Joseph Balsamo/Chapitre CXLIII

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Michel Lévy frères (5p. 142-149).


CXLIII

INTERROGATOIRE.


Aussitôt que Philippe eut repris ses sens et fut parvenu à se rendre maître de sa raison, il se dirigea vers l’appartement d’Andrée.

Mais, à mesure qu’il s’avançait vers le pavillon, le fantôme de son malheur s’évanouissait peu à peu ; il lui semblait que c’était un rêve qu’il venait de faire, et non une réalité avec laquelle il avait un instant lutté. Plus il s’éloignait du docteur, plus il devenait incrédule à ses menaces. Bien certainement la science s’était trompée, mais la vertu n’avait pas failli.

Le docteur ne lui avait-il pas donné complétement raison en promettant de revenir chez sa sœur ?

Cependant, lorsque Philippe se retrouva en face d’Andrée, il était si changé, si pâle, si défait, que ce fut à elle à son tour de s’inquiéter pour son frère, et de lui demander comment il se pouvait qu’en si peu de temps un si terrible changement se fût opéré en lui.

Une seule chose pouvait avoir produit un pareil effet sur Philippe.

— Mon Dieu ! mon frère, demanda Andrée, je suis donc bien malade ?

— Pourquoi ? demanda Philippe.

— Parce que la consultation du docteur Louis vous aura effrayé.

— Non, ma sœur, dit Philippe ; le docteur n’est pas inquiet, et vous m’avez dit la vérité. J’ai même eu grand-peine à le déterminer à revenir.

— Ah ! il revient ? dit Andrée.

— Oui, il revient ; cela ne vous contrarie pas, Andrée ?

Et Philippe plongea ses regards dans ceux de la jeune fille en prononçant ces paroles.

— Non, répondit-elle simplement, et pourvu que cette visite vous rassure un peu, voilà tout ce que je vous demande ; mais, en attendant, d’où vient cette affreuse pâleur qui me bouleverse ?

— Cela vous inquiète, Andrée ?

— Vous le demandez ?

— Vous m’aimez donc tendrement, Andrée ?

— Plaît-il ? fit la jeune fille.

— Je demande, Andrée, si vous m’aimez toujours comme au temps de notre jeunesse ?

— Oh ! Philippe ! Philippe !

— Ainsi, je suis pour vous une des plus précieuses têtes que vous ayez sur la terre ?

— Oh ! la plus précieuse, la seule ! s’écria Andrée.

Puis, rougissante et confuse :

— Excusez-moi, Philippe, dit-elle, j’oubliais…

— Notre père, n’est-ce pas, Andrée ?

— Oui.

Philippe prit la main de sa sœur, et la regardant tendrement :

— Andrée, dit-il, ne croyez point que je vous blâmasse jamais si votre cœur renfermait une affection qui ne fût ni l’amour que vous portez à votre père, ni celui que vous avez pour moi…

Puis, s’appuyant près d’elle, il continua :

— Vous êtes dans un âge, Andrée, où le cœur des jeunes filles leur parle plus vivement qu’elles ne le veulent elles-mêmes, et, vous le savez, un précepte divin commande aux femmes de quitter parents et famille pour suivre leur époux.

Andrée regarda Philippe quelque temps, comme elle eût fait s’il lui eût parlé une langue étrangère qu’elle ne comprît pas.

Puis, se mettant à rire avec une naïveté que rien ne saurait rendre :

— Mon époux ! dit-elle, n’avez-vous point parlé de mon époux, Philippe ? Eh ! mon Dieu ! il est encore à naître, ou du moins je ne le connais pas.

Philippe, touché de cette exclamation si vraie d’Andrée, se rapprocha d’elle, et enfermant sa main entre les siennes, il répondit :

— Avant d’avoir un époux, ma bonne Andrée, on a un fiancé, un amant.

Andrée regarda Philippe tout étonnée, souffrant que le jeune homme plongeât ses yeux avides jusqu’au fond de son clair regard de vierge, où se reflétait son âme tout entière.

— Ma sœur, dit Philippe, depuis votre naissance vous m’avez tenu pour votre meilleur ami ; moi, je vous ai, de mon côté, regardée comme ma seule amie ; jamais je ne vous ai quittée, vous le savez, pour les jeux de mes camarades. Nous avons grandi ensemble, et rien n’a troublé la confiance que l’un de nous mettait aveuglément dans l’autre ; pourquoi faut-il que depuis quelque temps, Andrée, vous ayez ainsi, sans motifs, et la première, changé à mon égard ?

— Changé, moi ! j’ai changé à votre égard, Philippe ? Expliquez-vous. En vérité, je ne comprends rien à ce que vous me dites depuis que vous êtes rentré.

