Joseph de Maistre et son livre ''Du Pape''

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Joseph de Maistre et son livre Du Pape
Revue des Deux Mondes5e période, tome 33 (p. 221-240).
JOSEPH DE MAISTRE
ET
SON LIVRE DU PAPE

Joseph de Maistre et la Papauté, par M. C. Latreille, 1 vol, in-16, Hachette. 1906.

« Il pourra paraître surprenant qu’un homme du monde s’attribue le droit de traiter des questions qui, jusqu’à nos jours, ont semblé exclusivement dévolues au zèle et à la science de l’ordre sacerdotal. J’espère néanmoins qu’après avoir pesé les raisons qui m’ont jeté dans cette lice honorable, tout lecteur de bonne volonté les approuvera dans sa conscience, et m’absoudra de toute tache d’usurpation. » Ce sont les premiers mots du Discours Préliminaire que Joseph de Maistre a mis en tête de son livre Du Pape, et, dans le temps où nous sommes, au moment qu’on discute jusque dans les journaux, le droit des laïques à intervenir dans les questions religieuses, c’est assez dire, sans qu’il soit besoin d’y appuyer, l’intérêt et l’ « opportunité » du volume que nous offre M. C. Latreille, sur Joseph de Maistre et la Papauté. Nous avons au surplus une autre raison d’en parler. On a beaucoup écrit-déjà sur Joseph de Maistre, et de nombreux commentateurs, critiques ou biographes, lui ont consacré de remarquables études, parmi lesquelles nous rappellerons ici celles de Sainte-Beuve, 1839, d’Edmond Scherer, 1853, et de notre confrère et ami M. Emile Faguet, 1889. Mais, de toutes ces études, aucune encore n’avait le caractère analytique et critique de celle de M. Latreille. On n’avait parlé de Joseph de Maistre que comme on fait d’un contemporain, dont on est plus curieux de savoir ce qu’il est, ce qu’il pense, et ce que nous en pouvons attendre, que de connaître les circonstances de la publication de ses livres, la littérature des sujets qu’il a traités, les sources de son érudition, l’origine de ses idées, et, généralement, tout ce qui ne commence à devenir intéressant pour nous qu’autant que nous nous croyons assurés de la durée de son œuvre et de son nom. On commence alors d’en parler comme d’un classique. C’est précisément ce que M. Latreille a voulu faire dans ce livre ; et après lui, d’après lui, c’est ce que nous voudrions essayer de faire dans ces quelques pages sur Le Pape. Quelque actualité que les circonstances donnent à un pareil sujet, nous n’avons garde de la négliger, et, au contraire, nous venons de le dire, si ce n’était l’actualité, nous aurions peut-être attendu à parler de ce livre, mais nous croyons aussi qu’elle n’en fait pas le seul mérite, et ce n’en est donc ni le seul ni le principal que nous nous proposons de mettre en lumière.


I

Je préfère, et je crois que l’on peut préférer, pour d’excellentes raisons, les Soirées de Saint-Pétersbourg, et, par exemple, comme étant, de l’aveu même de leur auteur, une image plus fidèle, une expression plus complète, et surtout plus vraie du génie de Joseph de Maistre, mais le livre Du Pape n’en est demeuré pas moins dans son œuvre le livre capital, son Discours sur l’Histoire Universelle, sa philosophie de l’histoire et de la religion, son apologie du christianisme, et la clef de voûte, enfin, de son système, s’il en a un.

Il nous a déclaré lui-même, dans son Discours Préliminaire, l’origine et l’intention du livre : « Puisque notre ordre s’est rendu, pendant le dernier siècle, éminemment coupable envers la religion, je ne vois pas pourquoi le même ordre ne fournirait pas aux écrivains ecclésiastiques quelques alliés fidèles qui se rangeraient autour de l’autel pour écarter du moins les téméraires, sans gêner les lévites. » Je pense que « notre ordre, » c’est ici la noblesse, et si nous en faisons la remarque, c’est que, dans cette intention de « réparer » ou d’ « expier, » il est permis de voir, de la part de J. de Maistre, une intention seconde, qui est d’allier sa cause à celle du vicomte de Bonald et du vicomte de Chateaubriand. Une « tradition de famille » veut encore qu’en écrivant son livre Du Pape, J. de Maistre, en même temps que les fautes ou les erreurs de son ordre, se soit proposé d’y expier les propos un peu vifs, auxquels, jadis, dans ses lettres particulières, il s’était abandonné sur Pie VII, et notamment en 1804, à l’occasion du couronnement de Bonaparte. M. Latreille ne veut pas de cette « tradition de famille. » Pourquoi cela ? C’est ce que je n’ai pas bien compris. A l’origine d’un grand livre, il peut toujours y avoir de « petites » raisons, qui concourent avec de plus grandes et, en tout cas, des raisons « d’ordre privé. » Pourquoi Joseph de Maistre, éprouvant le remords d’avoir tenu sur Pie VII des propos irrespectueux, ne les aurait-il pas regrettés ? et, sans se croire obligé d’en faire publiquement l’aveu, pourquoi ces regrets eux-mêmes n’auraient-ils pas contribué à l’encourager, sinon à l’engager dans le dessein d’écrire son livre ?

