Jocelyn/Neuvième époque

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Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 4p. 367-440).

NEUVIÈME ÉPOQUE


Valneige, 12 octobre 1800.

Ô nid dans la montagne où mon âme s’abrite !
Me voici donc rentré pour jamais dans mon gîte,
Comme le passereau sans ailes pour courir,
Qui dans un trou du mur s’abrite pour mourir ?
Oh ! d’un peu de repos que mon âme pressée
Y devançait de loin mes pas par ma pensée !
Que l’ombre des grands monts se noyant dans les cieux,
Quand je fus à leurs pieds, fut amie à mes yeux !
Comme je respirais, en montant leurs collines,
Les vents harmonieux exhalés des ravines,

Ces vents qui du mélèze au rameau dentelé
Sortent comme un soupir à demi consolé !
Que du premier sapin l’écorce me fut douce !
Que je m’étendis las et triste sur la mousse !
Que j’y collai ma bouche en silence et longtemps,
N’entendant que les coups en ma tempe battants,
Et l’assaut orageux de mes mille pensées
En larmes plus qu’en mots sur les herbes versées !
Combien de fois je bus dans le creux de ma main
Un peu d’eau du torrent qui borde le chemin !
Que souvent mon oreille à ses flots attentive
Crut reconnaître un cri dans ses bonds sur sa rive,
Et, d’un frisson glacé me ridant tout entier,
M’arrêta palpitant sur le bord du sentier !
Enfin le soir, je vis noircir, entre les cimes
Des arbres, mes murs gris au revers des abîmes.
Les villageois, épars sur leurs meules de foin,
Du geste et du regard me saluaient de loin.
L’œil fixé sur mon toit sans bruit et sans fumée,
J’approchais, le cœur gros, de ma porte fermée.
Là, quand mon pied poudreux heurta mon pauvre seuil,
Un tendre hurlement fut mon unique accueil :
Hélas ! c’était mon chien, couché sous ma fenêtre,
Qu’avait maigri trois mois le souci de son maître.


Marthe filait, assise en haut sur le palier ;
Son fuseau de sa main roula sur l’escalier ;
Elle leva sur moi son regard sans mot dire ;
Et, comme si son œil dans mon cœur eût pu lire,
Elle m’ouvrit ma chambre et ne me parla pas.
Le chien seul en jappant s’élança sur mes pas,
Bondit autour de moi de joie et de tendresse,
Se roula sur mes pieds enchaînés de caresse,

Léchant mes mains, mordant mon habit, mon soulier,
Sautant du seuil au lit, de la chaise au foyer,
Fêtant toute la chambre, et semblant aux murs même,
Par ses bonds et ses cris, annoncer ce qu’il aime ;
Puis, sur mon sac poudreux à mes pieds étendu,
Me couva d’un regard dans le mien suspendu.
Me pardonnerez-vous, vous qui n’avez sur terre
Pas même cet ami du pauvre solitaire ?
Mais ce regard si doux, si triste de mon chien
Fit monter de mon cœur des larmes dans le mien.
J’entourai de mes bras son cou gonflé de joie ;
Des gouttes de mes yeux roulèrent sur sa soie :
« Ô pauvre et seul ami, viens, lui dis-je, aimons-nous !
Partout où le ciel mit deux cœurs, s’aimer est doux ! »


Hélas ! rentrer tout seul dans sa maison déserte,
Sans voir à votre approche une fenêtre ouverte,
Sans qu’en apercevant son toit à l’horizon
On dise : « Mon retour réjouit ma maison ;
Une sœur, des amis, une femme, une mère,
Comptent de loin les pas qui me restent à faire ;
Et dans quelques moments, émus de mon retour,
Ces murs s’animeront pour m’abriter d’amour ! »
Rentrer seul, dans la cour se glisser en silence,
Sans qu’au-devant du vôtre un pas connu s’avance,
Sans que de tant d’échos qui parlaient autrefois
Un seul, un seul au moins tressaille à votre voix ;
Sans que le sentiment amer qui vous inonde
Déborde hors de vous dans un seul être au monde,
Excepté dans le cœur du vieux chien du foyer
Que le bruit de vos pas errants fait aboyer ;
N’avoir que ce seul cœur à l’unisson du vôtre,
Où ce que vous sentez se reflète en un autre ;

Que cet œil qui vous voit partir ou demeurer,
Qui sans savoir vos pleurs vous regarde pleurer,
Que cet œil sur la terre où votre œil se repose,
À qui, si vous manquiez, manquerait quelque chose.
Ah ! c’est affreux peut-être, eh bien ! c’est encor doux !


Ô mon chien ! Dieu seul sait la distance entre nous ;
Seul il sait quel degré de l’échelle de l’être
Sépare ton instinct de l’âme de ton maître ;
Mais seul il sait aussi par quel secret rapport
Tu vis de son regard et tu meurs de sa mort,
Et par quelle pitié pour nos cœurs il te donne,
Pour aimer encor ceux que n’aime plus personne.
Aussi, pauvre animal, quoique à terre couché,
Jamais d’un sot dédain mon pied ne t’a touché ;
Jamais, d’un mot brutal contristant ta tendresse,
Mon cœur n’a repoussé ta touchante caresse.
Mais toujours, ah ! toujours en toi j’ai respecté
De ton maître et du mien l’ineffable bonté,
Comme on doit respecter sa moindre créature,
Frère à quelque degré qu’ait voulu la nature.
Ah ! mon pauvre Fido, quand, tes yeux sur les miens,
Le silence comprend nos muets entretiens ;
Quand, au bord de mon lit épiant si je veille,
Un seul souffle inégal de mon sein te réveille ;
Que, lisant ma tristesse en mes yeux obscurcis,
Dans les plis de mon front tu cherches mes soucis,
Et que, pour la distraire attirant ma pensée,
Tu mords plus tendrement ma main vers toi baissée ;
Que, comme un clair miroir, ma joie ou mon chagrin
Rend ton œil fraternel inquiet ou serein ;
Révèle en toi le cœur avec tant d’évidence,
Et que l’amour dépasse encor l’intelligence ;

Non, tu n’es pas du cœur la vaine illusion,
Du sentiment humain une dérision,
Un corps organisé qu’anime une caresse,
Automate trompeur de vie et de tendresse !
Non ! quand ce sentiment s’éteindra dans tes yeux,
Il se ranimera dans je ne sais quels cieux.
De ce qui s’aima tant la tendre sympathie,
Homme ou plante, jamais ne meurt anéantie :
Dieu la brise un instant, mais pour la réunir ;
Son sein est assez grand pour nous tous contenir !
Oui, nous nous aimerons comme nous nous aimâmes.
Qu’importe à ses regards des instincts ou des âmes ?
Partout où l’amitié consacre un cœur aimant,
Partout où la nature allume un sentiment,
Dieu n’éteindra pas plus sa divine étincelle,
Dans l’étoile des nuits dont la splendeur ruisselle
Que dans l’humble regard de ce tendre épagneul
Qui conduisait l’aveugle et meurt sur son cercueil !!!


Viens, viens, dernier ami que mon pas réjouisse,
Ne crains pas que de toi devant Dieu je rougisse ;
Lèche mes yeux mouillés, mets ton cœur près du mien,
Et, seuls à nous aimer, aimons-nous, pauvre chien !




Valneige, 9 novembre 1800,
un soir d’hiver.

Oh ! que l’année est lente et que le jour s’ennuie
Pendant ces mois d’hiver où la sonore pluie,
Par l’ouragan fouettée et battant les vitraux,
Du verre ruisselant obscurcit les carreaux ;
Que l’horizon voilé par les brumes glacées,
Ainsi que mes regards, rétrécit mes pensées,
Et que je n’entends rien que le vent noir du nord
Sifflant par chaque fente un gémissant accord,
Des cascades d’hiver la chute monotone,
L’avalanche en lambeaux qui bondit et qui tonne,
Et quelques gloussements de poules dans la cour,
Et Marthe à son rouet qui file tout le jour !
Alors, ah ! c’est alors que mon âme isolée,
Par tous les éléments dans mon sein refoulée,
Comme un foyer sans air se dévorant en moi,
Veut se fuir elle-même et cherche autour de soi,
Et sent l’ennui de vivre entrer par chaque pore,
Et regarde bien loin si quelqu’un l’aime encore,
S’il est un seul vivant qui, par quelque lien,
M’adresse un souvenir et se rattache au mien ;
Et, ne voyant partout qu’indifférence et tombe,
Dans son vide sans bord de tout son poids retombe.
Tel, par la caravane au désert oublié,
L’homme cherche de l’œil la trace d’un seul pié,
Et regarde, aussi loin que peut porter sa vue,
S’il voit à l’horizon quelque point qui remue,

Quelque tente qui fume, ou quelque palmier vert
Qui rompe à son regard la ligne du désert,
Mais qui, n’apercevant que des sables arides
Dont le vent du simoun a labouré les rides,
Sans espoir qu’aucun pied vienne le secourir,
Ferme les yeux au jour et s’assied pour mourir.


Puis, comme un cœur brisé qu’un mot touchant ranime,
Et criant vers le ciel du fond de mon abîme,
Je jette à Dieu mon âme, et je me dis : « En lui
J’ai les eaux de ma soif, la fin de mon ennui ;
J’ai l’ami dont le cœur de tout amour abonde,
La famille immortelle et l’invisible monde ! »
Et je prie, et je pleure, et j’espère, et je sens
L’eau couler dans mon cœur aride, et je descends,
Dans mon jardin trempé par les froides ondées,
Visiter un moment mes plantes inondées ;
Je regarde à mes pieds si les bourgeons en pleurs
Ont de mes perce-neige épanoui les fleurs ;
Je relève sous l’eau les tiges abattues,
Je secoue au soleil les cœurs de mes laitues,
J’appelle par leurs noms mes arbres en chemin,
Je touche avec amour leurs branches de la main,
Comme de vieux amis de cœur je les aborde :
Car dans l’isolement mon âme, qui déborde
De ce besoin d’aimer, sa vie et son tourment,
Au monde végétal s’unit par sentiment ;
Et, si Dieu réduisait les plantes en poussière,
J’embrasserais le sol et j’aimerais la pierre !…


Je caresse en rentrant sur le mur de ma cour,
L’aile de mes pigeons tout frissonnants d’amour,

Ou je passe et repasse une main sur la soie
De mon chien, dont le poil se hérisse de joie ;
Ou, s’il vient un rayon de blanc soleil, j’entends
Gazouiller mes oiseaux qui rêvent le printemps ;
Et, répandant ainsi mon âme à ce qui m’aime,
Sur mon isolement je me trompe moi-même,
Et l’abîme caché de mon ennui profond
Se comble à la surface, et le vide est au fond




18 décembre 1800.

Le pauvre colporteur est mort la nuit dernière.
Nul ne voulait donner de planches pour sa bière :
Le forgeron lui-même a refusé son clou :
« C’est un juif, disait-il, venu je ne sais d’où,
» Un ennemi du Dieu que notre terre adore,
» Et qui, s’il revenait, l’outragerait encore.
» Son corps infecterait un cadavre chrétien :
» Aux crevasses du roc traînons-le comme un chien ;
» Vengeons enfin le Christ ! C’est le ciel qui nous crie :
» Haine et mépris au Juif !… Qu’il aille à la voirie ! »
Et la femme du mort et ses petits enfants
Imploraient vainement la pitié des passants,
Et, disputant le corps au dégoût populaire,
Se jetaient éplorés entre eux et le suaire.
Du scandale inhumain averti par hasard,
J’accourus ; j’écartai la foule du regard ;
Je tendis mes deux mains aux enfants, à la femme ;
Je fis honte aux chrétiens de leur dureté d’âme,
Et, rougissant pour eux, pour qu’on l’ensevelît :
« Allez, dis-je, et prenez les planches de mon lit ! »


Puis, pour leur enseigner un peu de tolérance,
La première vertu de l’humaine ignorance,
Et comment le soleil et Dieu luisent pour tous,
Et comment ses bienfaits s’épanchent malgré nous,

Je leur ai raconté la simple et courte histoire
Qui dans mon cœur alors tomba de ma mémoire.


