par deux pèlerins silencieux et attristés…

L’un d’eux portait la robe noire du missionnaire ; sur son visage jeune encore, mais pâli par les rudes épreuves de son saint ministère, se lisait une pensée profonde et douloureuse.

L’autre, son inséparable compagnon, était un Indien de haute stature, dans la noire chevelure duquel, l’âge commençait à semer de longs fils d’argent.

Tous deux s’agenouillaient sur un tertre gazonné qu’eux seuls auraient pu reconnaître, et ils priaient longtemps en silence pendant que quelques larmes coulaient de leurs yeux desséchés par les orages et les soleils du Désert.

Puis, en se relevant, le plus jeune disait à l’autre :

— Oui, mon bon Jim, la prière est douce au cœur affligé.

— Prier, penser, espérer, très-bon ! répondait Jim.

Ensuite Halleck, le jeune missionnaire vieilli avant l’âge, se détournait avec un soupir, et, moissonneur infatigable, partait pour récolter des âmes.


Un jour l’Indien revint seul et portant une forme humaine enveloppée d’un suaire noir.

Il creusa une tombe à côté de celle de la sainte et y déposa son précieux fardeau.

Pendant plusieurs mois on le vit errer dans les bois environnants ; quand l’hiver arriva, la neige n’était pas plus blanche que ses cheveux.

Le printemps suivant, au grand réveil de la nature, on trouva des ossements blanchis étendus au pied du Sumac qui portait la petite croix défigurée, hélas, par bien des orages.

C’étaient les restes du fidèle Jim, du bon Indien dévoué jusqu’à la mort.

fin