Une autre question est plus importante, et on eût aimé que M. Latreille essayât de l’éclaircir. Dans une lettre de Joseph de Maistre, datée du 28 septembre 1818 et adressée à M. de Place, on lit ces lignes : « Ce IVe livre (Du Pape) est particulièrement dirigé contre le livre de M. de Stourdza, qui fait beaucoup de bruit en Russie... Rome tient beaucoup à la réfutation de cet ouvrage... » Quelle est la vraie portée de cette dernière phrase ? Voici le commentaire qu’en donnait, il y a quelques années, dans une préface qu’il mettait au livre de Joseph de Maistre, un de ses éditeurs, le père van Aken, de la société de Jésus : « Au lendemain du Congrès de Vienne, 1815, deux écrivains s’occupaient à Saint-Pétersbourg de la question romaine, M. de Stourdza, chambellan de l’Empereur de Russie, et le Cte Joseph de Maistre, ministre de Sardaigne auprès du tsar... M. de Stourdza se proposait de prouver « que c’est nous catholiques — et, ici, le père van Aken reproduit les termes d’une lettre de J. de Maistre au cardinal Severoli, datée du 11 janvier 1817, — c’est nous qui sommes schismatiques, l’Église Romaine s’étant séparée sans raison de l’Eglise Grecque... Peu de gens connaîtraient aujourd’hui l’existence de ce plaidoyer sans la réplique immortelle de Joseph de Maistre. Rome ayant manifesté le désir de voir réfuter le chambellan russe, le comte s’empressa d’achever son traité Du Pape, qu’il méditait depuis longtemps. Il ne pouvait compter sur la faveur de personne ; mais il avait pour lui la bénédiction du Saint-Père, son génie et la vérité. » Le père van Aken se borne-t-il à répéter ici, pour le fond, et en le modifiant à sa façon dans les termes, ce que Joseph de Maistre écrivait à M. de Place ? Ou veut-il insinuer que, de Rome, on aurait prié, sollicité ou chargé Joseph de Maistre d’écrire le livre Du Pape ! Quelles preuves a-t-il de ce désir de Rome ? Et, quant aux raisons que Rome aurait eues de « tenir beaucoup à la réfutation de l’ouvrage » de M. de Stourdza, quelles étaient-elles ? et de quelle nature ? politiques et uniquement russes, c’est-à-dire relatives à la situation du catholicisme dans l’Empire du tsar ? ou théologiques, religieuses et européennes ? Autant de questions qu’il serait sans doute intéressant d’examiner, et qui laissent quelque chose encore à faire, après M. Latreille, aux éditeurs, commentateurs ou critiques Du Pape. L’auteur laïque Du Pape, en écrivant son œuvre, n’a-t-il pris conseil que de lui-même, ou n’a-t-il été, au contraire, pour un livre au moins de son œuvre, le quatrième, que le secrétaire du Vatican ?