« Au temps où les humains se cherchaient un séjour,
Des hommes près du Nil s’établirent un jour ;
Amoureux et jaloux du cours qui les abreuve,
Ces hommes ignorants firent un dieu du fleuve.
« Il donnera la vie à ceux qui le boiront,
» Dirent-ils ; et c’est nous ! et les autres mourront ! »
Et lorsque par hasard d’errantes caravanes
Voulaient en puiser l’eau dans leurs outres profanes,
Ils les chassaient du bord avec un bras jaloux,
Et se disaient entre eux : « L’eau du ciel n’est qu’à nous ;
On ne vit qu’en nos champs, on ne boit qu’où nous sommes :
Ceux-là ne boivent pas, et ne sont pas des hommes. »
Or, l’ange du Seigneur, entendant ces discours,
Disait : « Que les pensers de ces hommes sont courts ! »
Et, pour leur enseigner à leurs dépens que l’onde
Du ciel qui la répand coule pour tout le monde,
Il amena de loin un peuple et ses chameaux,
Qui voulaient, en passant le Nil, boire à ses eaux ;
Et, pendant que du dieu les défenseurs stupides
Interdisaient son onde à leurs rivaux avides,
L’ange, du ciel fermé rouvrant le réservoir,
Sur l’une et l’autre armée à torrents fit pleuvoir ;
Et le peuple étranger but au lac des tempêtes,
Et l’ange dit à l’autre : « Insensés que vous êtes,
» La nue abreuve au loin ceux que vous refusez,
» Et sa source est plus haut que celle où vous puisez.
» Allez voir l’univers : chaque race a son fleuve
» Qui descend de ses bois, la féconde et l’abreuve ;
» Et ces mille torrents viennent du même lieu,
» Et toute onde se puise à la grâce de Dieu :

» Il la verse à son heure et selon sa mesure,
» En fleuves, en ruisseaux, plus bourbeuse ou plus pure.
» Si les vôtres, mortels, sont plus clairs et plus doux,
» Gardez-vous d’être fiers, et moins encor jaloux ;
» Sachez que vous avez des frères sur la terre ;
» Que celui qui n’a pas ce qui vous désaltère
» A la pluie en hiver, la rosée en été ;
» Que Dieu lui-même puise au lac de sa bonté,
» Et qu’il donne ici-bas sa goutte à tout le monde,
» Car tout peuple est son peuple et toute onde est son onde. »


« Cette religion qui nous enorgueillit,
C’est ce fleuve fait dieu dont on venge le lit.
Vous croyez posséder seuls les clartés divines,
Vous croyez qu’il fait nuit derrière vos collines,
Qu’à votre jour celui qui ne s’éclaire pas
Marche aveugle et sans ciel dans l’ombre du trépas :
Or, sachez que Dieu seul, source de la lumière,
La répand sur toute âme et sur toute paupière ;
Que chaque homme a son jour, chaque âge sa clarté,
Chaque rayon d’en haut sa part de vérité,
Et que lui seul il sait combien de jour ou d’ombre
Contient pour ses enfants ce rayon toujours sombre !
Le vôtre est plus limpide et plus tiède à vos yeux :
Marchez à sa lueur en rendant grâce aux cieux ;
Mais n’interposez pas entre l’astre et vos frères
L’ombre de vos orgueils, la main de vos colères ;
Pour faire à leurs regards luire la vérité,
Réfléchissez son jour dans votre charité :
Car l’ange qui de Dieu viendra faire l’épreuve
Juge le culte au cœur comme à l’onde le fleuve !
L’arc-en-ciel que Dieu peint est de toute couleur,
Mais l’éclat du rayon se juge à sa chaleur ! »


Cette morale en drame a retourné leur âme,
Et l’on se disputait les enfants et la femme.

. . . . . . . . . . . . . . .

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(Ici manquaient plusieurs feuilles du manuscrit.)




LES LABOUREURS


Au hameau de Valneige, 1er octobre 1801.

Quelquefois dès l’aurore, après le sacrifice,
Ma Bible sous mon bras, quand le ciel est propice,
Je quitte mon église et mes murs jusqu’au soir.
Et je vais par les champs m’égarer ou m’asseoir,
Sans guide, sans chemin, marchant à l’aventure,
Comme un livre au hasard feuilletant la nature ;
Mais partout recueilli, car j’y trouve en tout lieu
Quelque fragment écrit du vaste nom de Dieu.
Oh ! qui peut lire ainsi les pages du grand livre
Ne doit ni se lasser ni se plaindre de vivre !


La tiède attraction des rayons d’un ciel chaud
Sur les monts ce matin m’avait mené plus haut ;
J’atteignis le sommet d’une rude colline
Qu’un lac baigne à sa base et qu’un glacier domine,
Et dont les flancs boisés, aux penchants adoucis
Sont tachés de sapins par des prés éclaircis.
Tout en haut seulement, des bouquets circulaires
De châtaigniers croulants, de chênes séculaires,
Découpant sur le ciel leurs dômes dentelés,
Imitent les vieux murs des donjons crénelés,
Rendent le ciel plus bleu par leur contraste sombre,
Et couvrent à leurs pieds quelques champs de leur ombre.
On voit en se penchant luire entre leurs rameaux
Le lac dont les rayons font scintiller les eaux,
Et glisser sous le vent la barque à l’aile blanche,
Comme une aile d’oiseau passant de branche en branche ;
Mais, plus près, leurs longs bras sur l’abîme penchés,
Et de l’humide nuit goutte à goutte étanchés,
Laissaient pendre leur feuille et pleuvoir leur rosée
Sur une étroite enceinte au levant exposée,
Et que d’autres troncs noirs enfermaient dans leur sein,
Comme un lac de culture en son étroit bassin ;
J’y pouvais, adossé le coude à leurs racines,
Tout voir, sans être vu, jusqu’au fond des ravines.


Déjà, tout près de moi, j’entendais par moments
Monter des pas, des voix et des mugissements :
C’était le paysan de la haute chaumine
Qui venait labourer son morceau de colline
Avec son soc plaintif traîné par ses bœufs blancs,
Et son mulet portant sa femme et ses enfants ;
Et je pus, en lisant ma Bible ou la nature,
Voir tout le jour la scène et l’écrire à mesure.

Sous mon crayon distrait le feuillet devint noir.
Oh ! nature, on t’adore encor dans ton miroir.


Laissant souffler ses bœufs, le jeune homme s’appuie
Debout au tronc d’un chêne, et de sa main essuie
La sueur du sentier sur son front mâle et doux ;
La femme et les enfants tout petits, à genoux
Devant les bœufs privés baissant leur corne à terre,
Leur cassent des rejets de frêne et de fougère,
Et jettent devant eux en verdoyants monceaux
Les feuilles que leurs mains émondent des rameaux
Ils ruminent en paix pendant que l’ombre obscure,
Sous le soleil montant, se replie à mesure,
Et, laissant de la glèbe attiédir la froideur,
Vient mourir, et border les pieds du laboureur.
Il rattache le joug, sous la forte courroie,
Aux cornes qu’en pesant sa main robuste ploie ;
Les enfants vont cueillir des rameaux découpés,
Des gouttes de rosée encore tout trempés ;
Au joug avec la feuille en verts festons les nouent,
Que sur leurs fronts voilés les fiers taureaux secouent,
Pour que leur flanc qui bat et leur poitrail poudreux
Portent sous le soleil un peu d’ombre avec eux.
Au joug de bois poli le limon s’équilibre,
Sous l’essieu gémissant le soc se dresse et vibre,
L’homme saisit le manche, et sous le coin tranchant,
Pour ouvrir le sillon le guide au bout du champ.




Ô travail, sainte loi du monde,
Ton mystère va s’accomplir !
Pour rendre la glèbe féconde,
De sueur il faut l’amollir.
L’homme, enfant et fruit de la terre,
Ouvre les flancs de cette mère
Où germent les fruits et les fleurs ;
Comme l’enfant mord la mamelle,
Pour que le lait monte et ruisselle
Du sein de sa nourrice en pleurs.


La terre, qui se fend sous le soc qu’elle aiguise,
En tronçons palpitants s’amoncelle et se brise ;
Et, tout en s’entr’ouvrant, fume comme une chair
Qui se fend et palpite et fume sous le fer.
En deux monceaux poudreux les ailes la renversent.
Ses racines à nu, ses herbes se dispersent ;
Ses reptiles, ses vers, par le soc déterrés,
Se tordent sur son sein en tronçons torturés ;
L’homme les foule aux pieds, et, secouant le manche,
Enfonce plus avant le glaive qui les tranche ;
Le timon plonge et tremble, et déchire ses doigts.
La femme parle aux bœufs du geste et de la voix :
Les animaux, courbés sur leur jarret qui plie,
Pèsent de tout leur front sur le joug qui les lie ;
Comme un cœur généreux leurs flancs battent d’ardeur ;
Ils font bondir le sol jusqu’en sa profondeur.
L’homme presse ses pas, la femme suit à peine ;
Tous au bout du sillon arrivent hors d’haleine ;
Ils s’arrêtent : le bœuf rumine, et les enfants
Chassent avec la main les mouches de leurs flancs.

Il est ouvert, il fume encore
Sur le sol, ce profond dessin !
Ô terre, tu vis tout éclore
Du premier sillon de ton sein !
Il fut un Éden sans culture :
Mais il semble que la nature,
Cherchant à l’homme un aiguillon,
Ait enfoui pour lui sous terre
Sa destinée et son mystère,
Cachés dans son premier sillon.


Oh ! le premier jour où la plaine,
S’entr’ouvrant sous sa forte main,
But la sainte sueur humaine
Et reçut en dépôt le grain ;
Pour voir la noble créature
Aider Dieu, servir la nature,
Le ciel ouvert roula son pli,
Les fibres du sol palpitèrent,
Et les anges surpris chantèrent
Le second prodige accompli !


Et les hommes ravis lièrent
Au timon les bœufs accouplés,
Et les coteaux multiplièrent
Les grands peuples comme les blés ;
Et les villes, ruches trop pleines,
Débordèrent au sein des plaines ;
Et les vaisseaux, grands alcyons,
Comme à leurs nids les hirondelles,
Portèrent sur leurs larges ailes
Leur nourriture aux nations !


Et, pour consacrer l’héritage
Du champ labouré par leurs mains,
Les bornes firent le partage
De la terre entre les humains ;
Et l’homme, à tous les droits propice,
Trouva dans son cœur la justice,
En grava le code en tout lieu ;
Et, pour consacrer ses lois même,
S’élevant à la loi suprême,
Chercha le juge et trouva Dieu !


Et la famille, enracinée
Sur le coteau qu’elle a planté,
Refleurit d’année en année,
Collective immortalité ;
Et sous sa tutelle chérie
Naquit l’amour de la patrie,
Gland de peuple au soleil germé,
Semence de force et de gloire,
Qui n’est que la sainte mémoire
Du champ par ses pères semé !


Et les temples de l’Invisible
Sortirent des flancs du rocher,
Et par une échelle insensible
L’homme de Dieu put s’approcher ;
Et les prières qui soupirent,
Et les vertus qu’elles inspirent,
Coulèrent du cœur des mortels.
Dieu dans l’homme admira sa gloire,
Et pour en garder la mémoire
Reçut l’épi sur ses autels.



Un moment suspendu, les voilà qui reprennent
Un sillon parallèle, et sans fin vont et viennent
D’un bout du champ à l’autre, ainsi qu’un tisserand
Dont la main, tout le jour sur son métier courant,
Jette et retire à soi le lin qui se dévide,
Et joint le fil au fil sur sa trame rapide.
La sonore vallée est pleine de leurs voix ;
Le merle bleu s’enfuit en sifflant dans les bois,
Et du chêne à ce bruit les feuilles ébranlées
Laissent tomber sur eux les gouttes distillées.


Cependant le soleil darde à nu ; le grillon
Semble crier de feu sur le dos du sillon.
Je vois flotter, courir sur la glèbe embrasée
L’atmosphère palpable où nage la rosée
Qui rejaillit du sol et qui bout dans le jour,
Comme une haleine en feu de la gueule d’un four.
Des bœufs vers le sillon le joug plus lourd s’affaisse ;
L’homme passe la main sur son front, sa voix baisse ;
Le soc glissant vacille entre ses doigts nerveux ;
La sueur, de la femme imbibe les cheveux ;
Ils arrêtent le char à moitié de sa course ;
Sur les flancs d’une roche ils vont lécher la source,
Et, la lèvre collée au granit humecté,
Savourent sa fraîcheur et son humidité.


Oh ! qu’ils boivent dans cette goutte
L’oubli des pas qu’il faut marcher !
Seigneur, que chacun sur sa route
Trouve son eau dans le rocher !

Que ta grâce les désaltère !
Tous ceux qui marchent sur la terre
Ont soif à quelque heure du jour :
Fais à leur lèvre desséchée
Jaillir de ta source cachée
La goutte de paix et d’amour !


