Joseph Joubert et Tahiti

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Joseph Joubert et Tahiti
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 760-780).
JOSEPH JOUBERT ET TAHITI

Il est bien difficile de songer à ce qui, par quelque trait, ne se rattache pas à la guerre ; et, pour s’échapper un instant, notre pensée a besoin d’une excuse, au moins d’un prétexte. Mais enfin, l’île charmante de Tahiti, la folie allemande l’a bombardée ; le doux rivage de Papeete a reçu les offenses de la Sauvagerie éperdue. Or, Tahiti, que Pierre Loti a célébrée, a parée dans nos imaginations d’une volupté belle et innocente, Joseph Joubert lui aussi l’a chantée. Il ne l’avait pas vue : il était casanier. Tout simplement, il lut, comme ses contemporains, et avec une joie chimérique, les voyages de Cook ; la description de Tahiti l’enchanta. Ainsi, par un chemin tout à fait imprévu, cette guerre qui nous a soudainement arrachés à la tranquille étude, me ramène au délicieux Joubert, pour un moment.

Le grand navigateur Cook était mort en 1719. L’Académie de Marseille ne tarda guère à mettre au concours l’éloge de cet homme illustre. Comme toujours, les candidats furent nombreux ; comme souvent, ils furent médiocres : et assez médiocres même pour que l’indulgente compagnie s’aperçût avec chagrin de leur médiocrité. A la séance publique du 26 avril 1786, le marquis de Pennes, directeur, loua « le plus célèbre navigateur qui eût jamais existé ; » il s’écria : « Peuples ingrats et féroces qu’il voulait instruire et policer, vous rougirez un jour d’avoir méconnu un aussi grand homme ! Et vous, messieurs, vous gémissez encore de ne pas trouver un panégyriste digne de lui. »

Un panégyriste digne de Cook, ce faillit être Joubert. D’ailleurs, il n’a pas concouru. Parmi les manuscrits conservés par l’Académie de Marseille dans ses archives et que j’ai pu examiner, j’en trouve trois de M. Lemontey, un du Père Paris, de l’Oratoire, un autre du Père Martelot, de l’Oratoire de Grasse, un autre de M. Blanc Gilli, de Marseille. D’autres sont anonymes. Aucun n’est de Joubert : aucun n’est de son écriture et aucun ne ressemble de nulle manière aux brouillons de lui que j’ai sous les yeux. Mais il a eu, de loin, le projet de concourir. On pourrait se demander s’il ne préparait pas, tout bonnement, un article ou peut-être un volume : non, il travaillait pour l’Académie de Marseille. Une ou deux citations suffisent à le démontrer. « Je l’ai loué (Cook) aux bords de la Méditerranée. Cette place convenoit à cette cérémonie. Cook a rendu toutes les mers plus navigables… » Aux bords de la Méditerranée, c’est à Marseille. Puis : « On dit qu’une femme même, mêlant ses acclamations à celles des sages, a voulu parer d’une fleur la couronne qui est préparée dans Marseille à celui qui l’aura le mieux loué. Qui êtes-vous, ô vous qui prenez à la gloire de Cook un intérêt si généreux et qu’une vertu si mâle et si sévère a tant émue ? On vous dit étrangère, on vous dit princesse. Qui que vous soyez, étrangère ou citoyenne, plébéienne ou princesse, votre suffrage est glorieux. Car vous êtes du nombre de ceux qui s’égalent aux rois par des passions généreuses et qui font comme eux leurs délices du bonheur des hommes et des fêtes qui sont données à la vertu. Il n’est point d’applaudissement que l’approbation de votre sexe ne rende plus durable. Vous ne l’accordés qu’au mérite solide et la postérité, qui vient de vous, se plaît à confirmer vos jugemens plus encore que ceux des hommes. Il me seroit doux d’être couronné par vos mains et, pour le mériter, je ne dirai de Cook que ce que vous en ont dit ses relations et sa vie. Je le dirai avec cette modération de louanges qui permet de louer longtemps et cette vérité qui rend seule les éloges durables… » Il s’agit de la princesse de Linange, laquelle faisait une partie des fonds que proposait l’Académie de Marseille à son lauréat.

Donc Joubert prépara, — et n’acheva point, — un éloge de Cook le navigateur, pour le concours de l’Académie marseillaise. ; Il vivait alors dans l’intimité d’un certain chevalier de Langeac, très aimable garçon, féru de poésie et de toute littérature, assez riche et qui encourageait le talent, choyait les écrivains, avait un peu l’allure d’un Mécène. Un érudit ingénieux, mais imprudent, l’abbé Pailhès, auteur d’un gros volume intitulé Du nouveau sur Joubert, et qui prête à Joubert trop de « nouveau, » a tourné presque à l’odieux le personnage de ce bon Langeac : cet opulent seigneur, prenant le jeune Joubert à sa solde, aurait abusivement profité de son secrétaire ; et Joubert serait l’auteur des ouvrages que Langeac a signés ou bien se laissait attribuer. Si nous avons été sensibles aux dialectiques de l’abbé Pailhès, nous serons tentés de croire que, cet éloge du navigateur, Joubert l’écrivait pour le chevalier de Langeac : et le chevalier de Langeac aurait eu le prix, car il était curieux des lauriers académiques. Mais cette hypothèse malveillante, — et que l’abbé Pailhès, ignorant l’éloge écrit par Joubert, n’en connaissant ou n’en devinant que des bribes, n’a pas eu l’occasion de formuler expressément, — cette hypothèse ne tient pas. Membre ou, du moins, « associé régnicole » de ladite Académie, le chevalier de Langeac ne pouvait pas être admis au concours. Je me figure qu’il engagea le jeune Joubert à concourir et l’y excita, lui représentant l’affaire comme assez avantageuse ; un peu de gloire et douze cents livres. Douze cents livres ; et Joubert n’était pas riche. On doit imaginer qu’il apprécia l’éventualité de l’aubaine. Mais on le jugerait mal, si l’on croyait qu’il va tout aussitôt se mettre à l’ouvrage et, sans désemparer, perpétrer cette besogne lucrative. Non ! il n’avait pas tant de hâte ; à l’égard même de la plus légitime cupidité, il préservait les droits et prérogatives de sa studieuse nonchalance. L’éloge de Cook, promesse d’un bénéfice, lui fut un prétexte à lire et à rêver.