— Oui, Andrée, dit le jeune homme en la pressant sur sa poitrine ; oui, ma douce sœur, les passions de la jeunesse ont succédé aux affections de l’enfance, et vous ne m’avez plus trouvé assez bon ou assez sûr pour me montrer votre cœur envahi par l’amour.

— Mon frère, mon ami, fit Andrée de plus en plus étonnée, mais que me dites-vous donc là ? Que parlez-vous d’amour, à moi ?

— Andrée, j’aborde courageusement une question pleine de dangers pour vous, pleine d’angoisses pour moi-même. Je sais bien que solliciter ou plutôt exiger votre confiance en ce moment, c’est me perdre dans votre esprit ; mais j’aime mieux, et croyez que c’est cruel à dire pour moi, j’aime mieux sentir que vous m’aimez moins, que de vous laisser en proie aux malheurs qui vous menacent, malheurs effrayants, Andrée, si vous persévérez dans le silence que je déplore, et dont je ne vous eusse pas crue capable vis-à-vis d’un frère, d’un ami.

— Mon frère, mon ami, dit Andrée, je vous jure que je ne comprends rien à vos reproches.

— Andrée, voulez-vous que je vous fasse comprendre ?

— Oh ! oui… certes, oui.

— Mais alors, si, encouragé par vous, je parle avec trop de précision, si je provoque la rougeur à monter sur votre front, la honte à peser sur votre cœur, alors, ne vous en prenez qu’à vous, à vous qui m’avez forcé par d’injustes défiances à fouiller jusqu’au fond de cette âme pour en arracher votre secret.

— Faites, Philippe, et je vous jure que je ne saurais vous en vouloir de ce que vous ferez.

Philippe regarda sa sœur, se leva tout agité, et parcourut la chambre à grands pas. Il y avait, dans l’accusation qu’il formulait contre elle dans son esprit, et la tranquillité de cette jeune fille, une si étrange opposition, qu’il ne savait à quelle idée s’arrêter.

Andrée, de son côté, considérait son frère avec stupeur et se glaçait peu à peu au contact de cette solennité, si différente de la douce autorité fraternelle.

Aussi, avant que Philippe eût repris la parole, Andrée se leva-t-elle à son tour et alla-t-elle passer sou bras sous celui de son frère. Alors, le regardant avec une tendresse inexprimable :

— Écoute, Philippe, dit-elle, regarde-moi comme je te regarde !

— Oh ! je ne demande pas mieux, répondit le jeune homme en fixant sur elle ses yeux ardents ; que veux-tu me dire ?

— Je veux te dire, Philippe, que tu as toujours été un peu jaloux de mon amitié ; c’est naturel, puisque, de mon côté, j’étais jalouse de tes soins et de ton affection ; eh bien ! regarde-moi comme je te l’ai dit.

La jeune fille sourit.

— Vois-tu un secret dans mes yeux ? continua-t-elle.

— Oui, oui, j’en vois un, dit Philippe. Andrée, tu aimes quelqu’un.

— Moi ? s’écria la jeune fille avec un étonnement si naturel que la plus habile comédienne n’eût certes jamais pu imiter l’accent de cette seule parole.

Et elle se mit à rire.

— Moi, j’aime quelqu’un ? reprit-elle.

— On t’aime, alors ?

— Ma foi, tant pis ; car, attendu que cette personne inconnue ne s’est jamais fait connaître, et par conséquent ne s’est pas expliquée, c’est de l’amour en pure perte.

Alors, voyant sa sœur rire et plaisanter sur cette question avec tant de franchise, voyant l’azur si limpide de ses yeux, la candeur si chaste de son maintien, Philippe, qui sentait battre d’un mouvement égal le cœur d’Andrée sur son cœur, se dit qu’un mois d’absence ne pouvait amener un tel changement dans le caractère d’une jeune fille irréprochable ; que la pauvre Andrée était soupçonnée indignement, que la science mentait ; il s’avoua que le docteur Louis avait une excuse, lui qui ne connaissait ni la pureté, ni les instincts exquis d’Andrée ; lui qui pouvait la croire pareille à toutes ces filles de noblesse, qui, fascinées par des exemples indignes ou entraînées par la chaleur précoce d’un sang corrompu, abdiquaient la virginité sans regrets, sans ambition même.

Un dernier regard jeté sur Andrée expliqua à Philippe la faillibilité du docteur ; et Philippe se trouva si heureux de son explication, qu’il embrassa sa sœur comme ces martyrs qui confessaient la pureté de la Vierge Marie, en confessant du même coup leur croyance à son divin Fils.

