Jock et ses amis/IV

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Alice Decker d’après E. Hohler
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVIII, 1903



IV

Beggarmoor[1].


« J’ai à faire une course en voiture, cet après-midi, Jock, tu peux venir avec moi si cela te plaît, dit un matin M. Grimshaw ; il va de soi que Tramp est compris dans l’invitation », ajouta-t-il en souriant.

Il y avait environ une semaine que Jock était à Gray-Tors, mais, à part ses excursions sur la lande, près de la maison, il n’avait rien vu du pays environnant, car jusqu’à ce jour son oncle n’avait pas été assez bien pour sortir. Aussi ce fut avec joie qu’il accepta la proposition.

« Je descends en ville voir ton ami M. Harrison, dit le vieux monsieur, comme ils montaient en voiture ; mais d’abord nous nous arrêterons chez un de mes fermiers qui demeure dans la partie la plus stérile de ces landes. Tu pourras ainsi te convaincre combien est triste et sauvage une habitation du Derbyshire.

— Vivre seul, là, ne me déplairait pas ; on est si libre et si près des nuages, répliqua Jock, en regardant les pentes couvertes de bruyères qui s’étendaient de tous côtés. C’est une ferme que nous allons visiter, n’est-ce pas ?

— C’est à peine si cette habitation peut être désignée ainsi. On l’appelle Beggarmoor et son nom la définit exactement ; c’est une campagne nue, stérile, dont personne n’a jamais su tirer parti.

— Et sont-ils très pauvres, les gens qui vivent là ? demanda Jock.

— Un seul homme habite ce lieu désolé. Il doit être assez misérable, car il me paye rarement son loyer ; je crois cependant qu’il met peu de bonne volonté à s’acquitter. Du même côté, j’ai des ouvriers occupés au percement d’un puits artésien ; ce travail t’intéressera, j’en suis sûr.

— J’ai entendu parler de puits de ce genre, mais je n’en ai jamais vu. Ils sont, je crois, très profonds et n’ont pas une large ouverture comme les puits ordinaires.

— Au lieu de creuser, on enfonce un tuyau dans le sol ; par ce moyen on peut atteindre une couche plus profonde. Quand mon locataire s’est plaint qu’il était à court d’eau, j’ai pensé à faire essayer ce système ; mais il n’a pas dû réussir, car aujourd’hui j’ai reçu une lettre du surveillant des travaux qui me prie de me rendre près de lui le plus tôt possible ; il doit me faire une communication importante.

— Peut-être ont-ils découvert un trésor caché ! Oh ! que ce serait amusant ! » s’écria Jock, sautant de joie. En voyant son maître si animé, Tramp bondit et se mit à aboyer par sympathie.

M. Grimshaw riait.

« Si un trésor avait été enfoui là, Bagshaw se le serait approprié depuis longtemps à mon insu, dit-il. Regarde, voici sa chaumière ; dans quelques minutes il nous faudra quitter la voiture et suivre un tout petit sentier qui conduit à sa demeure. En attendant, reste tranquille, et respecte un peu plus mes pieds. »

Jock s’excusa et examina la chaumière blanche qui se dressait devant eux. Autour s’étendaient quelques champs arides, presque aussi dénudés que la lande elle-même ; une vache décharnée et quelques moutons y paissaient mélancoliquement.

« Oh ! c’est magnifique ! s’écria Jock. Je voudrais vivre dans un petit coin comme celui-ci.

— C’est la première fois que tu vois une chaumière du Nord ; beaucoup ressemblent à celle-ci. Descendons et marchons. Donne-moi ton épaule, que je m’y appuie. »

Après quelques minutes de silence, M. Grimshaw murmura ;

« Étrange que tu prennes Beggarmoor en si grande affection. Quand j’étais enfant, longtemps avant que la pauvre lande m’appartint, j’avais souvent rêvé de vivre tout seul ici, avec les nuages et mon travail.

— Et moi, dit Jock, quand je serai grand j’aurai une chaumière pareille, où j’habiterai avec Tramp. Peut-être serai-je votre locataire, ajouta-t-il d’une voix joyeuse.