Le 22 septembre 1798, il écrit à Pauline de Beaumont : « Je suis pourtant bien aise qu’avant de le quitter (le château de Theil), vous y lisiez Cook. Ses voyages ont fait dix ans les délices de ma pensée. Je connaissais Olahiti beaucoup mieux que mon Périgord. Je me souviens encore de Tupia, de Teinamaï, de Towa, de Toubouraï Tamaïdé, etc. Lisez bien le second voyage et ne lisez pas le premier, si vous n’avez pas commencé par-là. Cet Hawkerstorf a tout gâté et me dégoûte pour la vie des manieurs de relations… » Et il allait continuer, le souvenir d’Olahiti l’amusant. Mais il rature le premier mot d’une nouvelle phrase : « J’efface, car il faut finir. Bonsoir. » Joubert songe aux « délices de sa pensée » beaucoup plus qu’aux douze cents livres de l’Académie marseillaise.

Mais il a travaillé très sérieusement. Il s’est bien documenté. Il a fait maintes lectures, examiné les livres des navigateurs. Le 4 mars 1787, il lit La figure de la Terre (édition in-8o de Lyon 1756) de Maupertuis, qui « navigua dans la neige ; » il lit le voyage de l’amiral Anson et l’histoire du Kamchatka : Il s’intéresse à la figure de la terre ; il est ému de voir grandir, dans sa pensée, l’idée ancienne de la planète que nous habitons, autrefois petite, enfermée dans un horizon qu’élargit l’effort continu des navigateurs. Le mercredi 4 juillet 1787, il note comme un bel incident de sa vie ceci : « J’ai vu, ce jour-là, pour la première fois la carte théodosienne appelée de Conrad Peutingerr. » Il lit, au mois d’août, l’histoire de l’astronomie, de M. Bailly ; et il note sur son carnet que vient de paraître, sous le nom de M. Letourneur, la traduction du Voyage au Cap de Bonne-Espérance, de Sparrmann ; il la lira bientôt. Il lit le « Voyage à la baye d’Hudson en 1746 et 1747, pour la découverte du passage nord-ouest, par M. Henry Ellis, gentilhomme, agent des propriétaires pour cette expédition. Paris, 1749, in-12. » Il lit, dans le Mercure de France, un compte rendu de la Vie du capitaine Cook, par le docteur Kippis, de la Société royale de Londres ; traduite en notre langue par M. Castéra. Il lit Détails nouveaux et circonstances sur la mort du capitaine Cook, traduites de l’anglais (à Londres et se trouve à Paris, 1786). Il lit la Théorie de la Terre… Et il est enchanté, comme le jour d’autrefois où il quitta Montignac-sur-Vézère pour la ville rose de Toulouse : — car il devine l’étendue de la terre, vaste au gré de son imagination ; — et comme au temps où, frais débarqué à Paris, il entendait M. Diderot lui raconter mille prodigieuses fantaisies ; — car son esprit découvre des perspectives nouvelles.

En 1785, son cher ami Fontanes est parti pour Londres. Et Joubert l’a prié d’attraper là-bas, touchant Cook et ses compagnons, des informations que l’on n’avait point à Paris. La correspondance des deux amis témoigne du souci de Joubert. Le 10 novembre 1785, Fontanes écrit : « J’ai dîné avec le capitaine Carteret, qui a fait le tour du monde avec votre ami Cook… » Votre ami Cook : et cela confirme les sentimens que, treize ans plus tard, Joubert déclare à Pauline de Beaumont… « J’ai vu le portrait original d’Omay dans le cabinet du chevalier Reynolds… » Et Omay était un Otahitien que Jacques Cook avait amené à Londres… « Vous voyez que je songe à vous. Sitôt que Banks… » Banks le naturaliste, l’un des compagnons de Cook… « sera de retour à Londres, je le verrai pour vous d’abord et pour moi ensuite… » Le 29 novembre, Fontanes a vu enfin le « respectable Banks ; » il l’a interrogé sur Cook, sur ses voyages : mais il n’en a pas appris grand’cbose qu’il ne sût déjà. « Soyez sûr que Forster… » Ce naturaliste prussien accompagna Cook dans son deuxième voyage, et c’est lui qui a publié le récit de l’expédition… « Forster a mis dans ses récits tout ce qui peut intéresser une imagination sensible… » Et puis, en Angleterre, on ne s’occupe pas beaucoup du grand navigateur. On projette de lui élever un monument à Westminster : on ne se presse pas. « Sa renommée a moins d’éclat ici qu’en France. Soit que ce peuple singulier loue peu ce que nous louons beaucoup, soit qu’enfin Cook à ses yeux ne surpasse pas ses autres grands navigateurs, il est sûr qu’il ne partage pas notre enthousiasme… » Le 12 décembre, Fontanes écrit encore à Joubert : « Vous me demandez des détails sur Cook. J’ai recueilli là-dessus tout ce qu’il est possible de savoir. Il n’a point laissé d’enfans, mais une veuve assez obscure qui jouit d’une petite pension. Des personnes qui ont connu ce grand homme dans la vie privée disent qu’il y portait un esprit peu agréable. On m’a certifié que MM. Forster père et fils n’en avaient pas été contens. Il s’est élevé plusieurs contestations entre eux pendant le voyage, et ils se sont séparés froidement. On accuse Cook de dureté et même de jalousie. D’un autre côté, Forster fils paraît avoir mis de l’aigreur et beaucoup de vanité dans ses procédés. Il semble même, au silence que garde M. Banks sur les Forster, qu’il partage les sentimens de Cook à leur égard. Cependant tenez-vous pour dit que ces noms ne remplissent point les esprits de Londres comme ceux de Paris… » Ces renseignemens, ces potins n’étaient pas ce que Joubert demandait. Il insista ; et voici ce qu’il obtint dans une lettre du 20 janvier 1786 : « Ils (les Anglais) viennent de faire une pantomime d’Omaÿ. C’était un sujet charmant. Le génie de Cook devait les élever. Eh bien ! ils ont donné Arlequin pour domestique à Omaÿ. Ils peignent l’Otahitien débarquant à Portsmouth poursuivi par les officiers de la douane et la justice en grand panier. La scène change. Le jeune insulaire retourne dans sa patrie. On attend quelque chose. C’est un matelot qui, voulant reprendre son habit, trouve dans le panier où il l’a laissé, un crabe immense qui lui dévore toute la tête… » Fontanes affirme que cette pantomime attire une grande affluence au théâtre de Covent Garden. Il conjecture que c’est peut-être pour la décoration, fort belle, imitée des dessins du fameux Loutherbourg ; mais la décoration, si belle, ne fait que mieux ressortir le ridicule de la comédie. Fontanes a visité un cabinet d’histoire naturelle, celui de Sir Arthur Lewis : Cook y a déposé la plus grande partie des curiosités qu’il rapportait de Tahiti. « La collection de ce chevalier baronnet est superbe. Il a consacré une salle entière aux présens de Cook ; on l’appelle Sandwich room, place de Sandwick, du nom d’une des isles découvertes par ce grand navigateur. On y lit des inscriptions honorables pour lui, et on y voit son portrait. C’est jusqu’à présent le seul hommage rendu à sa mémoire par les Anglais. Ce que je vais vous dire vous paraîtra bizarre ; mais la France les a souvent avertis du mérite de leurs grands hommes… » Vers la fin de cette longue lettre, Fontanes promet à Joubert de revoir Banks ; et il ajoute : « Pour vous seul. » Enfin : « Vous aurez d’excellens détails sur Cook… » Les excellens détails sur Cook, si Joubert les a eus, ce ne fut pas, sans doute, par une lettre. Ou bien la lettre est perdue. Mais, à son retour de Londres, Fontanes put raconter à son ami ce qu’il avait appris. Joubert a noté quelques traits d’une de leurs causeries. Sur les Anglais, sur Pitt, sur les mœurs privées et politiques de l’Angleterre, Fontanes savait bien des choses. Et, dans ce résumé, je trouve le nom de Reynolds, qui dut être l’occasion de parler d’Omaÿ et de Cook. D’ailleurs, il ne me semble pas que Joubert ait tiré grand parti de ce que Fontanes lui apportait. Un petit nombre de faits seulement paraissent provenir de cette information. Ainsi Joubert signale que, dans la patrie de Cook, on a frappé des médailles en l’honneur du héros ; et il indique aussi que l’Angleterre a moins accordé que la France a la gloire de Cook.