Avant de donner son manuscrit à l’impression, Joseph de Maistre avait cru devoir le soumettre à Chateaubriand, qui ne l’avait pas lu, selon toute apparence, mais qui ne lui avait pas moins répondu, par une lettre tout à fait courtoise, et dans laquelle même il se mettait à sa disposition pour traiter avec le libraire Le Normand. Joseph de Maistre avait décliné la proposition, — c’était au mois d’octobre 1817, — et rentré en possession de son manuscrit, il avait voulu consulter, à défaut de Chateaubriand, quelques-uns de ses amis de Savoie. où cite parmi eux l’abbé de Thiollaz, et l’abbé Rey, plus tard évêque d’Annecy. Mais ce n’était pas seulement d’un approbateur ou d’un conseil qu’il avait besoin ; c’était d’un vrai collaborateur, ou, si on le veut, d’un correcteur, d’un critique, d’un ami de sa gloire, qui suivît feuille à feuille l’impression du livre, qui lui en signalât toutes les imperfections, qui prît la peine de faire pour lui toute sorte de « vérifications » au détail desquelles il n’aimait pas descendre ; et cet homme rare, naturellement, il eut quelque peine à le trouver. L’abbé Besson, ancien vicaire général de Genève, et l’abbé Vuarin, le correspondant de Lamennais, hésitèrent, puis reculèrent devant l’énormité de la tâche. Mais enfin ce collaborateur se rencontra, dans les derniers mois de 1818, par l’intermédiaire de l’abbé Besson, en la personne d’un homme de lettres lyonnais, Guy Marie de Place, que l’on ne connaît guère, quoique Sainte-Beuve ait fait jadis pour le tirer de l’ombre, sur lequel on trouvera d’utiles renseignemens dans le livre de M. Latreille, et dont il semble bien que le nom doive être inséparable désormais de celui de Joseph de Maistre.

Tous ces retards, et on pourrait dire tous ces tâtonnemens s’accordent assez mal avec l’idée que l’on se forme ordinairement de l’auteur Du Pape, de sa personne ou de son caractère, et disons-le tout de suite, c’est que l’idée que l’on s’en forme est fausse. Elle est presque aussi fausse que celle que l’on se forme de l’écrivain, ou qu’on s’en est formée d’abord, quand on n’admirait de lui, dans nos histoires de la littérature, que des qualités de force et d’éclat, d’éloquence véhémente et apocalyptique, dont il y a bien trace dans son œuvre, mais qui ne sont pas cependant de sa manière habituelle, que caractérisent au contraire l’esprit, l’ingéniosité, l’imprévu du tour et de l’expression, l’aisance mondaine dans le paradoxe et l’impertinence. Quoi qu’il en soit, on s’étonne donc qu’avant de faire imprimer son livre, il ait eu besoin de tant de conseils, et cela ne suffirait-il pas à prouver que, tout en « désirant beaucoup une réfutation du livre de M. de Stourdza, » Rome n’a rien demandé à Joseph de Maistre, directement ou indirectement ?

Lui, cependant, s’il hésite, et si nous le voyons, par momens, tout près de renoncer à la publication, ce n’est pas qu’il conçoive un doute sur les idées qui sont les siennes depuis quarante ans, et que toutes ses lectures, toute son expérience de la vie, toutes ses réflexions ont confirmées, mais c’est qu’à soixante ans passés, il est encore « un jeune auteur, » n’ayant en effet publié de son œuvre que ses Considérations sur la France, il y a plus de vingt ans, en 1796 ; son Essai sur le Principe générateur des Constitutions, en 1814 ; et sa traduction du traité de Plutarque sur les Délais de la Justice divine, en 1816. L’expérience de la publicité lui manque ; et ce que cependant il voudrait avant tout, c’est qu’on le lût. Sous ses allures hautaines de diplomate et de « ministre d’État » aucune des vanités de l’homme de lettres ne lui est étrangère ; et il serait certes fâché que le livre Du Pape fut mal accueilli de Rome, mais je ne sais s’il ne le serait presque autant, ou même davantage, que le public français le reçût avec indifférence. Joignez à cela que s’il ne doute, — et il a deux fois raison, — ni de la valeur de ses idées, ni de son originalité d’écrivain, il est moins sûr de ce que valent les moyens qu’il a pris pour développer ses idées, et il doute, en particulier, de la solidité, mais surtout de la précision de son érudition.

On a en effet beaucoup loué l’immense érudition de Joseph de Maistre, et M. Latreille, qui la discute, commence par nous rappeler qu’aucun biographe avant lui n’a cru pouvoir moins faire que de rappeler à ce sujet ce que Sainte-Beuve en a dit. N’oublie-t-il pas Edmond Scherer ? Scherer, dans son article de 1853, a dénoncé, sans aucun ménagement, ce qu’il y avait de « superficiel » dans l’érudition de Joseph de Maistre : « Il est certain que les connaissances de Joseph de Maistre étaient aussi « superficielles » qu’elles étaient étendues. Il savait plusieurs langues, mais il les savait mal. Il croyait retrouver le célibat des prêtres dans l’Elysée de Virgile.