— Pour ce temps-là, Beggarmoor appartiendra à mon neveu, et je ne pense pas qu’il tienne à garder une terre aussi stérile. Mais il te faudra travailler, mon enfant, ou bien, comme moi, tu deviendras morose et trop fatigué de l’oisiveté pour vivre seul en l’unique compagnie des collines et des nuages. »

Jock regarda son compagnon avec une expression de sympathie ; s’il n’avait qu’à demi compris les paroles de son oncle, il avait deviné ses tristes pensées.

Brusquement M. Grimshaw changea de sujet. « Il faut que je me débarrasse de Bagshaw, dit-il de sa voix ordinaire ; je ne peux garder cet homme. Je réfléchirai au prétexte à lui donner pour qu’il s’en aille avant le terme prochain. »

Comme il parlait, le fermier apparut à la barrière du champ. C’était un homme d’un âge moyen, au teint hâlé. Son visage aux rides profondes avait une expression rusée ; son corps lourd et trapu révélait une grande force. Il ouvrit la barrière pour livrer passage aux visiteurs ; avec quelque chose de farouche dans la physionomie il murmura deux ou trois mots de salutation sans même porter la main à son chapeau.

« Bonjour, Bagshaw. Où mes hommes travaillent-ils aujourd’hui ? dit sèchement M. Grimshaw. Oh ! je les aperçois dans le champ voisin ; je vais aller voir si le puits avance. Pendant ce temps faites visiter votre chaumière à ce jeune homme ; il l’a admirée tout à l’heure en venant. »

Le fermier consentit en maugréant. Jock aurait préféré accompagner son oncle, mais M. Grimshaw était déjà loin. D’ailleurs l’enfant comprit instinctivement que la présence de Bagshaw devait gêner le maître dans son entrevue avec ses hommes. À contre-cœur, il suivit son guide dans la petite chaumière qui, à sa grande surprise, ne révélait nullement la pauvreté. Les meubles étaient en vieux chêne ; partout régnait un air de confortable. Dans l’âtre, pétillait un bon feu sur lequel reposait une marmite, d’où s’échappait une odeur appétissante.

Avant tout observé et admiré, Jock courut à la hâte rejoindre M. Grimshaw. En approchant, il entendit distinctement ces mots prononcés à mi-voix par son oncle :

« Rappelez-vous, sur toute chose, de ne pas lui dire, avant que je revienne, que vous avez trouvé l’eau !… Tiens, te voilà ! ajouta-t-il en se tournant vers son neveu. Es-tu prêt à partir ? Attends un peu, il faut que je parle à Bagshaw. »

Le fermier arrivait et dit en s’avançant :

« Je pense que je peux me servir du puits maintenant que vous l’avez vu.

— Non, répondit M. Grimshaw, vous serez obligé de vous passer d’eau pendant quelque temps encore. Le puits ne me satisfait pas ; je ne veux pas qu’on s’en serve. J’ai donné l’ordre de creuser en divers endroits ; la semaine prochaine je viendrai constater le résultat. J’amènerai avec moi un ami très entendu, il nous indiquera en quels points faire de nouveaux sondages. »

Jock surpris regarda son oncle, et le visage de Bagshaw trahit la colère.

« Inutile de continuer ici ces stupides travaux, s’écria-t-il insolemment ; je ne veux pas que mes champs soient ainsi piochés et abîmés. Laissez-moi me servir de ce puits immédiatement, il y a beaucoup d’eau, je le sais ; vous et vos hommes avez quelque raison pour ne pas l’avouer. »

Le vieux monsieur se retourna d’un air si courroucé en proférant de telles menaces qu’en un instant le fermier s’apaisa et se tut. Quand M. Grimshaw s’arrêta, ce fut plus par besoin de respirer que pour toute autre raison. Et tournant le dos à Bagshaw, qui demeura les sourcils froncés et les lèvres closes, il se dirigea vers la voiture. L’enfant, à demi effrayé, marchait à quelque distance de son oncle ; remarquant à la fin l’allure chancelante du vieillard, il lui dit en s’approchant :

« Voulez-vous vous appuyer sur moi ? vous avez l’air fatigué.