Principalement, c’est aux relations des voyages de Cook, lues et relues sans cesse, que Joubert se confie. Il prend des notes, plus ou moins succinctement. Un petit incident le séduit par le pittoresque ou la poésie. Souvent, il s’amuse à combiner la phrase ; et il note aussi son commentaire, sa méditation, sa rêverie. Il commence une rédaction ; puis il l’abandonne : et il flâne, avec plaisir. Je voudrais donner une idée de ces brouillons, qui sont très nombreux et confus, quelques-uns datés, les autres non, et tous, dans l’inévitable fatras des paperasses, ornés d’imaginations ravissantes. Feuillets épars ou pages de carnets ; et n’essayons pas de mettre aucun ordre parmi tout ce hasard, où je crois que Joubert ne se débrouillait plus, où je crois qu’il s’égarait volontiers. Non qu’il n’ait jamais tenté d’organiser un plan, pour son ouvrage… « Cet ouvrage sera divisé comme le monde : j’irai d’abord au pôle austral, je séjournerai dans les tropiques et je reviendrai par les glaces du Nord. — Je ne voguerai point à pleines voiles dans ces mers qui me sont inconnues, mais je suivrai timidement la route et les retours des vaisseaux de Cook. Quelquefois je m’arrêterai pour cueillir des fleurs dont je puisse parer mon sujet, comme ils s’arrêtaient pour cueillir des fruits et des planter… » Et Joubert s’arrêtait à chaque instant ; la moisson de ses fleurs, bientôt, l’encombra. Quand il eut trop de notes et quand il eut trop rêvé à de jolis arrangemens, l’abondance de ses papiers lui devint un embarras. Il esquissa des répertoires de ses idées et des faits intéressais : et les répertoires ne l’aidèrent point à se reconnaître. L’Eloge de Cook, ne tentons pas de le reconstituer : il n’a jamais, par son auteur, été constitué. Parcourons-en les feuillets charmans, où les redites même sont agréables pour marquer les points auxquels Joubert s’attardait avec le plus de satisfaction. Nous n’aurons pas un ouvrage composé : nous aurons la pensée même de Joubert ; et nous en suivrons le cours très nonchalant et gracieux ; nous nous arrêterons à quelques étapes d’une songerie intelligente et heureuse.

Le 2 octobre 1786, Joubert commença le premier de ces petits carnets qu’il a dès lors, toute sa vie durant, couverts de son écriture très régulière et comme dessinée. Les premiers mots qu’il trace, tout de suite après la date, les voici : « Ces belles marinières… » Ils ont, aux yeux et à l’imagination de qui aborde ces carnets, l’attrait de leur mystère, qu’on est tenté d’orner un peu. Ils avaient un délicieux prestige pour Joubert, qui les écrivit, au milieu de la ligne, avec tout le soin de son crayon ; et il les encadra de petites étoiles. La clef de l’énigme, je la trouve dans une phrase d’un feuillet du 2 février 1787 où, racontant l’arrivée de Cook et de ses compagnons à Tahiti qui l’émerveille, il dit : « Ni les naïades ni les napées n’offrent pas à l’imagination plus de charmes que ces riantes marinières on étalèrent à leurs regards enchantés. » Voilà les belles marinières autour desquelles rêva Joubert le 2 octobre 1786. Et, un peu plus tard, il écrit : « Otahiti ! que tes femmes sont belles et que tes hommes sont doux ! Depuis que tu es connue, le soleil se couche plus beau sur les montagnes de l’Europe. Qui peut le voir descendre sous l’horizon sans avoir le cœur réjoui par cette pensée : il se lève pour Otahiti ? » C’est la première esquisse d’un couplet que Joubert a maintes fois repris ; et, mieux, c’est le refrain de son enchantement.

Tout le secret de la navigation, qui lui est révélé, l’amuse ; et le changement des conditions de la vie le divertit : « C’est dans le ciel que le vaisseau trace sa route aux ïeux du pilote… Et, pour connaître son chemin, il faut le lire dans les astres. Pour se conduire, le nocher ne doit pas regarder à ses pieds, mais sur sa tête. » Alors, lui aussi regarde au ciel : « Étoile de Vénus ! c’est toi qui causas les premiers voyages : aussi ai-je appris à te connaître et à te distinguer dans le ciel… » Il se rappelle Chappe d’Auteroche, cet astronome : « Il partit de notre observatoire pour suivre ton cours jusqu’aux champs glacés de Tolbosk : il arriva portant la mort dans son sein : il te regarda, te vit, calcula tes phases et tes apparences, écrivit la découverte et mourut en te regardant encore du lit de feuilles où les sauvages l’avoient couché. Il mourut, il expira satisfait d’avoir prolongé jusques là sa carrière et de n’être pas mort une heure trop tôt… » Les Ohatitiens dont parle Cook, autant d’amis pour Joubert : « Je connois Oberéa Maani, Teïna-May, et Touno qui n’étoit pas belle, mais dont la bonté n’eut point d’égale. Je connois Putatow, Toubouraï Tamaïdé, N. N., et surtout Towha. Informez-vous de leur sort et sçachez s’ils vivent encore, ô vous qui séjournes dans ces belles contrées au moment où je parle. Puisse être heureux votre retour… » La pensée qu’il y ait là-bas des voyageurs, à profiter du radieux séjour, l’induit en quelque jalousie : « Hélas ! je n’ai jamais vu la mer, pas même du rivage… » Et puis : « Hélas ! je ne sçais pas bien parler de choses que je n’ai pas vues… » Cet empêchement le désole, lui casanier, lui enfermé, qui rêve à tant d’espace et aux impossibles voyages, dans sa petite chambre d’hôtel meublé, à Paris. C’est l’hiver. Il consigne sur le même carnet que décorent les féeries de la navigation, ses dépenses du mois de novembre : les plus grosses sont pour le marchand de bois ; et il y a quatre livres douze sols « pour des chaufferettes, » ô médiocre vie quotidienne du casanier !… Mais la pensée d’Otahiti lui est une fête illusoire : « J’aime à dormir tourné vers toi, comme pour donner à mes dernières pensées avant le sommeil un cours plus facile vers tes habitans. Il y a deux tropiques et deux pôles : un seul occupe mon esprit. Et je regarde avec plus d’amour, quand la nuit est belle, les astres qui brillent sur le pôle austral. »