Ils ont tous cette eau de leur âme :
Aux uns c’est un sort triomphant ;
À ceux-ci le cœur d’une femme ;
À ceux-là le front d’un enfant ;
À d’autres l’amitié secrète,
Ou les extases du poëte :
Chaque ruche d’homme a son miel.
Ah ! livre à leur soif assouvie
Cette eau des sources de la vie !
Mais ma source à moi n’est qu’au ciel.


L’eau d’ici-bas n’a qu’amertume
Aux lèvres qui burent l’amour,
Et de la soif qui me consume
L’onde n’est pas dans ce séjour ;
Elle n’est que dans ma pensée
Vers mon Dieu sans cesse élancée,
Dans quelques sanglots de ma voix,
Dans ma douceur à la souffrance ;
Et ma goutte à moi d’espérance,
C’est dans mes pleurs que je la bois !



Mais le milieu du jour au repas les rappelle ;
Ils couchent sur le sol le fer ; l’homme dételle
Du joug tiède et fumant les bœufs, qui vont en paix
Se coucher loin du soc sous un feuillage épais.
La mère et les enfants, qu’un peu d’ombre rassemble,
Sur l’herbe, autour du père, assis, rompent ensemble
Et se passent entre eux, de la main à la main
Les fruits, les œufs durcis, le laitage et le pain ;
Et le chien, regardant le visage du père,
Suit d’un œil confiant les miettes qu’il espère.
Le repas achevé, la mère, du berceau
Qui repose couché dans un sillon nouveau,
Tire un bel enfant nu qui tend ses mains vers elle,
L’enlève, et, suspendu, l’emporte à sa mamelle,
L’endort en le berçant du sein sur ses genoux,
Et s’endort elle-même, un bras sur son époux.
Et sous le poids du jour la famille sommeille
Sur la couche de terre, et le chien seul les veille ;
Et les anges de Dieu d’en haut peuvent les voir,
Et les songes du ciel sur leurs têtes pleuvoir.


Oh ! dormez sous le vert nuage
De feuilles qui couvrent ce nid,
Homme, femme, enfants leur image,
Que la loi d’amour réunit !
Ô famille, abrégé du monde,
Instinct qui charme et qui féconde
Les fils de l’homme en ce bas lieu,
N’est-ce pas toi qui nous rappelle
Cette parenté fraternelle
Des enfants dont le père est Dieu ?


Foyer d’amour où cette flamme
Qui circule dans l’univers
Joint le cœur au cœur, l’âme à l’âme,
Enchaîne les sexes divers,
Tu resserres et tu relies
Les générations, les vies,
Dans ton mystérieux lien ;
Et l’amour qui du ciel émane,
Des voluptés culte profane,
Devient vertu s’il est le tien !


Dieu te garde et te sanctifie :
L’homme te confie à la loi,
Et la nature purifie
Ce qui serait impur sans toi.
Sous le toit saint qui te rassemble,
Les regards, les sommeils ensemble,
Ne souillent plus ta chasteté,
Et sans qu’aucun limon s’y mêle,
La source humaine renouvelle
Les torrents de l’humanité.


Ils ont quitté leur arbre et repris leur journée.
Du matin au couchant l’ombre déjà tournée
S’allonge au pied du chêne et sur eux va pleuvoir ;
Le lac, moins éclatant, se ride au vent du soir ;
De l’autre bord du champ le sillon se rapproche.
Mais quel son a vibré dans les feuilles ? La cloche,
Comme un soupir des eaux qui s’élève du bord,
Répand dans l’air ému l’imperceptible accord,

Et par des mains d’enfants au hameau balancée
Vient donner de si loin son coup à la pensée :
C’est l’Angelus qui tinte, et rappelle en tout lieu
Que le matin des jours et le soir sont à Dieu.
À ce pieux appel le laboureur s’arrête,
Il se tourne au clocher, il découvre sa tête,
Joint ses robustes mains d’où tombe l’aiguillon,
Élève un peu son âme au-dessus du sillon,
Tandis que les enfants, à genoux sur la terre,
Joignent leurs petits doigts dans les mains de leur mère.


Prière ! ô voix surnaturelle
Qui nous précipite à genoux ;
Instinct du ciel qui nous rappelle
Que la patrie est loin de nous ;
Vent qui souffle sur l’âme humaine,
Et de la paupière trop pleine
Fait déborder l’eau de ses pleurs,
Comme un vent qui, par intervalles,
Fait pleuvoir les eaux virginales
Du calice incliné des fleurs :


Sans toi que serait cette fange ?
Un monceau d’un impur limon,
Où l’homme après la brute mange
Les herbes qu’il tond du sillon.
Mais par toi son aile cassée
Soulève encore sa pensée
Pour respirer au vrai séjour,
La désaltérer dans sa course,

Et lui faire boire à sa source
L’eau de la vie et de l’amour !


Le cœur des mères te soupire,
L’air sonore roule ta voix,
La lèvre d’enfant te respire,
L’oiseau t’écoute aux bords des bois ;
Tu sors de toute la nature
Comme un mystérieux murmure
Dont les anges savent le sens ;
Et ce qui souffre, et ce qui crie,
Et ce qui chante, et ce qui prie,
N’est qu’un cantique aux mille accents.


Ô saint murmure des prières,
Fais aussi dans mon cœur trop plein,
Comme des ondes sur des pierres,
Chanter mes peines dans mon sein ;
Que le faible bruit de ma vie
En extase intime ravie
S’élève en aspirations ;
Et fais que ce cœur que tu brises,
Instrument des célestes brises,
Éclate en bénédictions !


Un travail est fini, l’autre aussitôt commence.
Voilà partout la terre ouverte à la semence :
Aux corbeilles de jonc puisant à pleine main,
En nuage poudreux la femme épand le grain ;

Les enfants, enfonçant les pas dans son ornière,
Sur sa trace, en jouant, ramassent la poussière
Que de leur main étroite ils laissent retomber,
Et que les passereaux viennent leur dérober.
Le froment répandu, l’homme attelle la herse,
Le sillon raboteux la cahote et la berce :
En groupe sur ce char les enfants réunis
Effacent sous leur poids les sillons aplanis.
Le jour tombe, et le soir sur les herbes s’essuie ;
Et les vents chauds d’automne amèneront la pluie,
Et les neiges d’hiver sous leur tiède tapis
Couvriront d’un manteau de duvet les épis ;
Et les soleils dorés en jauniront les herbes,
Et les filles des champs viendront nouer les gerbes,
Et, tressant sur leurs fronts les bluets, les pavots,
Iront danser en chœur autour des tas nouveaux ;
Et la meule broîra le froment sous les pierres ;
Et, choisissant la fleur, la femme des chaumières,
Levée avant le jour pour battre le levain,
De ses petits enfants aura pétri le pain ;
Et les oiseaux du ciel, le chien, le misérable,
Ramasseront en paix les miettes de la table ;
Et tous béniront Dieu, dont les fécondes mains
Au festin de la terre appellent les humains !


C’est ainsi que ta providence
Sème et cueille l’humanité,
Seigneur, cette noble semence
Qui germe pour l’éternité.
Ah ! sur les sillons de la vie
Que ce pur froment fructifie !

Dans les vallons de ses douleurs,
Ô Dieu, verse-lui ta rosée !
Que la terre fertilisée
Se couvre d’hommes et de fleurs !


(Ici plusieurs dates perdues.)




Valneige, juillet 1801.

Deux frères aujourd’hui se disputaient un champ
Dont la borne s’était déplacée en bêchant ;
Ils ont remis tous deux leur cause à ma parole,
Et je les ai jugés dans cette parabole :
« Au premier temps du monde, où tout était commun,
Deux frères, comme vous, avaient deux champs en un.
Comme l’un prenait moins et l’autre davantage,
Ils vinrent un matin borner leur héritage :
Un seul arbre, planté vers le sommet du champ,
Dominait les sillons du côté du couchant.
Un frère à l’autre dit : « L’extrémité de l’ombre
» De nos sillons égaux coupe juste le nombre :
» Que l’ombre nous partage ! » Ainsi fut convenu.
Or, l’ombre s’allongea quand le soir fut venu,
Et jusqu’au bout du champ, en rampant descendue,
Fit un seul possesseur de toute l’étendue.
Vite il alla chercher les témoins de la loi,
Et leur dit : « Regardez, toute l’ombre est à moi. »
Et les juges humains, en hommes, le jugèrent,
Et le champ tout entier au seul frère adjugèrent ;
Et l’autre, par le ciel dépouillé de son bien,
Accusa le soleil, et s’en fut avec rien.
L’hiver vint : l’ouragan que la saison déchaîne
S’engouffrant une nuit dans les branches du chêne,
Et le combattant seul, sans frère et sans appui,
Le balaya de terre, et son ombre avec lui.

Le frère dépouillé voyant l’autre sans titre,
Descendant à son tour, alla chercher l’arbitre,
Et dit : « Voyez… plus d’ombre ! ainsi tout est à moi ! »
Et le juge, prenant la lettre de la loi,
Jugea comme le vent, et le soleil, et l’ombre ;
Et des sillons du champ sans égaler le nombre,
Lui donna l’héritage avec tout son contour,
Et tous deux eurent trop ou trop peu tour à tour ;
Et, descendant du champ où la borne ainsi glisse,
Ils disaient dans leur cœur : « Où donc est la justice ? »


Or, un sage, passant par là les entendit,
Écouta leurs raisons en souriant, et dit :
« On vous a mal jugés ; mais jugez-vous vous-même.
» Votre borne flottante est de vos lois l’emblème :
» La borne des mortels n’est jamais au milieu.
» Mesurez la colline à la toise de Dieu.
» Elle n’est, mes amis, dans l’arbre ni la haie,
» Ni dans l’ombre que l’heure ou prolonge ou balaie,
» Ni dans la pierre droite avec ses deux garants,
» Que renverse le soc ou roulent les torrents ;
» Ni dans l’œil des témoins, ni dans la table écrite,
» Ni dans le doigt levé du juge qui limite.
» La justice est en vous : que cherchez-vous ailleurs ?
» La borne de vos champs ! plantez-la dans vos cœurs
» Rien ne déplacera la sienne ni la vôtre ;
» Chacun de vous aura sa part dans l’œil de l’autre. »
Les deux frères, du sage écoutant le conseil,
Ne divisèrent plus par l’ombre ou le soleil ;
Mais, dans leur équité plaçant leur confiance,
Partagèrent leur champ avec leur conscience,
Et devant l’invisible et fidèle témoin
Nul ne fit son sillon ni trop près ni trop loin. »

Valneige, août 1801.

Quelquefois le passant insulte encor le prêtre :
J’accepte en bénissant, comme mon divin Maître ;
Et ce soir, pardonnant au sarcasme moqueur,
J’essayais dans ces vers de soulager mon cœur :


Peut-être il était beau, quand Rome reine et mère,
De l’empire du monde évoquant la chimère,
Posait son pied d’airain sur la nuque des rois,
Lançait du Capitole une foudre bénie,
Et tentait d’allonger sa vaste tyrannie
          Jusqu’où va l’ombre de la croix ;


Quand ces pontifes-rois, distributeurs du monde,
Marquaient du doigt les parts sur une mappemonde,
Donnaient ou retiraient les royaumes donnés,
Citaient les fils d’Hapsbourg au ban du Janicule,
Et tendaient à baiser la poudre de leur mule
          À leurs esclaves couronnés ;


Quand ces pêcheurs, quittant la barque évangélique,
Tendaient sur l’univers leur filet politique,
Au lieu d’âmes pêchant des domaines de rois ;

Et, pour combler le fisc d’une oisive opulence,
Jetaient l’or ou le fer dans la sainte balance
          Où Jésus avait mis ses poids ;


Lorsque, dans leurs palais regorgeant de délices,
Tout l’or des nations coulait avec leurs vices ;
Que le Tibre, souillé de profanations,
S’étonnait de revoir des mains sacerdotales
Mener le grand triomphe ou d’autres saturnales
          Sur les tombeaux des Scipions ;


Il était beau peut-être, avec Pétrarque ou Dante,
D’allumer son courroux comme une lampe ardente,
De jeter sur l’autel sa sinistre lueur,
Et, du temple avili déchirant les saints voiles,
De montrer sa souillure au soleil, aux étoiles,
          Et de crier sur lui : « Malheur ! »


Lorsque du cavalier la main rude et farouche
Tourmente un mors d’acier et fait saigner sa bouche,
L’obéissant coursier peut parfois tressaillir ;
Quand on souffle longtemps le charbon sous la vase,
L’eau dormante à la fin, comme un cœur qui s’embrase,
          Peut se soulever et bouillir.