Ce fut à cette période des fluctuations que Philippe entendit dans l’escalier les pas du docteur Louis, fidèle à la promesse qu’il lui avait faite.

Andrée tressaillit : tout lui devenait un événement dans la situation où elle était.

— Qui vient là ? demanda-t-elle.

— Mais le docteur Louis, probablement, dit Philippe.

Au même instant, la porte s’ouvrit, et le médecin, attendu avec tant d’anxiété de la part de Philippe, parut en effet dans la chambre.

C’était, nous l’avons déjà dit, un de ces hommes graves et honnêtes, pour qui toute science est un sacerdoce, et qui en étudient les mystères avec religion.

À cette époque toute matérialiste, le docteur Louis, chose rare, cherchait, sous les maladies du corps, à découvrir les maladies de l’âme ; il allait franchement, brusquement dans cette voie, s’inquiétant peu des rumeurs, et des obstacles, économisant son temps, ce patrimoine des gens laborieux, avec une avarice qui le rendait brutal pour les oisifs et les bavards.

C’est pour cela qu’il avait si rudement traité Philippe à leur première entrevue : il l’avait pris pour un de ces muguets de cour qui viennent cajoler le médecin, pour se faire complimenter sur leurs prouesses amoureuses, et qui sont tout fiers d’avoir une discrétion à payer. Mais, sitôt que la médaille s’était retournée, et qu’au lieu du fat plus ou moins amoureux le docteur avait vu apparaître la sombre et menaçante figure du frère ; sitôt qu’à la place d’un désagrément il avait vu s’esquisser un malheur, le praticien philosophe, l’homme de cœur s’était ému, et, depuis les dernières paroles de Philippe, le docteur s’était dit à lui-même :

— Non seulement j’ai pu me tromper, mais encore je voudrais m’être trompé.

Voilà pourquoi, même sans la prière instante de Philippe, il fût venu trouver Andrée, pour se rendre compte, par un examen plus décisif, de ce que la première épreuve lui avait fourni de probabilités.

Il entra donc, et son premier coup d’œil, cette prise de possession du médecin et de l’observateur, s’attacha dès l’antichambre sur Andrée, qu’il ne quitta plus.

Justement, soit émotion causée par la vue du docteur, soit accident naturel, Andrée venait d’être saisie d’une de ces attaques qui avaient effrayé Philippe, et elle chancelait, portant avec douleur son mouchoir à ses lèvres.

Philippe, tout occupé de recevoir le docteur, n’avait rien vu.

— Docteur, dit-il, soyez le bienvenu, et pardonnez-moi ma façon un peu brusque ; quand je vous ai abordé, il y a une heure, j’étais aussi agité que je suis calme en ce moment.

Le docteur cessa pour un instant de regarder Andrée, et laissa tomber son observation sur le jeune homme, dont il analysa le sourire et l’épanouissement.

— Vous avez causé avec mademoiselle votre sœur, comme je vous en avais donné le conseil ? demanda-t-il.

— Oui, docteur, oui.

— Et vous êtes rassuré ?

— J’ai le ciel de plus et l’enfer de moins dans le cœur.

Le docteur prit la main d’Andrée et tâta longuement le pouls de la jeune fille.

Philippe le regardait et semblait dire :

— Oh ! faites, docteur, je ne crains plus maintenant les commentaires du médecin.

— Eh bien, monsieur ? fit-il d’un air de triomphe.

— Monsieur le chevalier, répondit le docteur Louis, veuillez me laisser seul avec votre sœur.

Ces mots, prononcés simplement, abattirent l’orgueil du jeune homme.

— Quoi ! encore ? dit-il.

Le docteur fit un geste.

— C’est bien, je vous laisse, monsieur, répliqua Philippe d’un air sombre.

Puis à sa sœur :

— Andrée, continua-t-il, soyez loyale et franche avec le docteur.

La jeune fille haussa les épaules, comme si elle ne pouvait même pas comprendre ce qu’on lui voulait dire.

Philippe reprit :

— Mais, tandis qu’il va vous questionner sur votre santé, j’irai faire un tour dans le parc. L’heure à laquelle j’ai demandé mon cheval n’est point encore venue, en sorte que je pourrai te revoir avant mon départ, et causer encore un instant avec toi.

Et il serra la main d’Andrée en essayant de sourire.

Mais il y avait pour la jeune fille quelque chose de contraint et de convulsif dans ce serrement et dans ce sourire.

Le docteur reconduisit gravement Philippe jusqu’à la porte d’entrée, qu’il ferma.

Après quoi, il revint s’asseoir sur le même sofa où Andrée était assise.