Et puis : « Mer pacifique. Pourquoi nommée ainsi ? Par l’habitude où sont les hommes de placer dans leur imagination le repos et la paix en des endroits inaccessibles, ainsi que les anciens appeloient Fortunées les îles Canaries, placées dans l’Océan où la nature de leurs navires et leur ignorance dans la marine ne leur permettoit guères de naviguer. » Il n’a jamais vu la mer, pas même du rivage ; et, de mariniers, il n’en vu que sur la petite Vézère. Mais le voici lancé à des périples imaginaires, par Cook : « Tu m’as fait épouser la mer ; et l’attrait naturel qu’avoient pour moi les eaux courantes s’est accru depuis que les flots t’ont porté dans ces régions délicieuses. »

Que de singularités !… « Cette partie du monde, non seulement n’a pas d’habitans, mais n’a pas même de lieu. Là tout est mer, excepté la mer même convertie en îles de glace qui ont leurs montagnes et leurs plaines. Elles présentent aux regards des images de tours, de clochers, de murailles et de maisons, et la même variété de formes que les nuages d’où elles sont descendues. » Et le refrain d’Otahiti : « Otahiti ! que tes filles sont belles et que tes hommes sont doux ! Ta découverte, île charmante, ne sera pas inutile au bonheur du monde… »

Samedi 22 décembre 1187… Et ce ne sont que des bribes de phrases, mais jolies : «… Et ce que l’Océan environoit, quand il se route autour des pôles… Délicieuses relâches !… Latitudes et longitudes, pour largeur et longueur ; une langue particulière est employée pour parler de ces grands objets… C’est pour eux (les Olahitiens) que les soleils de nos hyvers se hâtent de tomber et de descendre ; et ses rayons les ont touchés quand il se lève. Tu viens d’Otahiti, père du jour… Nous partageons avec eux le sommeil et la veille… Lointain pays où le dormir est doux… »

22 janvier 1788 : « Portez-leur la rose et qu’elle pare des seins qu’on dit semblables à ceux des statues grecques… »

Il n’est pas jusqu’au langage otahitien qui ne séduise Joubert ; et Joubert en copie des mots avec soin : « Epaha tayo maleme taiye no tabano to nota wa whamo maiye… »

10 mars : « Plus une île est près de Taïti, plus les mœurs y sont bonnes, la terre féconde et les hommes heureux. Ton langage, tes mœurs et ton bonheur sont départis dans les îles qui t’environnent. Tu es au milieu de toutes ces îles comme le soleil au milieu des astres… » Puis : « Que fait (présentement) le vieux Paowgand à Tanna ? Et Paowgand vit-il encore ?… » Et puis : « Ils ont, à Tanna, l’habitude de mon ami Fontanes : dans la joie qui suit l’admiration, ils font claquer leurs doigts. » Joubert était alors à Villeneuve-le-Roi, près de Sens ; et, depuis quelques jours, Fontanes l’avait rejoint : la gaieté de Fontanes, Joubert la réunit à ses fantaisies otahitiennes.

Du mois de juin 1788 : « Ils allèrent à Otahiti, pour y voir de plus près une étoile. Otahiti ! on nous a rapporté de toi des nouvelles qui ont charmé le monde ! Tout les favorisa pour leur rendre ce séjour délicieux. Tout, jusqu’à l’heure de leur arrivée. Il étoit nuit et, du navire, ils voyoient briller sur la côte les flambeaux qui servent aux insulaires pour la pêche. Ils entendirent le bruit des danses ou des heeva. Ils reconnurent la métropole des îles du Tropique et les mœurs du peuple ami. Alors, ces hommes lassés de leurs longues navigations livrèrent leurs cœurs au repos, leurs âmes à l’espérance. Un sommeil léger suspendit un moment leur joye. Ils ne s’éveillèrent que pour être heureux. Qui donnera maintenant à mon style des agrémens et des couleurs, pour peindre… » Et le refrain : « Otahiti, que tes filles sont belles et que tes hommes sont doux ! Tu es la merveille des tropiques, dans les mers qui sont sous nos pieds. Cette moitié de l’océan que tu partages en deux autres moitiés te doit son plus grand ornement. Le néant est à ses deux bouts ; l’âge d’or est dans tes bocages. J’aime à dormir tourné vers toi… » Et Joubert vante l’héroïsme de Cook, son ingéniosité pratique, son désintéressement, son esprit de justice. Mais il ajoute : « Quelque intrépide et bon qu’eût clé Cook, sans doute il eût obtenu moins de faveur et de renommée s’il ne nous eût pas fait connoitre Otahiti… Otahiti, que tes filles sont belles et que tes hommes sont doux… Ton sol fécond ne produit point de matières dures et précieuses. Tes montagnes, dont la perspective est si riante, ne recèlent point de métaux ni de pierreries. Tu n’as pour tous biens que ton beau ciel, et tes arbres qui portent le pain. Ta découverte néanmoins a causé plus de joyes au monde que toutes ces grandes rencontres de mondes et de continens nouveaux qui changèrent tout à coup la face des empires et couvrirent d’or et de diamans la terre ancienne. Tu es, Otahiti, un lieu de relâche et de radoub pour le navigateur fatigué de chercher les pôles, tu es un lieu de repos pour l’imagination lassée de chercher ailleurs que sur ton sol tant d’innocence et de bonheur. Ceux qui t’habitent sont forts et vaillans comme des hommes, ils sont innocens et beaux comme des enfans… Cette île fait aimer la mer et le navigateur qui fut son hôte… »