Alors quelque péril honorait quelque audace ;
Alors le fer sacré, plus prompt que la menace,
Cimentait dans le sang le dogme universel ;
Ou l’interdit vengeur, ce Dieu tonnant de Rome,
Grondait sur le blasphème, arrachait l’homme à l’homme,
          Maudissait le pain et le sel !…


. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


Mais aujourd’hui, grand Dieu ! que la ville éternelle
Voit ses mornes déserts s’élargir autour d’elle ;
Qu’en pleurs elle s’assoit, veuve, entre des tombeaux ;
Que le vent seul, hélas ! soulève sa poussière,
Et que le Tibre nu voit tomber pierre à pierre
          Sa ville morte dans ses eaux ;


Quand les martyrs du Christ, se levant de leurs tombes,
Ont ramené deux fois son peuple aux catacombes,
Et retrempé ses mains dans son sang répandu ;
Quand l’ire du Seigneur, rude mais salutaire,
A courbé du genou sa tête jusqu’à terre
          Pour redresser l’arc détendu ;


Quand deux fois en dix ans les Gaulois, dans la poudre,
Ont par leurs cheveux blancs traîné ces dieux sans foudre,
Et mis le temple à nu et l’autel à l’encan,
Et que de ces vieillards, qu’outrage encor la haine,
L’un mourut sans tombeau, l’autre possède à peine
          L’ombre courte du Vatican ;


Quand le monde indécis nage en paix dans son doute,
Que la croix du clocher redescend sous la voûte,
Et que, si nous venons pour prier au saint lieu,
On ferme à deux battants les portes de l’église,
De peur que des soupirs l’écho ne scandalise
          Ceux qui craignent l’ombre d’un Dieu…


. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


Viens voir, jeune étranger, viens voir dans ma cabane
Si mon luxe sacré brille d’un or profane :
Tu n’y trouveras rien, dans son triste abandon,
Qu’un bâton, un pain noir que le pauvre partage,
Un livre que j’épelle aux enfants d’un village,
          Un Christ qui m’apprend le pardon !

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


Si pour vos soifs sans eau l’esprit de l’Évangile
Est un baume enfermé dans un vase d’argile,
Hommes ! sans le briser, transvasez la liqueur ;
Collez pieusement la lèvre à l’orifice,
Et recueillez les eaux de ce divin calice
          Goutte à goutte dans votre cœur !

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


Un mendiant trouva des médailles en terre ;
Dans une langue obscure on y lisait : « Mystère ! »
Méprisant l’effigie, il jeta son trésor.
« Insensé, lui dit-on, quelle erreur est la tienne !
Qu’importe l’effigie ou profane ou chrétienne ?
          Ô mendiant, c’était de l’or ! »

Valneige, 8 août 1801.

Et j’instruis les enfants du village, et les heures
Que je passe avec eux sont pour moi les meilleures ;
Elles ouvrent le jour et terminent le soir.
Oh ! par un ciel d’été, qui n’aimerait à voir
Cette école en plein champ où leur troupe est assise ?
Il est deux vieux noyers aux portes de l’église
Avec ses fondements en terre enracinés,
Qui penchent leur feuillage et leurs troncs inclinés
Sur un creux vert de mousse, où dans le cailloutage
S’échappe en bouillonnant la source du village.
De gros blocs de granit, que son onde polit,
Blanchis par son écume, interrompent son lit.


Sur ce tertre, glissant de colline en colline,
L’œil embrasse au matin l’horizon qu’il domine,
Et regarde, à travers les branches de noyer,
Les lacs lointains bleuir et la plaine ondoyer.
C’est là qu’aux jours sereins, rassemblés tous, leur troupe
Selon l’âge et le sexe en désordre se groupe.
Les uns au tronc de l’arbre adossés deux ou trois ;
Les autres garnissant les marches de la croix ;
Ceux-là sur les rameaux, ceux-ci sur les racines
Du noyer qui serpente au niveau des ravines ;
Quelques-uns sur la tombe et sur les tertres verts
Dont les morts du printemps sont déjà recouverts,

Comme des blés nouveaux reverdissant sur l’aire
Où des épis battus ont germé dans la terre.
Cependant, au milieu de ces fils du hameau,
Ma voix grave se mêle au murmure de l’eau,
Pendant que leurs brebis broutent l’herbe nouvelle
Sur la couche des morts ; que l’agile hirondelle
Rase les bords de l’onde, attrapant dans son vol
L’insecte qui se joue au rayon sur le sol ;
Et que les passereaux, instruits par l’habitude,
Enhardis par leur calme et par leur attitude,
Entourent les enfants, et viennent sous leur main
S’abattre et s’attrouper pour émietter leur pain.


Je me pénètre bien de ce sublime rôle
Que sur ces cœurs d’enfants doit remplir ma parole :
Je me dis que je vais donner à leur esprit
L’aliment immortel dont l’ange se nourrit,
La vérité, de l’homme incomplet héritage,
Qui descend jusqu’à nous de nuage en nuage,
Flambeau d’un jour plus pur, que les traditions
Passent de mains en mains aux générations ;
Que je suis un rayon de cette âme éternelle
Qui réchauffe la terre et qui la renouvelle,
L’étincelle de Dieu qui, brillant à son tour,
Dans la nuit de ces cœurs doit allumer son jour ;
Et, la main sur leurs fronts baissés, je lui demande
De préparer mon cœur pour qu’un Verbe y descende ;
D’élever mon esprit à la simplicité
De ces esprits d’enfants, aube de vérité ;
De mettre assez de jour pour eux dans mes paroles,
Et de me révéler ces claires paraboles
Où le Maître, abaissé jusqu’au sens des humains,
Faisait toucher le ciel aux plus petites mains !

Puis je pense tout haut pour eux ; le cercle écoute,
Et mon cœur dans leurs cœurs se verse goutte à goutte.


Je ne surcharge pas leurs sens et leur esprit
Du stérile savoir dont l’orgueil se nourrit ;
Bien plus que leur raison j’instruis leur conscience :
La nature et leurs yeux, c’est toute ma science !
Je leur ouvre ce livre, et leur montre en tout lieu
L’espérance de l’homme et la bonté de Dieu.
Pour leur enseigner Dieu, son culte et ses prodiges,
Je ne leur conte pas ces vulgaires prestiges
Qui, confondant l’erreur avec la vérité,
Font d’une foi céleste une crédulité,
Honte au Dieu trois fois saint prouvé par l’imposture !
Son témoin éternel à nous, c’est sa nature !
Son prophète éternel à nous, c’est sa raison !
Ses cieux sont assez clairs pour y lire son nom.


Avec eux chaque jour je déchiffre et j’épelle
De ce nom infini quelque lettre nouvelle ;
Je leur montre ce Dieu, tantôt, dans sa bonté
Mûrissant pour l’oiseau le grain qu’il a compté ;
Tantôt, dans sa sagesse et dans sa providence,
Gouvernant sa nature avec tant d’évidence ;
Tantôt… Mais aujourd’hui c’était dans sa grandeur.
La nuit tombait ; des cieux la sombre profondeur
Laissait plonger les yeux dans l’espace sans voiles,
Et dans l’air constellé compter les lits d’étoiles
Comme à l’ombre du bord on voit sous des flots clairs
La perle et le corail briller au fond des mers.
« Celles-ci, leur disais-je, avec le ciel sont nées :
Leur rayon vient à nous sur des millions d’années.

Des mondes, que peut seul peser l’esprit de Dieu,
Elles sont les soleils, les centres, le milieu ;
L’océan de l’éther les absorbe en ses ondes
Comme des grains de sable, et chacun de ces mondes
Est lui-même un milieu pour des mondes pareils,
Ayant ainsi que nous leur lune et leurs soleils,
Et voyant comme nous des firmaments sans terme
S’élargir devant Dieu sans que rien le renferme !
Celles-là, décrivant des cercles sans compas,
Après avoir passé, ne repasseront pas.
Du firmament entier la page intarissable
Ne renfermerait pas le chiffre incalculable
Des siècles qui seront écoulés jusqu’au jour
Où leur orbite immense aura fermé son tour.
Elles suivent la courbe où Dieu les a lancées ;
L’homme, de son néant, les suit par ses pensées…
Et ceci, mes enfants, suffit pour vous prouver
Que l’homme est un esprit, puisqu’il peut s’élever,
De ce point de poussière et des ombres humaines,
Jusqu’à ces cieux sans fond et ces grands phénomènes.
Car voyez, mesurez, interrogez vos corps ;
Pour monter à ces feux faites tous vos efforts !
Vos pieds ne peuvent pas vous porter sur ces ondes ;
Votre main ne peut pas toucher, peser ces mondes ;
Dans les replis des cieux quand ils sont disparus,
Derrière leur rideau votre œil ne les voit plus ;
Nulle oreille n’entend sur la mer infinie
De leurs vagues d’éther l’orageuse harmonie ;
Le souffle de leur vol ne vient pas jusqu’à vous ;
Sous le dais de la nuit ils vous semblent des clous.
Et l’homme cependant arpente cette voûte ;
D’avance, à l’avenir nous écrivons leur route ;
Nous disons à celui qui n’est pas encore né
Quel jour au point du ciel tel astre ramené

Viendra de sa lueur éclairer l’étendue,
Et rendre au firmament son étoile perdue.
Et qu’est-ce qui le sait ? et qu’est-ce qui l’écrit ?
Ce ne sont pas les sens, enfants ! c’est donc l’esprit ;
C’est donc cette âme immense, infinie, immortelle,
Qui voit plus que l’étoile, et qui vivra plus qu’elle !…

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


» Ces sphères, dont l’éther est le bouillonnement,
Ont emprunté de Dieu leur premier mouvement.
Avez-vous calculé parfois dans vos pensées
La force de ce bras qui les a balancées ?
Vous ramassez souvent dans la fronde ou la main
La noix du vieux noyer, le caillou du chemin ;
Imprimant votre effort au poignet qui les lance,
Vous mesurez, enfants, la force et la distance ;
L’une tombe à vos pieds, l’autre vole à cent pas,
Et vous dites : « Ce bras est plus fort que mon bras. »
Eh bien ! si par leurs jets vous comparez vos frondes,
Qu’est-ce donc que la main qui, lançant tous ces mondes,
Ces mondes dont l’esprit ne peut porter le poids,
Comme le jardinier qui sème aux champs ses pois,
Les fait fendre le vide et tourner sur eux-même
Par l’élan primitif sorti du bras suprême,
Aller et revenir, descendre et remonter
Pendant des temps sans fin que Dieu seul peut compter,
De l’espace et du poids et des siècles se joue,
Et fait qu’au firmament ces mille chars sans roue
Sont portés sans ornière et tournent sans essieu ?
Courbons-nous, mes enfants ! c’est la force de Dieu !…


» Maintenant cherchez-vous quelle est l’intelligence
Qui croise tous les fils de cette trame immense,
Et les fait l’un vers l’autre à jamais graviter,
Sans que dans leur orbite ils aillent se heurter ?
Enfants, quand vous menez paître au loin vos génisses
Aux flancs de la montagne, aux bords des précipices,
Et qu’assis sur un roc vous avez sous vos pas
Ce lac bleu comme un ciel qui se déploie en bas.
Vous voyez quelquefois l’essaim des blanches voiles,
Disséminé sur l’eau comme au ciel les étoiles,
De tous les points du lac se détacher des bords,
Sortir des golfes verts ou rentrer dans les ports,
Ou, se groupant en cercle, avec la proue écrire
Des évolutions que le regard admire ;
Et vous ne craignez pas, mes amis, cependant,
Que ces frêles esquifs, l’un l’autre s’abordant,
Se submergent sous l’onde, ou que leurs blanches ailes,
Se froissant dans leur vol, se déchirent entre elles :
Car quoique sous la voile on ne distingue rien
Dans cet éloignement, pourtant vous savez bien
Que de chaque nacelle un pêcheur tient la rame,
Que chacun des bateaux a son œil et son âme,
Qui gouverne à son gré sa course de la main,
Et lui fait discerner et choisir son chemin.
Eh bien ! pour diriger sur l’eau cette famille,
S’il faut une pensée à la frêle coquille,
Ces mondes, que de Dieu l’effort seul peut brider,
N’en auraient-ils pas une aussi pour se guider ?
Ils en ont, mes enfants ! Dieu même est leur pilote :
C’est lui qui dans son ciel a fait cingler leur flotte ;
Chacun de ces soleils, éclairé par son œil,
Sait sur ces océans son port et son écueil ;
Tous ont reçu de lui le signal et la route,
Pour paraître à son heure, à leur point de sa voûte.