— Oui, je le suis, mon enfant, et ce n’est pas étonnant à mon âge. Tiens, suis mon conseil : tant que tu seras jeune, évite de te mettre en colère ; il te sera plus facile de te dominer quand tu seras vieux. »

Ils regagnèrent la route sans parler. M. Grimshaw s’appuyait lourdement sur l’épaule du petit garçon. Ils prirent place dans la voiture. Pendant le trajet, les pensées de Jock se reportaient à la scène dont il venait d’être le témoin.

« Je croyais que vous n’invitiez jamais personne ? dit-il tout à coup, suivant le libre cours de ses pensées, et sans réfléchir que cette remarque révélait une curiosité indiscrète.

— Je ne le fais pas non plus. Qu’est-ce qui te porte à croire chose pareille ? Commences-tu à t’ennuyer tout seul avec moi ?

— Non, pas du tout, s’écria Jock embarrassé ; mais je vous ai entendu dire à cet homme que vous alliez recevoir un ami.

— Voilà ce qu’on peut appeler de l’imagination  ! Le monsieur auquel je pensais, je ne l’ai jamais vu ; il faudra que je lui verse de beaux honoraires pour qu’il vienne me donner son avis sur Beggarmoor. Rappelle-toi que tu ne dois souffler mot de cette visite ; pas même au vieux Harrison. Je veux qu’elle reste secrète », ajouta-t-il vivement.

Jock promit obéissance et ne s’aventura plus à interrompre les réflexions de son oncle.

Ils arrivèrent enfin au faubourg de la ville et la voiture s’arrêta devant une maison d’aspect confortable.

« Va m’attendre dans le jardin ; je veux parler à M. Harrison d’affaires qui ne t’intéressent pas », dit M. Grimshaw qui, après s’être assuré que le notaire était chez lui, s’engageait dans le vestibule.

En face de l’entrée, à l’extrémité du vestibule, une porte vitrée s’ouvrait sur un perron qui conduisait au jardin. Jock se trouva sur une pelouse très soignée, coupée çà et là de parterres ornés de fleurs printanières telles qu’il en fleurit dans ces régions de montagnes.

Le jardin était d’une régularité, d’une propreté qui ne promettaient guère d’amusement ; ainsi du moins pensait Jock en foulant aux pieds le gazon et se dirigeant vers un banc.

Soudain il s’arrêta court. Derrière ce banc lui apparaissait une petite fille vêtue d’un manteau rouge. Sa figure, encadrée d’une chevelure noire et couverte de taches de rousseur, s’illuminait d’un sourire jovial.

« Comment allez-vous, mon petit ami ? Êtes-vous venu pour jouer avec moi ? » demanda-t-elle à Jock en lui tendant la main sans la moindre timidité.

Mais lui, toujours déconcerté par les petites filles, se troubla à cette subite rencontre.

« Je ne savais pas que vous fussiez ici, dit-il en se retournant brusquement et avec gaucherie. Si je m’en étais douté, je ne serais pas venu : je n’aime pas les petites filles.

— Moi non plus, s’écria-t-elle de bon cœur, et sans paraître offensée. Je me trouve très malheureuse d’être une petite fille ; mais grand-père dit qu’on ne peut rien y faire. Aussi je dois en prendre mon parti. Ce n’est pas ma faute ; vous pouvez donc jouer avec moi. »

Sa petite figure suppliait si gentiment que Jock commença à s’attendrir.

« Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il. Demeurez-vous ici ? Je ne savais pas que M. Harrison eût des enfants.

— Je suis sa petite-fille. Je m’appelle Molly. Oh ! je devine qui vous êtes ! Probablement le petit garçon que grand-père est allé chercher pour le conduire à Gray-Tors. Vous plaisez-vous ici ? Avez-vous peur de ce vieux monsieur ?

— Non, il est très aimable pour moi, ainsi que l’a été M. Harrison. Votre grand-père vous a-t-il parlé de ma sœur Doris ? Vous paraissez être du même âge qu’elle », dit Jock, enchanté d’avoir trouvé un sujet qu’il supposait devoir plaire à sa compagne.

Mais Molly hocha seulement la tête.