Cook est, aux yeux de Joubert, un double héros, antique et moderne. Ses découvertes évoquent le temps où la première audace des navigateurs conquit les espaces terrestres. Et ce conquérant, ce faiseur de périples a pratiqué les vertus nouvelles, l’humanité, la bienfaisance universelle, la volonté d’être utile aux hommes, à toutes les nations, de servir au progrès. Joubert insiste sur la bonne efficacité de Cook : « Tous ses voyages furent marqués par des succès éclatans et des actions utiles. Il découvrit trente peuples nouveaux : il sema des plantes utiles dans les îles désertes et donna des exemples de vertus à des peuples sauvages. Il rendit la mer plus navigable et le séjour des vaisseaux plus sain. Il eut le bonheur des anciens héros et ramena deux fois tous ses compagnons des extrémités du monde. Sa gloire fut éclatante et pure comme sa vertu : des peuples qui l’aimoient le chantent au-delà de l’Amérique… » Le caractère véritablement moderne de Cook, Joubert le marque avec beaucoup d’insistance, et jusqu’à écrire : « Si Cook avoit fait ses voyages il y a cent ans, il y a deux cents ans, on auroit simplement considéré sa conduite d’homme de mer et estimé l’exactitude de ses déterminations. Il auroit obtenu les suffrages de ses égaux et des sçavans et l’attention des politiques… » Et maintenant ? Qu’y a-t-il, maintenant, de nouveau ? Écoutons Joubert : il ne se trompe pas. Donc, jadis, on aurait admiré ce capitaine heureux ; « mais sa bonté, son extrême attention à ne pas blesser la justice n’auroient pas ému les esprits et donné à son nom cette vogue dont nous sommes témoins et qui désormais durera toujours. Les hommes d’Etat auroient fait traduire ses relations, les hommes de mer les auroient étudiées, les esprits éclairés en auroient fait cas ; mais quelques particuliers seulement les auroient lues. On n’auroit. sçu voir en lui qu’un habile navigateur anglois, mais non pas l’homme qui doit être cher à toutes les nations et à tous les siècles. » Ce changement de l’esprit public, cette particularité de l’esprit nouveau, que note Joubert avec le plus fin discernement, c’est en effet tout le caractère de l’époque. On est, plus que jamais, soucieux de morale ; et, en faveur de la morale, on a une tendance très forte, assez ridicule et assez belle, très dangereuse, à embrouiller des choses différentes. Certes, un explorateur qui évite d’être inhumain et qui, pionnier de la civilisation, n’agit point en sauvage mérite une louange singulière. Mais jadis, — et, pour Joubert, jadis, — on n’eût pas songé à prendre un explorateur comme maître d’aménité, de vertu sociale ; on n’eût pas songé à priser d’abord en lui les qualités de douceur ; et l’on n’eût pas songé à lui demander une philosophie. C’est la mode nouvelle ; une mode assez touchante, et qui ne fut pas sans inconvéniens. Lorsque Lapérouse partit pour son grand voyage, Louis XVI lui rédigea des recommandations humanitaires : « Si des circonstances impérieuses, qu’il est de la prudence de prévoir, obligeaient jamais le sieur de La Peyrouse à faire usage de la supériorité de ses armes sur celles des peuples sauvages pour se procurer, malgré leur opposition, les objets nécessaires à la vie, telles que des subsistances, du bois, de l’eau, il n’userait de la force qu’avec la plus grande modération et punirait avec une extrême rigueur ceux de ses gens qui auraient outre-passé ses ordres. Dans tous les autres cas, s’il ne peut obtenir l’amitié des sauvages par les bons traitemens, il cherchera à les contenir par la crainte et les menaces, mais il ne recourra aux armes qu’à la dernière extrémité, seulement pour sa défense et dans les occasions où tout ménagement compromettrait décidément la sûreté des bâtimens et la vie des Français dont la conservation lui est confiée, Sa Majesté regarderait comme un des succès les plus heureux de l’expédition qu’elle pût être terminée sans qu’il en eût coûté la vie à un seul homme. » Sainte-Beuve, citant ce passage, fait à ce propos de justes réflexions. Tant de précaution, dit-il, est honorable, et puéril, et dangereux. Avec de tels scrupules, on est un philosophe, non pas un conquérant : et les « sauvages » abuseront de votre philosophie. Louis XVI l’a bien vu, ensuite ; Louis XVI, qui eut près de lui des sauvages plus féroces que ceux de la Polynésie et qui, jusqu’au dernier moment, répéta : « Je ne veux pas qu’il périsse un seul homme pour ma querelle ! » et qui fut la victime, ou l’une des victimes, de sa mansuétude. Quand il rédigeait, à l’intention de Lapérouse, ses recommandations humanitaires, Louis XVI avait lu les voyages de Cook : il en avait, comme Joubert, tiré des leçons morales. La nouveauté d’opinion que signale Joubert, il l’a bien vue ; même il a, en quelque mesure, participé à la séduisante erreur, à la jolie imprudence commune.