Quique sacerdotes casti dum vita manebat.


Je rencontre dans l’Examen de Bacon un contre sens qui ne permet pas d’admettre que Joseph de Maistre ait connu les premiers élémens de l’anglais... Il ne comprenait pas mieux l’allemand que l’anglais. » Mais « superficiel » est-il bien le mot juste ! A notre avis, le grand défaut de l’érudition de Joseph de Maistre, c’est d’être une érudition d’» amateur » ou d’ « homme du monde, » on veut dire amassée au hasard de ses lectures, et ces lectures elles-mêmes faites à l’aventure, sans objet précis, ni plan d’information. Et il se peut que ce soit la bonne manière de lire, ou du moins ce n’en est certainement pas une mauvaise, pour un « homme du monde, » qui ne demande à ses lectures que de le « divertir, » au sens élevé du mot, ou de compléter son expérience personnelle du monde et de la vie. Mais pour un écrivain, pour un « auteur, » c’est autre chose, et l’érudition ne va pas sans critique. Elle ne va pas non plus sans quelques scrupules qui paraissent avoir fait défaut à Joseph de Maistre. Qui croirait que, dans ce livre même Du Pape, où l’un de ses grands plaisirs est de contredire constamment Bossuet, Bossuet n’était cité que d’après les textes réunis dans son Histoire par le cardinal de Bausset ? Avant de dresser contre Bossuet les deux réquisitoires que sont le livre Du Pape, et celui de l’Église Gallicane, Joseph de Maistre a lu « des livres sur Bossuet, » mais il n’avait pas lu Bossuet. Voilà une singulière manière d’entendre la critique, et M. Latreille a eu certainement raison d’y signaler un des défauts Du Pape. Joseph de Maistre a certainement beaucoup lu, mais il a lu sans choix, pour ne pas dire sans discernement ; et il a lu beaucoup de choses qu’il eût pu se dispenser de lire, mais il n’en a pas lu quelques-unes qu’il eût dû lire. »

M. Latreille a-t-il également raison dans le reproche qu’il fait à l’auteur Du Pape d’aimer à invoquer contre ses adversaires leur propre témoignage, et par exemple, à tirer des auteurs protestans des preuves ou des commencemens de preuves en faveur de l’infaillibilité pontificale ? J’ai des raisons personnelles d’être sensible à ce reproche, et, en effet, c’est M. Latreille lui-même qui, pour mieux se faire entendre, compare en ce point la « méthode » de Joseph de Maistre à celle dont j’ai cru devoir user dans un livre qui a pour titre l’Utilisation du Positivisme. Ce qui le scandalise donc, dans mon livre et dans celui de Joseph de Maistre, — on me pardonnera le rapprochement, puisqu’il n’est pas de moi, — c’est que nous ne nous fassions pas une loi de prendre les déclarations de nos adversaires dans le sens où ils les ont prises eux-mêmes, et qui résulte, avec cela, de l’ensemble même d’opinions ou d’idées dont ces déclarations font partie. « Car, nous dit-il en propres termes, une idée, qui fait partie d’un système ne peut pas en être isolée, pour être interprétée suivant l’ingéniosité d’un commentateur, quelque sincère qu’il soit. Elle a une valeur relative, qu’il faut, pour ainsi dire, respecter. La seule manière scientifique d’utiliser les aveux d’un adversaire, c’est de leur rendre la valeur logique qu’ils avaient dans l’ensemble d’une construction intellectuelle... » Je me bornerai sur ce discours à deux autres observations très simples.