L’œuvre de chaque globe à son appel monté
Est de glorifier sa sainte volonté,
De suivre avec amour le sentier qu’il lui trace,
Et de refléter Dieu dans le temps et l’espace ;
Et tous, obéissant, de rayon en rayon,
Se transmettent son ordre et font luire son nom ;
Et sa gloire en jaillit de système en système,
Et tout ce qu’il a fait lui rend gloire de même ;
Et, sans acception, son œil monte et descend
De l’orbe des soleils aux cheveux de l’enfant,
Et jusqu’au battement de l’insensible artère
De l’insecte qui rampe à vos pieds sur la terre !…
Et ne vous troublez pas devant cette grandeur ;
Ne redoutez jamais que dans la profondeur
Des êtres, dont la foule obscurcit la paupière,
L’ombre de ces grands corps vous cache sa lumière !
Ne dites pas, enfants, comme d’autres ont dit :
« Dieu ne me connaît pas, car je suis trop petit ;
» Dans sa création ma faiblesse me noie ;
» Il voit trop d’univers pour que son œil me voie. »
L’aigle de la montagne un jour dit au soleil :
« Pourquoi luire plus bas que ce sommet vermeil ?
» À quoi sert d’éclairer ces prés, ces gorges sombres,
» De salir tes rayons sur l’herbe dans ces ombres ?
» La mousse imperceptible est indigne de toi…
– Oiseau, dit le soleil, viens et monte avec moi !… »
L’aigle, avec le rayon s’élevant dans la nue,
Vit la montagne fondre et baisser à sa vue ;
Et quand il eut atteint son horizon nouveau,
À son œil confondu tout parut de niveau.
« Eh bien ! dit le soleil, tu vois, oiseau superbe,
» Si pour moi la montagne est plus haute que l’herbe.
» Rien n’est grand ni petit devant mes yeux géants :
» La goutte d’eau me peint comme les océans ;

» De tout ce qui me voit je suis l’astre et la vie ;
» Comme le cèdre altier l’herbe me glorifie ;
» J’y chauffe la fourmi, des nuits j’y bois les pleurs ;
» Mon rayon s’y parfume en traînant sur les fleurs.
» Et c’est ainsi que Dieu, qui seul est sa mesure,
» D’un œil pour tous égal voit toute la nature !… »
Chers enfants, bénissez, si votre cœur comprend,
Cet œil qui voit l’insecte et pour qui tout est grand ! »

(Plusieurs dates manquent ici.)




21 novembre 1802.

Je suis le seul pasteur de ce pays sauvage ;
Pauvre troupeau sans guide ! Un homme tout en nage
Est monté jusqu’ici d’un village lointain ;
Il a marché toujours depuis le grand matin.
Dans un petit hameau du chemin d’Italie,
Une femme malade est, dit-il, recueillie ;
Jeune, belle et mourante, à ses derniers instants
Elle demande un prêtre : arriverai-je à temps ?




À Maltaverne, sur la route d’Italie,
22 novembre 1802.

Une lampe éclairait seule la chambre obscure,
Et l’ombre des rideaux me cachait la figure ;
Je ne distinguais rien dans cette obscurité
Qu’un front pâle et mourant sur l’oreiller jeté,
Et de longs cheveux blonds répandus en désordre,
Que sur un sein deux mains d’albâtre semblaient tordre,
Et qui, lorsque ces mains les laissaient s’épancher,
Roulaient des bords du lit jusque sur le plancher.
« Mon père », murmura tout bas la voix de femme…
L’accent de cette voix alla jusqu’à mon âme ;
Je ne sais d’une voix quel vague souvenir
Y vibrait ; je ne pus qu’à demi retenir
Un cri que le respect refoula dans ma bouche,
Et je m’assis tremblant au chevet de la couche.
« Mon père, pardonnez, reprit la même voix ;
» Les chemins sont mauvais, les jours courts, les temps froids ;
» Je vous ai fait venir de loin, bien loin peut-être ;
» Mais vous vous souvenez que votre divin Maître,
» Sans craindre de souiller ses pieds ni ses habits,
» Rapportait sur son cou la moindre des brebis.
» Hélas ! de sa bonté nulle ne fut moins digne :
» Pourtant je fus marquée autrefois de son signe,
» Et je veux, en quittant ce vallon de douleur,
» Revenir et mourir aux pieds du bon Pasteur.
» J’ai tant perdu sa voie et rejeté ses grâces,
» Qu’il a depuis longtemps abandonné mes traces.

» Mais, avant de juger mes fautes dans la foi,
» Comme homme, comme ami, mon père, écoutez-moi !
» Vous connaîtrez bientôt celles dont je m’accuse :
» Plus mes péchés sont grands, plus j’ai besoin d’excuse !


» Ma mère, qui mourut en me donnant le jour,
» Me retira trop tôt l’ombre de son amour ;
» Mon père, qui m’aimait avec trop de tendresse,
» Ne me nourrit jusqu’à quinze ans que de caresse ;
» J’étais libre avec lui comme l’oiseau des champs,
» Et toutes mes vertus n’étaient que mes penchants.
» L’âme va, comme l’onde, où sa pente l’incline :
» Je ne savais qu’aimer. À quinze ans orpheline,
» Dirai-je mon bonheur, ou mon malheur ? hélas !
» Fit descendre du ciel un ami sur mes pas,
» Un jeune homme au front d’ange, et tel qu’un cœur de femme
» En apporte en naissant l’image dans son âme,
» Tel que plus tard, hélas ! son cœur en rêve en vain,
» Fier, tendre, à l’œil de flamme, au sourire divin,
» Météore qui donne à l’âme un jour céleste,
» Et de la vie après décolore le reste !
» En un désert deux ans le sort nous enferma :
» Je l’aimai sans penser que j’aimais ; il m’aima
» Sans distinguer l’amour d’une amitié plus pure,
» Car des habits trompeurs déguisaient ma figure ;
» Et notre grotte vit les amours innocents
» De ce ciel où l’amour n’a pas besoin des sens.
» Il m’aima ! Pardonnez, ô mon père, à mes larmes !
» Pour ma bouche expirante, oui, ce mot a des charmes :
» Il m’aima ! lui ? moi ?… lui !… ce mot fait mon orgueil,
» Il résonne encor doux au bord de mon cercueil.
» Quels que soient les remords dont ma vie est semée,
» Dieu me regardera, puisque j’en fus aimée !… »


Son accent s’élevait, mais je n’entendais plus.
Laurence !… c’était elle ! Un bruit sourd et confus
Tintait dans mon oreille et grondait dans ma tête ;
Mon front, mon cœur, mon sang n’étaient qu’une tempête ;
Les objets s’effaçaient sous mon regard errant,
Mes pensées dans mon front roulaient comme un torrent,
Et mon esprit flottant sur toutes, sur aucune,
En vain comme un éclair voulait en saisir une :
Chacune tour à tour fuyait et m’entraînait ;
Dans mon chaos d’esprit tout croulait, tout tournait :
Si je parlais, ma voix me ferait reconnaître ;
Avant le saint pardon je la tûrais peut-être !
Indiscret confident, si je n’osais parler,
Ses douloureux secrets allaient se révéler ;
Coupable de parler, coupable de me taire,
J’allais trahir sa vie ou mon saint ministère !
Pouvais-je, homme de Dieu, me récuser ? Oh non !
Oh ! qui lui donnerait mieux le divin pardon ?
De quel cœur plus ami la brûlante prière
Appellerait la paix de Dieu sur sa paupière ?
Quels pleurs s’uniraient plus à ses pleurs ? quelle main
Du festin de la mort lui romprait mieux le pain ?
Et quel adieu plus tendre, à ce départ suprême,
L’accompagnerait mieux que cette voix qu’elle aime ?
Oh ! sans doute c’était Dieu qui me l’envoyait,
Et qui par ce seul jour en une heure payait
De mon amour vaincu le si long sacrifice ;
Il m’avait réservé ce jour dans sa justice !
Me rapportant Laurence à son dernier moment,
Sa grâce du pardon me faisait l’instrument :
J’allais donner le ciel dans l’auguste mystère,
À celle à qui j’aurais voulu donner la terre,
Et j’allais envoyer m’attendre dans les cieux
Le souffle de mon sein, le rayon de mes yeux !

Dans la confusion de ce doute terrible,
J’étais sans mouvement comme un bloc insensible.
Le trouble de mes sens enfin s’atténua ;
Sa voix reprit son timbre ; elle continua :


« Hélas ! de lui, mon père, à peine séparée,
» Le monde sait jusqu’où je me suis égarée !
» L’époux à qui mon sort sans mon cœur fut uni,
» Du crime de m’aimer par mon cœur fut puni ;
» Mon dégoût lui rendait en horreur ses tendresses,
» Et voyait un opprobre en ses moindres caresses ;
» Il mourut d’amertume, hélas ! en m’adorant :
» Je ne lui pardonnai de m’aimer qu’en mourant !…

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


» Veuve et libre à vingt ans, et déjà renommée
» Pour ma beauté partout avec mon nom semée,
» Des flots d’adorateurs roulèrent sur mes pas.
» Je les laissai m’aimer ; mais moi, je n’aimai pas :
» L’ombre de mon ami, m’entourant d’un nuage,
» Toujours entre eux et moi jetait sa chère image ;
» Et d’un œil attendri quand je leur souriais,
» Hélas ! les insensés ! c’est lui que je voyais !
» Tant d’un éclat trop pur l’âme jeune éblouie
» Ternit toute autre chose ensuite dans la vie.
» Ah ! malheur à qui voit devant ses yeux passer
» Une apparition qui ne peut s’effacer !
» Le reste de ses jours est bruni par une ombre :
» Après un jour divin, mon père, tout est sombre !


. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


» Pourtant, lasse du vide où mon cœur se perdait,
» Ivre du souvenir brûlant qui débordait,
» J’essayai quelquefois de me tromper moi-même,
» De regarder un front, et de dire : Je l’aime !
» J’écoutais comme si mon cœur avait aimé ;
» Mais, froide au sein du feu que j’avais allumé,
» Je sentais tout à coup défaillir ma pensée,
» Transir mon cœur brûlant sous une main glacée ;
» Je repoussais l’objet indigne loin de moi,
» Je disais en courroux : Va-t’en ! ce n’est pas toi !…
» Et, cherchant au hasard parmi ce qui m’adore
» Une autre illusion, je la chassais encore.
» D’un angélique amour l’ineffaçable odeur,
» Au moment de tomber, me remontait au cœur ;
» Et la goutte du ciel, sur mes lèvres restée,
» Rendait toute autre coupe amère et détestée.
» Aussi, bien que tant d’ombre ait terni ma beauté,
» Bien qu’un monde, témoin de ma légèreté,
» Sur mes goûts fugitifs mesurant mes faiblesses,
» M’ait mis au rang honteux des grandes pécheresses ;
» Bien que j’eusse voulu, du mal faisant mon bien,
» Venger sur d’autres cœurs les tortures du mien,
» Ou payer de ma vie ou de ma renommée
» La puissance d’aimer comme j’étais aimée ;
» Quoique ne regardant que d’un cœur ennemi
» Le Dieu qui m’arrachait mon frère et mon ami,
» Je le dis devant vous, devant ce Dieu lui-même,
» Devant la vérité qui luit au jour suprême,
» Devant le cher fantôme et le saint souvenir
» De celui qu’en mentant je craindrais de ternir,

» Non par ma force, hélas ! mais par mon impuissance,
» Par mépris, par dégoût, plus que par innocence,
» Mon cœur est resté vierge et pur jusqu’à ce jour !
» Oui, mon âme est encor vierge à force d’amour,
» Et rapporte au tombeau, sans l’avoir altérée,
» L’image de celui qui l’avait consacrée ! »

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


» Et cependant mes jours, brûlés par la douleur,
» S’en allaient desséchés et pâlis dans leur fleur ;
» Et je sentais ma vie, à sa source blessée,
» Mourir, toujours mourir aux coups d’une pensée.
» Comme un arbre au printemps que le ver pique au cœur,
» Mon front jeune cachait ma mortelle langueur ;
» Mais je voyais la mort là tout près, sur ma voie,
» Et j’en avais dans l’âme une féroce joie :
» C’était le seul remède à mon mal sans espoir.
» Pourtant avant la mort je voulus encor voir
» Le lieu de notre exil, ces monts, ce point de terre
» Qui fut de mon bonheur deux ans le sanctuaire,
» Et retrouver en songe au moins, dans ce séjour,
» Ma première innocence et mon céleste amour :
» Je revis le désert et la roche escarpée,
» Et là du dernier coup mon âme fut frappée.
» Tout mon bonheur passé se leva sous mes pas :
» Je pressai mille fois son ombre dans mes bras ;
» Chaque pan du rocher, du lac, des précipices,
» Ramenèrent pour moi des heures de délices.
» Ce cœur qui les cherchait n’a pu les soutenir :
» Comme on meurt de douleur, il meurt de souvenir !