Son Cook est un grand navigateur ; il est aussi un philosophe. Joubert ne se contente pas de le peindre en vérité : il le transforme en un maître de la vie et fait de lui un emblème ou un exemple. Mais, ce grand navigateur, les circonstances l’ont placé dans des conditions héroïques et exceptionnelles, de sorte que l’exemple de Cook a bien l’air de dépasser nos modestes conjonctures. Inutile exemple ? Non pas ! Et Joubert amène vers nous, vers nos petites anecdotes, ce héros emblématique. « Je veux chercher ce que Cook auroit fait s’il avoit eu des enfans. » Et il transcrit en père de famille l’explorateur d’un hémisphère… : « Il auroit rarement parlé à ses filles, par une certaine austérité de pudeur. Il auroit parlé rarement à ses garçons, par une certaine gravité naturelle à tous les pères plus occupés du soin de former et de pourvoir leur famille que du plaisir de vivre avec elle et d’en être caressés. Il auroit quelquefois vivement et secrettement joui des délices de la paternité. Mais il en auroit plus constamment connu les devoirs que les douceurs. Quant à sa femme, il l’auroit aimée, consultée, honorée, mais lui auroit quelquefois témoigné de l’emportement. Dans le cours ordinaire de sa conduite, il l’auroit traitée avec cette dignité d’un mari tendre à qui les bons soins et les vertus de sa compagne inspirent un respect tempéré par l’intérêt même que lui inspirent pour elle de légères imperfections… » Joubert, afin de rendre utilisable et moralement efficace l’exemple de Cook, organise des hypothèses. Supposons qu’au lieu de céder aux vœux de la plus rare destinée, Cook soit demeuré dans la profession que son père lui avait choisie : il est marchand. Quel marchand sera-t-il ? Un marchand considérable par la justesse de ses vues et la rigueur de sa probité ; non pas un négociant célèbre. L’agent d’une grande compagnie de commerce, peut-être : et alors, un excellent employé, sans génie ; car il fallait à Cook les prodigieuses entreprises, pour montrer son génie. Mais il est un bourgeois très digne et très important : on vient lui demander conseil… « Ceux qui l’auroient connu l’eussent aimé et vanté et il eût été respecté dans sa famille. Il l’eût gouvernée comme son vaisseau, avec justice, mais avec sévérité. Il eût cependant fait souvent des actes de bonté et de douceur qui l’eussent fait adorer et qui auroient charmé et frappé tous les esprits, comme il arrive ordinairement quand les hommes sévères se montrent humains, doux, compatissans, faciles et bons comme s’ils étoient nés faibles. Dans quelque rang enfin et dans quelque lieu que Cook eût vécu, il auroit eu la gloire qui ne peut échapper à ceux qui se montrent souverainement hommes de bien. » Et si, toujours marin, Cook n’avait pas eu l’aubaine de ses grandes expéditions ?… « Dans un vaisseau de commerce, le bonheur que sa sagesse eût procuré à toutes ses entreprises l’auroit rendu recommandable aux négocians de son pays et tous auroient recherché l’avantage de devenir ses commettans. Dans un vaisseau de guerre, sa bravoure et son sang-froid, ses manœuvres sûres et hardies lui auroient sans doute valu l’honneur d’être nommé dans les gazettes de son pays, mais ne lui auroient point procuré d’autre gloire. Soldat, il se fût élevé de grade en grade, jusqu’au rang de capitaine. Capitaine, il ne seroit jamais sorti de cette place. Il y auroit seulement acquis plus d’honneur que tous les autres dans les grades supérieurs parce qu’il auroit parfaitement rempli le sien… » Cook ne pouvait pas se rendre illustre dans un autre métier que le sien ; mais, dans toutes les conditions de la vie, il se fût montré irréprochable. « Il eût été ami solide et généreux et lié jusqu’au dévoûment par une estime mutuelle. Il n’auroit eu besoin d’un ami ni pour être consolé ni pour être supporté par son indulgence, mais pour avoir l’âme exercée par une bienveillance forte et par une sorte d’admiration pour la vertu… Il avoit une si parfaite organisation, il étoit tellement épris de l’ordre qu’aucun dessentimens honnêtes ne pouvoit être hors de son cœur… » Et Cook devient un charmant bonhomme, une sorte de père de famille selon Diderot.

Nulle époque n’a été plus constamment, — et, parfois, déraisonnablement, — éprise de morale. Cela étonne, parce qu’en fait peu d’époques ont été moins véritablement morales. Mais, plus les hommes de la période révolutionnaire sentaient menacés les principes de leur conduite et sentaient leur vie hasardeuse, plus ils cherchaient, et avec confusion, des morales un peu partout. Cette époque a bien de l’analogie avec la nôtre. Et n’est-ce pas une idée analogue aux idées de nos contemporains, d’aller chercher ses professeurs de vertu parmi les navigateurs ?…

Ainsi, le personnage de Cook, Joubert le dirigeait, avec beaucoup de jolie adresse, vers la morale. Tahiti, qui l’enchantait, lui devint un autre emblème et, cette fois, de qualité sociale. Une phrase incomplète de Joubert fait allusion à ces temps (le sien, par exemple) « où tous les peuples, devenus éclairés et mécontens de leur situation et de leurs mœurs, en détournent leur attention et se plaisent à la porter sur les mœurs et le gouvernement des peuples nouveaux et sauvages. » Admirable phrase, par sa justesse et par sa vérité intelligente. C’est bien là ce qui s’est produit. Jamais on n’inventa si ardemment des utopies et des Eldorado. L’exotisme qui, dans les arts, se manifeste avec tant de vivacité, c’est le signe du déplaisir qu’on éprouve chez soi. Et l’on se forge des imaginations séduisantes, à propos des pays peu connus ; et, dans le mystère entr’aperçu, l’on place des chimères de politique sentimentale. Les sauvages se prêtent le mieux du monde à ces ingénieux artifices : les sauvages qui sont à la mode ; les sauvages de Marmontel et, bientôt, de Chateaubriand. Les Otahitiens de Joubert sont du même genre. Ces « peuples qui n’ont pas de loix » l’intéressent et l’attendrissent. Dans la peinture qu’il fait de leurs mœurs, on voit très bien la tendance philosophique. Et Tahiti est, pour Joubert, un peu ce qu’est Genève pour Jean-Jacques : l’utopie. Joubert ne connaissait pas Tahiti ; et Rousseau connaissait Genève à merveille ; mais la Genève que Rousseau s’ingéniait à célébrer n’était pas une réelle Genève, c’était, comme Tahiti pour Joubert, une rêverie.

Le commentaire de l’île idéale, Joubert le parait de maintes doctrines aventureuses. Même alors, on voit et sa prudence fine et sa retenue que d’autres, — les déclamateurs, — n’ont pas du tout. Mais il est touché de fraternité universelle, de pacifisme et de sensibilité. C’est un chagrin pour lui de savoir que, dans la délicieuse Otahiti, la concorde ne règne pas toujours ; et qu’il y a des guerres. Des guerres, dans un si beau pays ; des guerres, dans un pays où les filles sont si belles et les hommes si doux !… Et l’on a fait d’autres légers reproches aux doux Otahitiens et belles Otahitiennes. Joubert répond : « S’ils aiment le plaisir, ce n’est pas par la corruption de leur mœurs, mais par l’excellence de leur tempérament, » — magnifique réponse !… Et que de vertus émouvantes !… « Les Otahitiens ont leurs moral ou sépultures, dont ils prennent plus de soin que de leurs maisons. Ils attachent un prix infini à ces monumens grossiers qui les rappelleront à la mémoire après leur mort. Ce peuple ami qui s’étoit tendrement attaché au capitaine Cook lui demanda, quelques jours avant son départ, comment s’appelait le moral qu’il avoit dans sa patrie, c’est-à-dire quel nom avoit l’endroit où il seroit enterré à Londres. M. Cook leur répondit qu’il seroit enterré à Saint-Paul. — Cook sera enterré à Saini-Paul ! répétèrent-ils comme à l’envi dans leur langage enchanteur, avec un accent inexprimable de tristesse et de bonté. — Peuple excellent ! qui, prêt de se séparer d’un étranger honnête homme qu’il n’a vu que quelques jours, veut tout connaître de lui et jusques à son tombeau, comme pour mieux garder son souvenir !… » Et Joubert ajoute : « On se délasse du spectacle de tous les malheurs en contemplant quelques minutes l’heureux sort de ce peuple aimable, vif et toutefois si doux qu’il semble que la nature, qui ne lui permet pas d’être un moment indifférent, lui ait cependant rendu la haine impossible. Il a toute la beauté et toute la bonté des enfans. Ses légèretés mêmes sont à peine des défauts et, parmi ses défauts, aucun n’est incompatible avec l’innocence. Peut-être le meilleur des hommes seroit-il, parmi nous, celui qui à force de philosophie seroit enfin devenu ce qu’est naturellement un jeune Otahitien. » Voilà, formulée avec toute la netteté possible, la pensée de l’époque, la pensée du jeune Joubert ému de philosophie. Il raconte l’histoire d’un jeune Otahitien plus charmant que tous les autres et nommé Tupia. Cook l’avait connu lors de son premier voyage et l’emmena sur son navire. Mais, « du regret de la mort de son ami Taïeto, » Tupia mourut à Batavia. Quand le capitaine Cook revint à Otahiti, les habitants lui demandèrent des nouvelles de Tupia. Ils composèrent des complaintes et chants funèbres qui avaient ce refrain mélancolique : Mort, Tupia, mort, mort !… Et Joubert : « C’est ainsi que des peuples grossiers sçavent honorer les talens et les vertus par des sentimens tendres que l’homme de bien espéreroit vainement d’obtenir chez les peuples polis où la civilisation a perdu la nature. O mes concitoïens, plus j’y pense et plus je trouve que nous aurions tous besoin de devenir un peu sauvages ! » Et il est bien manifeste que Joubert a subi l’influence de Rousseau.