Historiquement, je veux dire dans la réalité de l’histoire, c’est tout justement le propre des idées un peu générales que de pouvoir être « isolées » du système dont elles ont commencé par faire partie ; et même c’est ainsi, et non autrement, que se constitue d’âge en âge le patrimoine commun de l’esprit humain. Platon et Aristote, Saint Thomas et Saint Bonaventure, Descartes et Spinoza, Schopenhauer et Auguste Comte ont émis et jeté, pour ainsi dire, dans la circulation intellectuelle, des idées qui sont devenues nôtres, et que nous tenons pour vraies, sans que pour cela nous soyons tenus de nous déclarer « Positivistes » ou « Platoniciens. » Et, en effet, nous ne le sommes pas. Mais, du « positivisme » ou du « platonisme, » tandis que, comme tous les systèmes, ils s’écroulaient, nous avons séparé, pour les en isoler, des « vérités » qui en semblaient faire partie d’abord, et qui demeurent des vérités. C’est ce qui arrive heureusement tous les jours. Car les systèmes n’étant que des moyens de découvrir la vérité, la vérité ne dépend pas des moyens par lesquels on l’a découverte, si même on ne doit dire que quand on l’a découverte, ces moyens tombent, en quelque sorte, comme un échafaudage, quand l’édifice est achevé. Et c’est pourquoi, que d’ailleurs il s’agisse ou non de les « utiliser, » je veux bien que l’on rende aux idées « leur valeur logique dans l’ensemble de la construction intellectuelle dont elles faisaient partie, » mais nous n’en conservons pas moins le droit de les « isoler » de cette construction, et de les examiner comme de les juger en soi, intrinsèquement et objectivement. Oserai-je ajouter qu’aucun homme jamais n’a dit exactement tout ce qu’il voulait dire ; n’a rigoureusement et en quelque sorte mathématiquement calculé la portée de tout ce qu’il disait ; et n’a eu le droit de se plaindre, comme Socrate, que Platon lui fît dire une infinité de choses auxquelles il n’avait pas songé ? Mais Socrate n’avait qu’à considérer, en ce cas, si les choses qu’il n’avait pas dites étaient, ou n’étaient pas contenues dans celles qu’il avait dites, comme la conséquence l’est dans ses principes, et à remercier Platon de les en avoir dégagées.

Je ne saurais donc, pour ces raisons, m’associer au reproche que M. Latreille adresse à Joseph de Maistre, et au contraire, — sans la lui avoir d’ailleurs empruntée, — je dois dire que j’apprécie cette habitude de sa dialectique. Il n’est pas malaisé d’obtenir d’un catholique, ou d’un protestant, même libéral, des aveux sur la nécessité des opinions religieuses ; mais les mêmes aveux, s’ils ne prouvent pas davantage, ont pourtant quelque chose de plus saisissant quand on les entend sortir de la bouche d’Auguste Comte. Pareillement, — et encore que quelques-uns n’y aient pas mis jadis beaucoup d’empressement, — on trouvera tout naturel que des évêques et des cardinaux professent l’infaillibilité du Siège de saint Pierre, mais, parce qu’on le trouvera moins naturel, on le trouvera plus probant de la part d’un évêque anglican ou d’un pasteur luthérien, c’est-à-dire de gens dont les ancêtres ne se sont séparés du centre catholique que pour se soustraire à la suprématie pontificale. Et on aura raison ! et les objections qu’on élèvera contre cette manière « d’utiliser » l’adversaire ne prouveront qu’une chose, qui sera que, de nos jours, comme au temps de Joseph de Maistre, on redoute l’efficacité du moyen.

Le grand défaut du livre Du Pape, c’est d’être « décousu, » mal fait ou mal composé, laborieux, difficile à lire pour cette raison même, et du reste tout à fait conforme ou analogue en ce point au tempérament littéraire de son auteur. Ai-je besoin de rappeler ici que de très grands livres sont fort mal composés, et, au premier rang d’entre eux, — je ne pense pas que la comparaison soit de nature à offenser la mémoire de Joseph de Maistre, — le Génie du Christianisme, ou encore l’Esprit des Lois ? C’est qu’aussi bien, selon le mot de La Bruyère, « c’est un métier de faire un livre, comme de faire une pendule ; » et ce métier si Chateaubriand a fini par s’en rendre maître, Joseph de Maistre, lui, n’en a jamais connu le premier mot. Et, à ce propos, que l’on n’invoque pas les Soirées de Saint-Pétersbourg ou les Considérations sur la France ! Ni l’un ni l’autre ouvrage ne prouve rien dans la question. Les Soirées de Saint-Pétersbourg sont des « dialogues, » où, comme dans ceux de Platon, les digressions, voire les négligences, ne sont qu’un agrément ou un charme de plus, pour ne pas dire la loi même ou la condition du genre ; et quant aux Considérations, je ne voudrais pas d’autre mot que ce mot lui-même pour caractériser la nature du génie de Joseph de Maistre. Les « considérations, » voilà son domaine, et, à cet égard, on pourrait signaler plus d’une ressemblance entre lui et Montesquieu. C’est avec intention que je ramène ici ce grand nom de Montesquieu. Si Joseph de Maistre, — et je ne le regrette pas pour lui, — n’a rien écrit qui ressemble aux Lettres Persanes, il a débuté, comme Montesquieu, par des Paradoxes d’une préciosité singulière ; son talent, comme celui de Montesquieu, est, si je l’ose dire, un talent à considérations ; et tous deux, enfin, la critique la plus sévère que l’on en pourrait faire, ce serait de les analyser. Mais ce serait aussi la plus injuste et la plus déloyale. Il faut les lire et les relire, ne point s’attacher à l’ordre dans lequel ils ont essayé d’exposer leurs idées, les dégager de ce que le souci du style, qui les hante l’un et l’autre, mêle souvent à ces idées d’artifice ou d’exagération, s’en imprégner alors, les faire siennes, et s’efforcer enfin de les présenter, ou de les représenter, non dans leur suite logique ou leur enchaînement extérieur, mais dans leur rapport intime avec l’idée mère ou maîtresse, — et quelquefois inexprimée, — dont elles ne sont, telles qu’on les voit dans l’Esprit des Lois ou dans le livre Du Pape, que les manifestations, moins capricieuses qu’inattendues, moins arbitraires qu’ « invoulues, » et d’autant plus significatives enfin qu’elles sont plus spontanées.