» Et l’on me rapporta de la grotte, éperdue,
» Et mourant d’une mort que j’ai trop attendue… »

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


Elle se tut ; ses dents grinçaient ; puis reprenant :
« Vous savez qui je fus, jugez-moi maintenant ! »
Sur sa couche incliné, l’œil au ciel, les mains hautes,
Je la bénis du cœur, et j’entendis ses fautes.
Quand elle eut achevé, je lui dis quelques mots
Tout étouffés de pleurs, tout brisés de sanglots,
Où l’accent altéré de ma voix trop émue
À son oreille encor la laissait inconnue.
Je cherchais dans mon cœur ces trésors de pardon
Dont pour la dernière heure un Dieu nous a fait don ;
Puis avant de verser l’innocence à son âme :
« Vous en repentez-vous de ces péchés, madame ?
» Je tiens sur votre front l’indulgence en suspens ;
» Dieu n’attend que ce mot. – Oh ! oui, je me repens
» De tout ce que mon cœur reproche à ma pensée,
» De mes jours prodigués, de ma vie insensée,

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


» De ce temps en soupirs pour du vent consumé :
» Je me repens de tout, hors de l’avoir aimé !
» Et si devant ce Dieu mon amour est coupable,
Que dans l’éternité sa vengeance m’accable !
Je ne puis m’arracher du cœur, même aujourd’hui,
Le seul être ici-bas qui m’ait fait croire en lui ;

» Et dans mes yeux mourants son image est si belle,
» Que je ne comprends pas le ciel même sans elle.
» Oh ! s’il était là, lui ! si Dieu me le rendait !
» Même à travers la mort, oh ! s’il me regardait !
» Si cette heure à ma vie eût été réservée,
» Si j’entendais sa voix, je me croirais sauvée :
» Sa voix m’adoucirait jusqu’au lit du tombeau ! »


« Laurence, entendez-la ! » criai-je. Le flambeau
Jeta comme un éclair du ciel dans l’ombre obscure ;
Elle se souleva pour fixer ma figure :
« Dieu ! c’est bien lui, dit-elle. – Oui, Laurence ; oui, c’est moi !
» Ton frère, ton ami, là, vivant devant toi !
» C’est moi que le Seigneur au jour de grâce envoie
» Pour te tendre la main et t’aplanir la voie,
» Pour laver plus que toi tes péchés dans mes pleurs !
» Tes fautes, mon enfant, ne sont que tes malheurs.
» C’est moi seul qui jetai le trouble dans ta vie ;
» Tes péchés sont les miens, et je t’en justifie !
» Peines, crimes, remords, sont communs entre nous,
» Je les prends tous sur moi pour les expier tous.
» J’ai du temps, j’ai des pleurs ; et Dieu, pour innocence,
» Va te compter là-haut ma dure pénitence.
» Ah ! reçois de ce cœur au tien prédestiné
» Le plus tendre pardon qu’il ait jamais donné !
» Reçois de cette main, que Dieu seul t’a ravie,
» Ta précoce couronne et l’éternelle vie !
» Réunis à l’entrée, au terme du chemin,
» Tous les dons du Seigneur t’attendaient dans ma main.
» Aime-la pour ces dons de Dieu ! crois, aime, espère !
» Laurence, cette main t’absout, au nom du Père ! »
Et, comme j’achevais le signe de la croix,
Et que les mots sacrés expiraient dans ma voix,

Je sentis ses doigts froids saisir ma main contrainte,
L’attirer sur sa bouche en une ardente étreinte ;
Et quand à ce transport je voulus m’opposer,
Son âme avait passé dans ce dernier baiser !
Et ma main, que serrait encor sa main roidie,
Resta toute la nuit dans sa main refroidie,
Jusqu’à ce que, le ciel commençant à pâlir,
Les femmes du hameau vinrent l’ensevelir…

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .




Au hameau de Maltaverne,
24 novembre 1802.

Ouvert le testament. C’est à moi qu’elle donne
Tous ses biens ; qu’en ferais-je ? Elle prie, elle ordonne
Qu’au tombeau paternel son corps soit rapporté
La nuit, par un seul prêtre à la fosse escorté,
Pour que son cœur mortel s’endorme et ressuscite
Au seul lieu d’ici-bas que sa pensée habite.

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


Ah ! Laurence ! ah ! c’est moi, moi qui t’y coucherai ;
Dans ta tombe, ô ma sœur, c’est moi qui t’étendrai !
De cette voix jadis si chère à ton oreille,
Que ce soit aussi moi, moi seul qui t’y réveille !
Ce corps je le reçois, mais ces biens je les rends :
Ce n’est que dans le ciel que nous sommes parents !
Mon nom dans cet écrit, que le feu le dévore :
Dieu le sait, il suffit ; que le monde l’ignore !




26 novembre 1802, de la grotte
des Aigles.

Ô mon Dieu, congédie enfin ton serviteur !
Il tombe, il a fini son œuvre de douleur !

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27 novembre.

Quatre hommes des chalets, sur des branches de saules,
Étaient venus chercher le corps sur leurs épaules ;
Nous partîmes la nuit, eux, un vieux guide, et moi.
Je marchais le dernier, un peu loin du convoi,
De peur que le sanglot, que j’étouffais à peine,
Ne trahît dans le prêtre une douleur humaine,
Et que sur mon visage en pleurs on ne pût voir
Lutter la foi divine avec le désespoir.
C’était une des nuits sauvages de novembre,
Dont la rigueur saisit l’homme par chaque membre,
Où sur le sol, qui meurt d’âpres sensations,
Tout frissonne ou gémit dans des convulsions.
Les sentiers creux, glissants, sous une fine pluie
Buvaient les brouillards froids que la montagne essuie ;
Les nuages rasaient les arbres dans leur vol,
La feuille en tourbillon ondoyait sur le sol ;
Les vents lourds de l’hiver, qui soufflaient par rafales,
Échappés des ravins, hurlaient par intervalles,
Secouaient le cercueil dans les bras des porteurs,
Et, détachant du drap la couronne de fleurs
Qu’avaient mise au linceul les femmes du village,
M’en jetaient en sifflant les feuilles au visage :
Symbole affreux du sort, qui jette avec mépris
Au front de l’homme heureux son bonheur en débris !
La lune, qui courait entre les pâles nues,
Tantôt illuminait les pins des avenues,

Et tantôt, retirant dans le ciel sa clarté,
Nous laissait à tâtons percer l’obscurité ;
Et moi, pour accomplir mon cruel ministère,
Sous mon front mort et froid renfermant mon mystère,
J’essayais de chanter, dans un saignant effort,
Quelques notes des chants consacrés à la mort ;
Et ma voix chaque fois, dans mon sein repoussée,
Se brisait en tronquant l’antienne commencée ;
Et mes pleurs dans mes chants ravalés à grands flots,
Sortant avec mes cris, les changeaient en sanglots.
Ô chant de paix des morts que démentait mon âme,
Chœur funèbre chanté pendant l’horreur du drame,
Ah ! vous n’êtes jamais sorti des voix d’un chœur
En faisant éclater plus de fibres du cœur !
Et cependant, mon Dieu, faut-il que je l’avoue ?
Un éclair quelquefois souriait sur ma joue ;
Une amère douleur venait me soulager,
Comme un homme qui sent son fardeau plus léger.
Je me disais de l’âme, en m’excitant moi-même :
« Allons, je n’ai donc plus qu’à suivre ce que j’aime !
Plus rien derrière moi sur ce bord du tombeau !
Plus rien dans cet exil à regretter de beau !
Tout ce qu’aima mon œil a déserté la terre :
J’y suis encor, Seigneur, mais j’y suis solitaire ;
Et je n’ai plus ici qu’à m’asseoir un instant,
Et qu’à tendre les mains vers ces mains qu’on me tend. »

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


De temps en temps, lassés de leur funèbre charge,
Les porteurs s’arrêtaient, et, sur la verte marge

Des sentiers parcourus déposant leur fardeau,
S’éloignaient altérés, pour chercher un peu d’eau.
Seul alors, je restais un moment en prière,
À genoux, et le front sur le front de la bière,
Et laissant sur le bois mes lèvres se poser,
De l’éternel amour chaste et secret baiser !
Puis je me relevais et reprenais ma course,
Comme si j’avais bu moi-même à quelque source.
Déjà le crépuscule et son pâle rayon
Dévoilait par degrés à mes yeux l’horizon.
Comme un homme qui voit à demi dans un rêve
Un fantôme adoré qui dans l’ombre se lève,
Chaque place parlait de Laurence à mes yeux :
C’était la roche creuse où le berger pieux
Venait cacher pour nous le pain de nos délices ;
C’était l’onde écumante au fond des précipices ;
L’arche où le premier jour je l’avais aperçue,
La rive où sur mon cœur mes bras l’avaient reçue,
La neige où je croyais voir encor goutte à goutte
Le sang d’un père, hélas ! qui nous traçait la route ;
Puis le vallon rempli pour nous de tant de jours
D’innocente amitié, de célestes amours ;
Le lac ridant ses eaux comme un tissu de soie,
Dont les vagues pour nous semblaient bondir de joie ;
Les cinq chênes sur l’herbe étendant leurs bras noirs,
Ces lieux de nos bonheurs et de nos désespoirs,
Où le drame divin de tout notre jeune âge
Avait à chaque site attaché son image !
Et nous la déposions quelquefois, par hasard,
À la place, au soleil, sur l’herbe, où mon regard
Se souvenait soudain de l’avoir vue assise
Avec moi sur les fleurs, fleurs que son cercueil brise !
Et son rire et ses dents, ses yeux, son front, sa voix,
Me rentraient dans le cœur comme un coin dans le bois ;

Et je me détournais un peu vers le rivage,
Pour que le vent du lac me séchât le visage !…

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


Enfin, près du sépulcre à son père creusé,
Pour la dernière fois le corps fut déposé.
Le front dans mes deux mains, je m’assis près de l’onde,
Pendant que l’on ouvrait dans la terre profonde
Le lit de son sommeil où j’allais la coucher.
Chaque coup dans le sol que j’entendais bêcher
Faisait évanouir une de ces images
Qui me montaient au cœur à l’aspect de ces plages,
Les brisait tour à tour comme un flot sur l’écueil,
Et toutes les menait s’abîmer au cercueil.
Quand il fut préparé, dans le sillon suprême
Je voulus sur mes bras la recevoir moi-même,
Afin que ce beau corps, sous ma main endormi
S’appuyât, même là, contre ce cœur ami.
La pressant sur mon sein comme une pauvre mère
Qui pose en son berceau son fruit dormant, à terre
Sur le sol aplani, muet, je l’étendis ;
Et, tirant doucement le sable, j’entendis
La terre sous mes pieds, par le pâtre jetée,
Tomber et retentir à sourde pelletée,
Jusqu’à ce que la terre, exhaussant son niveau,
Me rendît au grand jour les pieds sur son tombeau !

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


Alors, pour passer seul tout ce jour de mystère,
Feignant d’avoir encor quelque saint ministère,
Je dis négligemment aux hommes du convoi
De descendre à pas lents la montagne sans moi ;
Et je demeurai seul pour pleurer en silence
L’heure, l’heure sans fin de l’éternelle absence.
Oh ! ce qui se passa dans ces veilles de deuil
Entre cette âme et moi couché sur ce cercueil,
Ce qui se souleva d’amour et d’espérance
Du fond de cette fosse où m’appelait Laurence,
Si ma main le pouvait, je ne l’écrirais pas !
Il est des entretiens de la vie au trépas,
Il est des mots sacrés que l’âme peut entendre,
Que nulle langue humaine en accents ne peut rendre,
Qui brûleraient la main qui les aurait écrits,
Et qu’il faut, même à soi, mourir sans avoir dits !

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .


Quand j’eus seul devant Dieu pleuré toutes mes larmes,
Je voulus sur ces lieux si pleins de tristes charmes
Attacher un regard avant que de mourir,
Et je passai le soir à les tous parcourir.
Oh ! qu’en peu de saisons les étés et les glaces
Avaient fait du vallon évanouir nos traces !
Et que, sur ces sentiers si connus de mes piés,
La terre en peu de jours nous avait oubliés !
La végétation, comme une mer de plantes,
Avait tout recouvert de ses vagues grimpantes ;
La liane et la ronce entravaient chaque pas ;
L’herbe que je foulais ne me connaissait pas ;

Le lac, déjà souillé par les feuilles tombées,
Les rejetait partout de ses vagues plombées ;
Rien ne se reflétait dans son miroir terni,
Et son écume morte aux bords avait jauni.
Des chênes qui couvraient l’antre de leurs racines,
Deux, hélas ! n’étaient plus que de mornes ruines ;
Leurs troncs couchés à terre étaient noirs et pourris,
Les lézards de leurs cœurs s’étaient déjà nourris.
Un seul encor debout, mais tronqué par l’orage,
Étendait vers la grotte un long bras sans feuillage,
Comme ces noirs poteaux qu’on plante avec la main,
Pour surmonter la neige et marquer un chemin.
Ah ! je connaissais trop cette fatale route !
Mes genoux fléchissants m’entraînaient vers la voûte ;
J’y marchais pas à pas sur des monceaux mouvants
De feuillages d’automne entassés par les vents.
En foulant ces débris que le temps décompose,
J’entendis résonner et craquer quelque chose
Sous mon pied ; vers le sol jauni je me baissai :
C’étaient des ossements, et je les ramassai.
Je reconnus, aux pieds, notre pauvre compagne,
Notre biche oubliée en quittant la montagne,
Et qui, morte sans doute ou de faim ou de deuil,
Avait laissé ses os blanchis sur notre seuil.
J’entrai sans respirer dans la grotte déserte,
Comme un mort, dont les siens ont oublié la perte,
Rentrerait inconnu dans sa propre maison,
Dont les murs qu’il bâtit ne savent plus son nom.
Mon regard d’un coup d’œil en parcourut l’enceinte,
Et retomba glacé comme une lampe éteinte.
Ô temple d’un bonheur sur la terre inconnu,
Hélas ! en peu de temps qu’étiez-vous devenu ?
Le sable et le limon, qui comblaient la poterne,
Ne laissaient plus entrer qu’un jour blafard et terne ;

Le lierre, épaississant ses ténébreux réseaux,
Interceptait la brise et le reflet des eaux ;
La vase, amoncelée au canal de la source,
Dans le creux de la roche en détournait la course,
Et la coupe de pierre, aux éternels accords,
N’avait plus qu’une mousse aride sur ses bords.
Nul oiseau n’y buvait ou n’y lavait ses ailes ;
Les nids de nos pigeons et de nos hirondelles,
Par la dent des renards détachés et mordus,
Flottaient contre la voûte à leurs fils suspendus,
Avec leurs blancs duvets, leurs plumes, leurs écailles,
Qui jonchaient le terrain ou souillaient les murailles.
Dans ce séjour de paix, d’amour, d’affection,
Tout n’était que ruine et profanation :
À la place où Laurence avait dormi naguère
Ses doux sommeils d’enfant sur son lit de fougère,
La bête fauve avait dans l’ombre amoncelé
Son repaire d’épine aux broussailles mêlé ;
Et des os décharnés, des carcasses livides,
Débris demi-rongés par ses petits avides,
Avec des poils sanglants répandus à l’entour,
Souillaient ce seuil sacré d’innocence et d’amour.
Je reculai d’horreur. Ô vil monceau de boue,
Ô terre qui produis tes fleurs et qui t’en joue,
Oh ! voilà donc aussi ce que tu fais de nous !
Nos pas sur tes vallons, tu les laboures tous :
Tu ne nous permets pas d’imprimer sur ta face
Même de nos regrets la fugitive trace ;
Nous retrouvons la joie où nous avons pleuré,
La brute souille l’antre où l’ange a demeuré !
L’ombre de nos amours, au ciel évanouie,
Ne plane pas deux jours sur notre point de vie ;
Nos cercueils, dans ton sein, ne gardent même pas
Ce peu de cendre aimée où nous traînent nos pas.

Nos pleurs, cette eau du ciel que versent nos paupières,
En lavant les tombeaux se trompent de poussières ;
Le sol boit au hasard la moelle de nos yeux.
Va, terre, tu n’es rien ! ne pensons plus qu’aux cieux !


Je me relevai fort de ce cri de colère :
Quand je sortis de l’antre et retrouvai la terre,
L’avalanche, d’en haut, au lac avait roulé ;
Un blanc tapis de neige avait tout nivelé ;
La tombe n’était plus qu’un léger monticule
Pareil au blanc monceau qu’un enfant accumule ;
L’ouragan balayait ces ondoyants sillons.
Et, luttant au-dessus contre ces tourbillons
(Ah ! je les reconnus), deux pauvres tourterelles
Dont la poudre glacée embarrassait les ailes,
Cherchant à s’échapper de ce tombeau mouvant,
Tournoyaient, s’abattaient ensemble sous le vent.
J’appelai par leurs noms ces oiseaux, nos symboles ;
Mais l’ouragan de glace emportait mes paroles.
Puis, sans penser ni voir, je descendis en bas,
Et comme si du plomb eût entraîné mes pas.

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écrit sur une page de l’imitation de jésus-christ.
Valneige, novembre 1802.

Quand Celui qui voulut tout souffrir pour ses frères
Dans sa coupe sanglante eut vidé nos misères,
Il laissa dans le vase une âpre volupté :
Et cette mort du cœur qui jouit d’elle-même,
Cet avant-goût du ciel dans la douleur suprême,
          Ô mon Dieu, c’est ta volonté !


J’ai trouvé comme lui dans l’entier sacrifice
Cette perle cachée au fond de mon calice,
Cette voix qui bénit à tout prix, en tout lieu.
Quand l’homme n’a plus rien en soi qui s’appartienne,
Quand de ta volonté ta grâce a fait la sienne,
          Le corps est l’homme, et l’âme est Dieu !




Valneige, 19 mai 1803.

Hélas ! depuis six mois j’avais cessé d’écrire :
Mon âme, chaque jour, de mille morts expire.
Depuis que la misère et les contagions
Montent pour décimer ces hautes régions,
Qu’importait à mes yeux ce miroir de ma vie ?
Mes yeux sont tout trempés des larmes que j’essuie ;
Le loisir du matin ne va pas jusqu’au soir ;
Je n’ai ni le désir ni l’heure de m’asseoir ;
Le chevet des mourants est ma place assidue :
À leur longue agonie un peu de paix rendue,
Le signe de la croix tenu devant leurs yeux,
Un serrement de main, un geste vers les cieux,
Les saints honneurs rendus à leur pauvre suaire,
C’est le seul bien, hélas ! que je puisse leur faire.
Grâce à moi, sous leur chaume ils ne meurent pas seuls ;
L’un après l’autre ils ont tous mes draps pour linceuls,
Et le sol, que mes mains ont creusé pour leur bière,
Ouvre à chacun son lit d’argile au cimetière.


Depuis deux ou trois jours cependant, le fléau
Commence à s’amortir dans mon pauvre hameau.
Hélas ! il était temps ! Que de toits sans fumées !
Que de champs sans semence et de portes fermées !
À la ville, au contraire, il s’accroît tous les jours.
Les pauvres qu’il choisit y meurent sans secours ;

Les hôpitaux sont pleins d’infirmes qu’il entasse,
Et les morts aux mourants ne font pas assez place ;
Les temples trop étroits sont encombrés ; leur seuil
Des cadavres pressés repousse le cercueil ;
Le bras des fossoyeurs à bêcher se fatigue ;
Une place au sépulcre est un don que l’on brigue ;
Les morts vont au tombeau par immenses convois,
Où pour mille cercueils ne marche qu’une croix.
La population se jette aux gémonies ;
Les prêtres décimés manquent aux agonies ;
Ils tracent aux mourants les sentiers du tombeau,
Et, comme le pasteur marche après le troupeau,
Les y mènent le soir, le lendemain les suivent.
À peine jusqu’ici trois ou quatre survivent,
Et, pour les assister dans leur pieux devoir,
Je descends chaque jour et reviens chaque soir.
Oh ! que mon pied court vite au chemin de la tombe !
Quelle grâce d’en haut, mon Dieu, si je succombe !
Si moi, qui donnerais pour rien mes jours flétris,
Pour mes frères sauvés vous me donniez en prix !
Oh ! pour rendre, Seigneur, un époux à la femme,
Une mère à l’enfant, prenez âme pour âme !

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Valneige, 16 décembre 1803.

Ce soir, je remontais pour descendre demain,
Le cœur saignant, les pieds tout meurtris du chemin,
L’esprit anéanti du poids de leur misère,
Comme Jésus montant sous la croix son Calvaire ;
Je récitais tout bas les psaumes consacrés
Pour les âmes de ceux que j’avais enterrés.
La nuit enveloppait les muettes campagnes ;
Seulement, en montant, les crêtes des montagnes,
Que la lune tardive allait bientôt franchir,
D’une écume de jour commençaient à blanchir.
Elle parut enfin comme un charbon de braise
Qu’on tire, avant le jour, du creux de la fournaise,
Et, glissant sur la pente en ruisseau de clarté,
M’éclaira mon sentier, de tout autre écarté :
Dur sentier suspendu sur le bord des abîmes,
S’enfonçant dans la gorge et remontant les cimes,
Puis enfin, contournant la pente du rocher,
Allant avec mes yeux aboutir au clocher.
J’avais monté longtemps ; mon front à large goutte
Ruisselait de sueur découlant sur la route.
Quand je fus à peu près à moitié du chemin,
À l’endroit du sentier coupé par le ravin,
Sur l’arche du vieux pont, où le torrent dégorge,
Qui joint un bord à l’autre au creux noir de la gorge,
Sur le pied de la croix, qui s’élève au milieu
Je m’assis un moment, pour respirer un peu.

Un silence complet endormait la nature ;
Le torrent desséché s’étendait sans murmure ;
Je comptais les rochers de son lit peu profond,
Par la lune baignés, blanchissants jusqu’au fond ;
Et dans l’air de la nuit, sans haleine et sans voiles,
On aurait entendu palpiter les étoiles.
Je fus tiré du sein de ma réflexion
Par un étrange bruit de respiration ;
J’écoutai : c’était bien une pénible haleine
Qui sortait, sous le pont, d’une poitrine humaine,
Et qu’au fond du ravin, de moment en moment,
Entrecoupait un faible et sourd gémissement.
Je refuse un instant le souffle à ma poitrine ;
Au bas du parapet, l’œil tendu, je m’incline ;
Je regarde, j’appelle, et rien ne me répond.
Par le lit du torrent je descends sous le pont.
La lune en inondait l’arche basse et profonde,
Ses rayons y tremblaient sur le sable au lieu d’onde,
Et, répandant assez de jour pour l’éclairer,
Laissaient l’œil et les pas libres d’y pénétrer.
Des ronces et des joncs écartant quelque tige,
J’entrai d’un pas tremblant sous cette arche. Que vis-je ?
Un jeune homme, le corps sur le sable étendu,
Le frisson de la mort sur sa peau répandu,
Sans regard et sans voix, le bras sur quelque chose
De long, d’étroit, de blanc, qui près de lui repose,
Et que, dans son instinct, sa main, ouverte encor,
Semblait contre son cœur presser comme un trésor.
Je recule d’un pas, la pitié me rapproche.
Recueillant un peu d’eau dans le creux d’une roche,
J’en baigne avec la main son front évanoui :
Il rouvre un œil mourant, par la lune ébloui,
Jette un regard confus sur mon habit, regarde
Si rien n’a déplacé le long fardeau qu’il garde,

Cherche en vain dans sa voix un mot pour me bénir,
Se met sur son séant, et ne peut s’y tenir…
Je lui fis, avec peine, avaler une goutte
D’un flacon de vin vieux que j’avais pour ma route ;
Et quand il eut repris ses forces à demi :
« Que faites-vous ici, lui dis-je, mon ami,
» Sous cette arche, à cette heure ? Êtes-vous un coupable
» Que son crime poursuit ? ou quelque misérable
» Qui, n’ayant plus de toit pour abriter son front,
» Pendant les nuits d’hiver se cache sous le pont ?
» Coupable ou malheureux, vous n’avez rien à taire :
» Pardonner, soulager, c’est tout mon ministère ;
» Je suis l’œil et la main et l’oreille de Dieu,
» Sa providence à tous, le curé de ce lieu ! »
Un éclair, à ce nom, parcourut son visage ;
Il joignit ses deux mains : « Le curé du village ?
» Vous ! vous ! s’écria-t-il. Ne me trompez-vous pas ?
» Ah ! c’est Dieu qui nous a jetés là sous vos pas ;
» Ô bon Samaritain, c’est lui qui vous envoie !
» Arriver jusqu’à vous, puis mourir avec joie ! —
» Qu’attendez-vous de moi ? lui dis-je. — Hélas ! voyez,
» Voyez ce qu’en tombant je dépose à vos piés ! »
Et, retirant son corps, qui projetait une ombre
Sur le côté de l’arche et du fardeau plus sombre,
Je vis sur la poussière un grand coffre de bois :
Un lambeau de lin blanc en couvrait les parois ;
Une croix de drap noir, petite, inaperçue,
Du côté le plus large au lin était cousue ;
Une image de sainte, au bas, avec des lis,
Comme le pauvre peuple en suspend à ses lits ;
Un rameau de buis sec ; plus haut, une couronne
De ces fleurs de papier qu’aux fiançailles l’on donne,
Que tresse un fil de cuivre aux oripeaux d’argent,
Pauvre luxe fané de l’amour indigent.