Joubert, alors assez loin de ses idées religieuses, n’approuve-t-il pas les Otahitiens qui « ne se figurent point après la vie et ne désirent point un plus grand bonheur que d’habiter une autre Otahiti et de s’y nourrir éternellement de fruits à pains et de gorces qui n’auront pas besoin d’être préparés aux feux ? » Rêverie païenne ; et rêverie de l’âge d’or !

Rêverie païenne encore et dans laquelle des réminiscences de Lucrèce ont pris le tour de la science moderne. Les îles où est allé Cook sont, quelques-unes, volcaniques et l’on y aperçoit les indices des catastrophes géologiques : la terre périra… « Cette idée que la terre périra est affligeante. Parmi nos idées journalières et communes, il n’en est aucune qui puisse nous en consoler. Mais une idée, extraordinaire comme la première, peut nous guérir de ce chagrin : c’est la considération du tout. C’est la connoissance des astres et de leur nature. L’homme trouve dans ces connoissances une force qui lui fait supporter avec tranquillité le sort de la planète. S’il faut que tu périsses, habitation de nos enfans et de nos pères, tous ces corps plus beaux et plus éclatans que toi subsisteront du moins. L’élément du feu dont le soleil est le foyer ne peut pas non plus périr, il l’absorbera par une attraction dont on a calculé la puissance et, réchauffé par cette action, tu rejailliras de nouveau du corps du soleil avec les germes des espèces que tu renfermes et qui ne peuvent pas être perdus. Tu refairas ton cours, tu reprendras ta place et tu recommenceras ton destin. » Joubert atout à fait, pour le moment, abandonné les dogmes chrétiens ; son idée du monde est conforme aux théories des physiciens matérialistes.

Son idée de la société repose tout entière sur l’idéal du bonheur. Les insulaires que les voyages de Cook lui ont révélés sont les hommes les plus heureux du monde ; et leur vie est organisée en vue seule du bonheur. On fera des objections. Joubert réplique : « Ce n’est pas le désir des vrais biens qui déprave l’homme, mais le désir de ceux qui sont faux. Jamais aucun peuple ne s’est corrompu pour avoir du bled, des fruits, un air pur, des eaux meilleures, des arts plus parfaits, des femmes plus belles, mais pour avoir de l’or, des pierreries, des sujets, de la puissance, un faux renom et une injuste supériorité… » Joubert examine les conditions qui facilitent le bonheur des Otahitiens. Il y a « la qualité de leur terroir, » qui produit « tout ce qui peut rendre l’homme sage et rien de ce qu’il faudroit pour le rendre riche : » ainsi, la richesse, — l’un des résultats de la civilisation, — va tout à l’encontre du bonheur social. Puis ces petites îles sont enfermées chez elles et, par la mer infranchissable, garanties contre l’ambition : « Eloignés du continent, ils (ces insulaires) n’ont point à redouter de conquérans. Entourés d’îles semblables aux leurs, ils n’ont pas non plus à redouter d’éprouver eux-mêmes le désir de la conquête. Bornés dans leur territoire, ils n’ont rien de mieux à faire que d’y être bons et tranquilles, comme les hommes le sont partout où ils sont indépendans et maîtres souverains d’un pays borné. » Joubert va tirer de là des conclusions importantes : « C’est une grande question pour le bonheur public de savoir quelle étendue devroit avoir chaque pays, pour que les mœurs y fussent bonnes. En attendant qu’on la décide, voici une règle générale. L’homme animal ne regarde vraiment comme sa patrie qu’autant de pays que ses yeux en peuvent embrasser en se tournant de tous les côtés lorsqu’il est placé au point qui forme le milieu du sol où sa demeure natale est située comme une île au milieu de la mer. Et l’homme sensible ne regarde comme ses véritables compatriotes que ceux qui habitent cet espace de terre. Quant à l’homme civil, sa patrie morale sera toujours trop étendue toutes les fois qu’il ne sera pas membre d’un peuple où il sera possible à chaque individu de connaître tous ses compatriotes et d’être connu de tous. Heureux les peuples où chaque mort laisse un vide sensible à tout le monde et où chaque naissance en remplit un ! C’est là qu’il est doux de naître, de croître, de vivre, d’engendrer et de mourir… » Considérations générales ; et la conséquence pratique : « Les grands États doivent chercher à se subdiviser de mille manières, s’ils désirent véritablement le bonheur général et individuel. Leur force même extérieure dépend de la multiplicité et de l’union de leurs parties. »