II

Il y avait un beau livre, bien didactique, à écrire sous ce titre Du Pape, et Joseph de Maistre en avait pour ainsi dire tracé le plan dans ce curieux passage d’une lettre à M. de Blacas, datée du 22 mai 1814 : « Rappelez-vous souvent, lui écrit-il, cette chaîne de raisonnemens : Point de morale pratique ni de caractère national sans religion ; point de religion européenne sans le christianisme ; point de christianisme sans le catholicisme ; point de catholicisme sans le Pape ; point de Pape sans la suprématie qui lui appartient. » Il semble qu’il n’y eût qu’à remplir, point par point, les articles de ce vaste programme, dont on pourrait dire, qu’actuel aujourd’hui comme alors, il est aussi bien le programme d’une apologétique entière. « Point de morale pratique ni de caractère national sans religion ! » n’est-ce pas en effet ce que l’on ne saurait trop redire, et n’est-ce pas ce que démontre l’histoire du siècle qui vient de finir ? Protestante ou juive, la France ne serait plus la France ! Une Europe musulmane ne serait plus l’Europe ! Si l’Irlande ou la Pologne sont encore des nations, ce n’est qu’en tant que catholiques ! Et à la vérité, ce n’est pas ce programme, qu’après l’avoir tracé d’une main si sûre, Joseph de Maistre a développé ! Il en aura trouvé les contours trop rigides, et la physionomie trop pédantesque. Ce n’est point, nous venons de le dire, avec cette régularité que son génie procède. Il ne va point à son but par des chemins si directs. Il aime les digressions, qui excitent sa verve, et par le moyen desquelles il lui paraît qu’on dissimule sous un air d’aisance et de désinvolture la gravité d’un sujet qui rebuterait le lecteur. Mais si ce passage de la lettre à M. de Blacas ne résume pas précisément le livre Du Pape, on pourrait dire avec M. Latreille, qu’il en est comme une « rédaction première, » et il en exprime les idées essentielles : « Point de morale publique ni de caractère national sans religion ; point de religion européenne sans le christianisme ; point de christianisme sans le catholicisme ; point de catholicisme sans le Pape ; point de Pape sans la suprématie qui lui appartient. »

Le second livre Du Pape : Du Pape dans les rap)ports avec les souverainetés temporelles, et le troisième : Du Pape dans son rapport avec la civilisation et le bonheur des peuples, sont le développement du second article du programme : « Point de religion européenne sans le christianisme » ; et, si dans son premier livre, celui qui est intitulé : Du Pape dans son rapport avec l’Eglise catholique, de Maistre avait surtout combattu Bossuet, ici, c’est Voltaire et son Essai sur les mœurs qu’il s’est efforcé de réfuter. Chateaubriand avait « rouvert » et « restauré » la cathédrale gothique. C’est la civilisation du Moyen âge tout entière que Joseph de Maistre a prétendu venger des attaques des Encyclopédistes. Et ce qui me fait croire qu’il n’y a point tout à fait échoué, c’est que, parmi tant d’emprunts que ne devait pas dédaigner de lui faire Auguste Comte, — sans se croire le moins du monde obligé pour cela d’accepter son « système, » et même en le repoussant, — le plus considérable est précisément ce qui regarde le rôle civilisateur de la Papauté au Moyen âge. Ce n’est pas d’ailleurs aujourd’hui le temps de démêler ce qu’il y avait de juste, mais peut-être aussi d’excessif dans cette réhabilitation du Moyen âge. Il y faudrait trop de place, et puis, et surtout une compétence d’historien que nous n’avons pas. Mais il convenait du moins d’indiquer un point de départ, et incidemment, de montrer comment, et par où, l’œuvre de Joseph de Maistre se rattache au mouvement ou à la préparation du mouvement romantique. On est toujours surpris et utilement étonné, quand on étudie de près le contenu d’un grand livre, de voir par combien de rapports, et on serait tenté de dire de « fibres, » il se lie à l’ensemble des idées de son temps.