À ces signes, hélas ! si présents à mon âme,
Je reconnus soudain le cercueil d’une femme :
« Malheureux ! m’écriai-je en un premier transport,
» Parlez, que faisiez-vous ? Profaniez-vous la mort ?
» Vouliez-vous dérober au tombeau son mystère ?
» Osiez-vous disputer sa dépouille à la terre ? »
Son front à ce soupçon se redressa d’effroi ;
Il joignit ses deux mains sur le cercueil : « Ah ! moi,
» Moi profaner la mort et dépouiller la tombe !
» Ah ! si depuis deux jours sous ce poids je succombe,
» C’est pour n’avoir pas pu des vivants obtenir
» Une main de l’autel qui voulût la bénir,
» Une prière à part, hélas ! pour sa pauvre âme !
» Cette bière est à moi ; cette morte est ma femme !
» — Expliquez-vous, lui dis-je, et sur ce cher linceul,
» S’il est vrai, mon enfant, vous ne prierez pas seul ;
» Mes larmes tomberont du cœur avec les vôtres :
» Je n’en ai plus pour moi, mais j’en ai pour les autres. »
Je m’assis près du corps, dans le lit du torrent.
« J’étais, monsieur, dit-il, un pauvre tisserand.
» À celle que j’aimais marié de bonne heure,
» De travail et d’espoir dans notre humble demeure
» Nous vivions ; nos amours avaient été bénis
» D’un enfant de trois ans, vienne la Saint-Denis.
» Que nous étions heureux tous trois, toujours ensemble,
» Autour de ce métier où la tâche rassemble !
» Que de chants, de regards, de sourires d’amour,
» Sur la trame, entre nous, s’échangeaient tout le jour !
» Ma femme, à mes côtés, travaillant à l’aiguille,
» Me passant la navette, et la petite fille,
» De mon métier déjà comprenant les outils,
» Garnissant les fuseaux, ou dévidant les fils.
» Et le soir, quand le lin reposait sur la trame,
» Quel plaisir de nous voir assis, avec ma femme,

» Auprès de la fenêtre, où quelques pots de fleurs,
» D’iris, de réséda nous soufflaient les odeurs,
» Regarder en repos le soleil, qui se couche,
» De ses longs rayons d’or jouant sur notre couche ;
» Manger sur nos genoux nos fruits et notre pain,
» Nous agacer du coude ou nous prendre la main,
» Pendant que l’un de nous, de son pied qu’il soulève,
» Berçait dans son berceau l’enfant, riant d’un rêve !
» Ah ! monsieur, il me semble encor que je les vois !
» Cette image me tue et me coupe la voix.
» Le travail allait bien alors ; chaque semaine,
» Le salaire assidu suffisait à la peine ;
» La toile ne manquait jamais sur le métier,
» Et nous pouvions manger notre pain tout entier :
» Nous n’avions au bon Dieu que des grâces à rendre.
» Comment l’amour heureux rend la prière tendre !
» Et combien dans nos yeux de larmes de bonheur
» De ses dons tous les soirs rendaient grâce au Seigneur !
» Hélas ! ce temps fut court ; Dieu, du fond de l’abîme,
» Fit souffler dans les airs le mal qui nous décime ;
» Nos voisins tour à tour succombaient à ses coups,
» Et d’étage en étage il monta jusqu’à nous.
» Respirant la première une fièvre brûlante,
» Comme un tendre bourgeon qui gèle avant la plante,
» Notre enfant entre nous mourut en un clin d’œil.
» Je vendis sa croix d’or pour avoir un cercueil ;
» Sa mère de ses mains lui mit sa robe blanche,
» La para pour la mort comme pour un dimanche,
» Et, la couvrant cent fois de baisers et de pleurs,
» Jonchant ses beaux pieds joints des débris de nos fleurs,
» De son dernier bijou lui fit le sacrifice,
» Pour qu’avec les grands morts on lui fît un service ;
» Moi-même, dépouillant mon unique trésor,
» Arrachant de mon doigt, hélas ! mon anneau d’or,

» J’achetai du gardien de la funèbre enceinte
» La fosse de trois pieds creusée en terre sainte !…


» Le mal dans la maison une fois introduit,
» Ma femme entre mes bras mourut la même nuit.
» Sans or, sans médecin, sans prêtre, sans remède,
» Je ne pus qu’appeler tous les saints à son aide,
» Réchauffer ses pieds froids, de mon corps, dans mes bras,
» La disputer longtemps, souffle à souffle, au trépas.
» Souvent, dans cette nuit de l’angoisse mortelle,
» En me serrant la main : « Promets-moi, me dit-elle,
» Que tu ne laisseras jamais jeter mon corps
» Sans bière et sans tombeau dans le fossé des morts ;
» Mais que tu feras faire un service à l’église,
» Pour que plus vite au ciel notre ange nous conduise,
» Et que plus près de Dieu, priant pour toi là-haut,
» Nous puissions à nous deux te rappeler plus tôt ! »
» Je lui promis, mon père ; et sur cette promesse
» Son âme s’en alla tout heureuse en caresse.
» Hélas ! je promettais ! je croyais obtenir
» Plus qu’en ces jours si durs je ne pouvais tenir.
» Par la longue misère ou par la maladie,
» La charité publique était tout attiédie.
» Je cherchai vainement parmi nos froids amis
» De quoi faire accomplir ce que j’avais promis :
» Des planches, un linceul et des clous pour la bière,
» Une messe à son âme, un coin au cimetière !…


» Je revins morne et seul près du cierge m’asseoir,
» Le regardant brûler d’un œil de désespoir.
» Quand il fut consumé, dans un transport féroce,
» Je lui fis un linceul de sa robe de noce ;
» J’arrachai, je clouai les planches de son lit ;
» Dans ce cercueil d’amour ma main l’ensevelit ;

» Puis, attendant cette heure où dans la matinée
» Au service des morts la messe est destinée,
» Et chargeant sur mon dos ce cher et sacré poids,
» J’allai prendre mon rang, seul, au bout des convois.
» Mais, de tous les quartiers éloignés de la ville,
» Les tombereaux venaient s’encombrer à la file,
» Hélas ! et dans leur mort, comme de leur vivant,
» Les plus riches, monsieur, passaient encor devant.
» Repoussé le dernier, toujours de bière en bière,
» Courbé sous mon fardeau, je me traînais derrière ;
» L’église était déjà remplie, et le cercueil,
» Sans cortége et sans pleurs, fut repoussé du seuil.


» Deux jours entiers, monsieur, d’églises en églises,
» Je tentai d’obtenir les prières promises,
» Ou de surprendre au moins, saintement importun,
» La bénédiction que l’on donne en commun ;
» Et deux jours, mendiant en vain la sépulture,
» Dans la chambre sans lit, sans feu, sans nourriture,
» Je rapportai plus lourd mon fardeau de douleur…
» Enfin, Dieu me fit naître une pensée au cœur.
» Allons, dis-je en moi-même, à la montagne ! Un prêtre
» Là-haut par charité la recevra peut-être,
» Et, prenant en pitié ma misère et mon vœu,
» Lui bénira gratis sa terre au champ de Dieu.


» Je repris sur mon dos ma charge raffermie ;
» Je sortis dans la nuit de la ville endormie,
» Comme un voleur furtif, tremblant au moindre bruit,
» Par l’ange de ma femme à mon insu conduit,
» M’enfonçant au hasard dans la gorge inconnue,
» Me guidant sur le son des cloches dans la nue,
» Sous le poids de mon âme et de trois jours de mort
» Pliant à chaque pas, succombant sous l’effort,

» Me relevant un peu, me traînant sous la bière,
» Les genoux et les mains déchirés par la pierre.
» Enfin, sentant le cœur me défaillir ici,
» Et craignant qu’avant l’heure où l’air est éclairci
» Le pied du voyageur nous heurtât dans sa marche,
» J’ai tiré mon fardeau sous l’abri de cette arche.
» Déjà mort, à vos soins mon regard s’est rouvert ;
» La grâce du Seigneur à vous m’a découvert !… »

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« Ô mon frère, lui dis-je, ô modèle de l’homme !
» De quelque nom obscur que la terre vous nomme,
» Oh ! quelle charité ne rougit devant vous ?
» Ah ! sous tant de fléaux qui s’acharnent sur nous,
» Quand l’homme que l’on jette et traîne sur la claie
» N’est plus qu’un vil fumier qu’un fossoyeur balaie,
» À qui la terre même a fermé le tombeau,
» Pour le cœur contristé qu’il est doux, qu’il est beau
» De voir l’humanité, dans une classe obscure,
» Par de semblables traits révéler sa nature,
» Conserver à la mort tant de fidélité,
» Ne voir dans le cercueil que l’immortalité !
» Et combien on est fier, dans ce poids de misère,
» D’être homme avec cet homme et de le nommer frère !
» Ah ! venez avec moi, courage ! levez-vous !
» L’ange de vos amours marchera devant nous ;
» À la terre de Dieu je porterai moi-même
» Ce corps, dont l’âme au ciel vous regarde et vous aime ;
» Je creuserai sa fosse à l’ombre du Seigneur,
» Je ferai pour ses os comme pour une sœur.
» Mais, ô mon cher enfant, consolez-vous ! Son âme
» N’a pas besoin là-haut que ma voix la réclame ;

» Aux regards de Celui qu’un soupir satisfait,
» Quelle prière vaut ce que vous avez fait ?
» Quel office, ô mon fils, que cette nuit mortelle
» Cette route, ce sang, cette sueur pour elle !
» Ah ! dans son saint trésor Dieu n’a jamais compté
» De tribut qui vers lui plus suave ait monté !
» Venez, nous n’avons plus qu’à la rendre à la terre.
» La nuit baisse, et le jour… Cachons-lui ce mystère. »
Et prenant un côté du cercueil sous mon bras,
Le jeune homme prit l’autre ; et, mesurant nos pas,
Par ces rudes sentiers lentement nous montâmes ;
Nos membres fléchissants s’appuyaient sur nos âmes ;
Nos deux fronts inondaient le cercueil de sueur ;
Et le matin jetait sa première lueur,
Quand sur le seuil désert de l’église fermée
Je remis le mourant et sa dépouille aimée.
J’ornai secrètement l’autel, sans réveiller
Marthe, l’enfant de chœur, ni le vieux marguillier ;
Je célébrai du jour le solennel service ;
Des morts dans le Seigneur, seul, je chantai l’office,
Et la voix de l’époux, du seuil du saint enclos,
Aux psaumes de la mort répondait en sanglots.
Puis, creusant de mes mains la fosse au cimetière,
J’y descendis, pleurant, pour y coucher la bière ;
Le sable y fut jeté par moi, puis par l’époux ;
Ma pelle referma la couche en peu de coups,
Et la croix surmonta le lit du dernier somme.
Quand tout fut accompli, l’infortuné jeune homme,
Triomphant dans ses pleurs, s’assit sur le tombeau,
Comme un homme arrivé s’assoit sur son fardeau.




Valneige, 27 décembre 1803.

Il est mort ce matin. Ô paix à sa pauvre âme !
Je rouvrirai pour lui la couche où dort sa femme.

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28 décembre, de son lit.

Au lit mystérieux que renferme la mort,
Heureux l’œil qui se clôt et le front qui s’endort
Sur l’oreiller divin d’une sainte espérance !
Ô sommeil ! ô réveil ! ô ma mère ! ô Laurence !
Le moment tant prié serait-il donc venu ?

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Je me sens un besoin de repos inconnu ;
Un voile sur mes yeux, des ombres dans ma chambre,
Des ailes dans le cœur, du plomb dans chaque membre.
D’un œil plus attendri mon chien lèche ma main ;
Prévoirait-il ma mort ?… Ah ! si c’était demain !…

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Le journal, interrompu par une maladie longue et douloureuse,
ne fut jamais repris.