Il est évident que, tout cela, Joubert l’eût développé. L’éloge de Cook, en son état de brouillons, ne nous donne pas toute une philosophie de Joubert ; et la philosophie du jeune Joubert était, pour ainsi dire, inachevée comme l’éloge du navigateur. Il avait à en adapter les pièces, à en arranger les jointures ; il avait aussi à en terminer plusieurs élémens. Cependant, nous voyons comment tournait sa pensée ; et cette page que je viens de citer est importante. Elle nous montre Joubert qui cède assez volontiers au goût législatif de ses contemporains. Comme.eux, il ne craint pas de refaire, au gré de l’idéologie, la constitution des peuples. Il a posé en principe un idéal de bonheur ; il a cherché les conditions du bonheur social et national : ces conditions, reste à les réaliser. Et il ne demande qu’à les réaliser en effet. Ce qu’il a très bien vu, c’est que les constitutions inventées par les philosophes, et inventées en vue du seul bonheur, ne sont pas applicables à de grandes foules humaines et à de grandes étendues géographiques. Donc, « c’est une question de savoir quelle étendue devroit avoir chaque pays. » Excellente logique ; erreur, en fait : l’étendue de chaque pays, indépendante de la volonté des philosophes, est un phénomène géographique et historique. Joubert, à la façon de tous ces théoriciens, ne tient pas compte de l’histoire ; il néglige le vivant et impérieux passé. Il demande que les grands États se subdivisent de mille manières. Tâche impossible, qui tente les réformateurs ; et, au surplus, tâche que la Révolution ne redoutera pas d’accomplir en France, lorsqu’à nos vivantes provinces elle substituera les départemens administratifs et irréels : tâche funeste. Et l’on voit, dans l’esprit de Joubert, quelques-unes des velléités qui trouveront bientôt leur occasion. Mais on a plaisir aussi à constater qu’il n’a pas l’outrecuidance et la désinvolture de ceux qui vont être efficaces. Il a, comme les autres, le défaut de travailler a priori ; cependant, il est préservé des pires folies par son souvenir provincial. Jeune philosophe, il est venu à Paris parce que Paris, pour un petit provincial, est en quelque sorte l’absolu. Il demeure assez provincial pour ne pas s’établir, à Paris, citoyen de l’univers. Tout ce qu’il dit de la petite patrie, ou de la province, garde une profonde et belle vérité. Il répond d’avance à des rêveurs plus fois que lui.

Mais il ne faudrait pas, en dépit de ces considérations, se figurer l’Éloge de Cook, préparé par Joubert, comme un traité de philosophie politique et sociale. Certes, la philosophie politique et sociale y intervient. L’essentiel est poésie. Quand Joubert assure que les voyages de Cook ont fait, pendant longtemps, les délices de sa pensée, croyons-le. Il a goûté, à lire Cook, ce divertissement auquel nous invite un Pierre Loti : dépaysement de l’esprit, son refuge ailleurs dans une fraîche nouveauté de toutes choses, l’offre des réalités les plus différentes de celles dont nous avons ou l’ennui ou le chagrin, l’offre de l’utopie. Combien s’amuse Joubert à concevoir changées toutes les conditions de la vie ! Le voyage en mer, imaginé, le ravit : un chemin qu’on fait en cherchant ses repères dans le ciel ! La contemplation des astres le ravit : pour les astres et pour la mer, il invente des phrases, j’allais dire, infinies, mobiles et où il y a de l’ineffable. Ses mots bougent ; ses mois prennent une qualité de mystère. Il peint des merveilles étranges ; et il donne, à son style, une jolie étrangeté. Otahiti, des voluptés singulières, une musique à laquelle trois notes suffisent pour qu’elle soit touchante et triste, des danses qui ont une langueur exquise, un art précieux du bonheur et, sans lois, la perfection de l’innocence, un peuple bon grâce à la seule vertu de la nature : que de motifs charmans pour la pensée !

Pendant plusieurs années, l’Académie de Marseille ne décerna point le prix de douze cents livres qu’elle avait préposé. Elle recevait des mémoires et ne les jugeait pas dignes de sa récompense. Nous avons vu, en 1786, le marquis de Pennes gémir et inviter ses collègues à gémir avec lui de ce qu’on ne découvrît pas le valable panégyriste de Cook. Peut-être (mais je n’en sais rien) l’obligeant chevalier de Langeac disait-il à ses collègues : — Attendez ; mon vertueux ami monsieur Joubert travaille…

Il ne travaillait pas vite ; et, attentif aux délices de sa pensée plus qu’à nulle ambition, il n’en finissait pas. Les derniers feuillets relatifs à Cook et datés sont de l’année 1788. Je crois qu’alors il renonça définitivement à parfaire son Éloge : d’autres projets l’avaient requis. Et, le 25 août 1789, le prix d’éloquence fut décerné à M. Pierre-Edouard Lémontey, citoyen de Lyon. Celui-ci avait beaucoup plus d’assiduité que Joubert, plus de ténacité. L’Académie de Marseille conserve dans ses archives trois mémoires de ce Lyonnais opiniâtre, touchant le grand navigateur. Sans doute, n’ayant pas eu de succès d’abord, Pierre-Edouard Lémontey recommença-t-il bravement. Quatre ans plus tôt, il avait eu le prix, pour un éloge de Peiresc : et il y a, dans les papiers de Joubert, des notes qui ont trait à ce même Peiresc ; de sorte que Joubert songea peut-être à concourir aussi pour l’éloge du très savant numismate. Lémontey publia son éloge de Cook trois ans après avoir reçu sa couronne, en 1792 et quand il était membre de l’Assemblée législative. Agé de vingt-sept ans en 1789, cet aimable garçon, avocat, parleur ingénieux, faisait son chemin. C’est à lui qu’on s’était adressé pour rédiger le cahier de la généralité lyonnaise. Il fut, sous l’organisation nouvelle, nommé substitut au procureur de la commune ; et il se lançait dans la politique. À la Législative, il eut son rôle parmi les honnêtes et imprudens personnages qui crurent maintenir en bel accord la monarchie et la constitution : l’une qu’on avait déconsidérée, l’autre qui était à la mode pour un peu de temps. Il n’aimait pas les violences et, révolutionnaire d’abord, il préféra la Suisse calme à sa ville natale pendant la terreur lyonnaise. Il voyagea et ne revint en son pays qu’après le rétablissement de l’ordre. Il avait de l’esprit, de la grâce, du discernement, de la pusillanimité. Il bégayait. En petit comité, on le trouvait assez hardi : l’arrivée d’un inconnu réduisait au silence son bégaiement, à la précaution ses hardiesses. Il écrivait gentiment, avec trop d’afféterie. Il a composé des livrets d’opéras-comiques, et puis des livres d’histoire, tels que l’Etablissement monarchique de Louis XIV, des essais, une étude sur Paul et Virginie. Il fut de l’Académie française et installa son aménité dans le fauteuil où avait été si grincheux l’abbé Moreffet. Il fut censeur dramatique et s’acquitta sans dureté de fonctions qui lui donnaient à plaisanter. Il disait à ses amis : « N’allez-vous pas voir, ce soir, Athalie, par Racine et Lémontey ? » Son éloge de Cook, très oratoire et orné à l’excès, ne vaut pas grand’chose.

Joubert avait travaillé des années, — avec peu de suite, — à son éloge de Cook. Ce fut, en somme, du temps perdu. Mais Joubert, toute sa vie, a perdu tout son temps, s’il ne s’agit que de produire. Il s’agissait, pour lui, de réaliser la perfection de son esprit ; de cette manière, le soin qu’il accordait à l’éloge de Cook, il l’utilisa comme un exercice d’agréable méditation.


ANDRE BEAUNIER.