« Il m’importe peu d’entendre parler des filles ; je crois que vous êtes beaucoup plus intéressant. Asseyez-vous. Voici un banc tout près de ce lieu inconnu. » Et du doigt elle désignait le massif d’arbrisseaux qui bordait la pelouse.

« Que savez-vous sur les pays inconnus ? demanda Jock.

— Pas grand’ehose encore, mais je m’en instruirai ; quand je serai grande, je voyagerai. Nourrice m’a dit que je ne serais jamais une beauté ; je n’irai pas, comme les sottes, chercher des succès dans les bals et les soirées. D’ailleurs j’aime les gens qui agissent ; la parole et la pensée ne me suffisent pas. »

L’occasion était favorable. Sans y penser, Jock fut bientôt lancé dans le récit de ses ambitions. Sa nouvelle amie l’écoutait avec l’intérêt le plus flatteur.

« Je vous aime beaucoup, dit-elle ; je vais vous montrer l’endroit secret de mes jeux. »

Se levant subitement, elle traversa en courant la pelouse et se fraya un chemin à travers les arbrisseaux. Elle était suivie de près par Jock, qui parvint à se faufiler, non sans quelque difficulté, sur les traces de son petit guide. Bientôt les enfants débouchèrent sur un espace nu, bordé par le mur du jardin, et où un limpide ruisseau murmurait joyeusement.

« C’est mon domaine, dit Molly ; jamais personne ne vient ici. Voyez la cascade que j’ai faite toute seule.

Je crois que si je pouvais fabriquer une roue, j’arriverais aisément à la faire tourner là. Aujourd’hui je vais préparer la place, un de ces jours je terminerai le travail. »

Jock se mit à patauger dans le ruisseau tout en écoutant le babil de sa nouvelle connaissance.

« Ça doit être ravissant là-haut », s’exclama-t-elle soudain. Puis, remarquant l’air étonné de Jock, elle ajouta :

« Je veux dire sur les landes. Grand-père m’a menée à Gray-Tors une fois et, pendant qu’il causait avec votre oncle, j’ai examiné les alentours.

— C’est vraiment très joli, repartit Jock ; je suis dehors toute la journée et je préfère les landes aux coteaux de chez nous.

— Je voudrais y monter, dit la petite fille d’un air d’envie. Venez me chercher quelquefois, s’il vous plaît, cher petit ami ; venez, je ne vous embarrasserai en aucune façon.

— Non, les petites filles prennent toujours froid, ou bien salissent leur robe et se mettent à pleurer ; alors je suis grondé.

— Je trouve que vous êtes peu aimable. Grand-père ne gronde jamais.

— J’ai presque fini, dit Jock, qui, tout en causant, travaillait en conscience. Je ferai mieux de m’en retourner de peur que mon oncle ne m’attende… Holà ! dites donc ! qu’est-ce que vous faites ? » ajouta-t-il, au bruit d’un clapotement dans le ruisseau.

Il aperçut alors Molly tranquillement assise à l’endroit le plus profond du petit cours d’eau.

« Je viens de m’asseoir dans le ruisseau, dit-elle triomphante, pour vous montrer que je n’ai pas peur d’abîmer mes vêtements, et que je ne serai pas du tout grondée. »

Jock la regarda d’abord consterné, mais le spectacle était si drôle qu’il éclata de rire.

« Eh bien ! vous êtes une petite fille bien déterminée. Levez-vous maintenant ; je vous promets de demander l’autorisation de vous emmener sur les landes. »

Molly sortit vite de l’eau, et, traversant le massif d’arbrisseaux, arriva sur la pelouse. Là, les enfants se trouvèrent en face de M. Harrison.

« Ah, vous voilà ! s’écria-t-il, s’adressant à Jock ; votre oncle ne pouvait rester plus longtemps, il est parti. Il vous laisse ici pour prendre le thé… Oh ! Molly ! d’où sors-tu pour être ainsi faite ? s’écria-t-il en apercevant les vêtements trempés de la petite fille.

— Je me suis assise dans le ruisseau, grand-père.

— Quelle folie ! cours tout de suite te changer. »

Lançant un regard de triomphe à l’adresse de Jock, Molly disparut dans la maison, laissant le petit garçon seul avec son vieil ami.

  1. Pauvre lande.