On ne s’attend pas non plus que nous discutions ici la question de l’ « Infaillibilité pontificale, » étant, d’abord, de ceux qui la tiennent pour entièrement décidée ; et, d’un autre côté, ne croyant pas que, si c’était l’histoire qu’on en voulût écrire, Joseph de Maistre fût le guide le plus sûr et le plus autorisé qu’on pût suivre. M. Latreille, plus hardi que nous, a cru devoir le faire, et nous renvoyons le lecteur à celui de ses chapitres qu’il a intitulé : Le Problème théologique ; le problème historique et politique. Pour nous, tout ce que nous voudrions, ce serait de mettre en lumière deux ou trois idées essentielles, et toujours « actuelles, » qui sont en quelque manière la substance du livre ; dont la vérité, depuis tantôt cent ans, s’est démontrée par leur développement ; et qui soutiennent encore aujourd’hui, contre ses erreurs et ses exagérations mêmes, la solidité du livre de Joseph de Maistre.

Par exemple, quelque opinion que l’on ait sur la question purement métaphysique des rapports ou des analogies de la « Souveraineté » et de « l’Infaillibilité, » ce que l’on ne peut refuser à Joseph de Maistre, c’est d’avoir établi, avec plus d’autorité que personne, et peut-être que Bossuet lui-même, dans le système catholique, la nécessité de « l’infaillibilité de fait. » Je ne l’entends pas ici de la nécessité pratique d’une autorité qui termine les contestations. Ἀναγϰη στήναι : il faut qu’on en finisse ! et cet argument a sans doute sa valeur, puisque je vois qu’il est celui qu’oppose aux protestans d’Amérique, dans son livre intitulé : La Foi de nos Pères, le cardinal Gibbons. Il y compare l’infaillibilité pontificale à l’autorité de cette Cour suprême des États Unis qui est, dans le système américain, le modérateur suprême de l’institution démocratique, et, en propres termes, la source vive, magisterium vivum, de la vérité constitutionnelle. Mais cette « infaillibilité de fait » résulte nécessairement, je dirais volontiers, automatiquement, de la nature de la tradition telle qu’on la conçoit dans le catholicisme, et telle qu’on ne la pourrait autrement concevoir sans qu’il cessât d’être le catholicisme. {{lang|en|No popery ! je ne sais ni n’ai à rechercher ici quelle est la signification de ce cri légendaire, quand il est poussé par des foules protestantes, ce qu’il résume en lui d’imprécations confuses, d’oppositions de races, de rancunes héréditaires, de préjugés historiques soigneusement entretenus, mais on ne se méprend pas en voyant dans le Pape « tout le catholicisme ; » et, si je puis ainsi dire, « toute la Papauté » dans son privilège d’infaillibilité. C’est ce que Joseph de Maistre a démontré. « Point de Pape sans la suprématie qui lui appartient. » Et si l’on demande à ce sujet : « Pourquoi le Pape et non l’Eglise ? » personne encore mieux que lui n’a montré comment, dans le système catholique, l’Église ne saurait exister sans le Pape : « Si quelqu’un s’avisait de proposer un royaume de France sans roi de France, un Empire de Russie sans empereur de Russie, on croirait justement qu’il a perdu l’esprit, » et la suite.

C’est ici que s’élève l’objection banale et vulgaire, celle qui vient tout naturellement et d’abord à l’esprit, l’objection à laquelle on a vingt fois répondu, et à laquelle pourtant il y aura toujours lieu de répondre encore. « Lisez les livres des protestans, — nous dirions aujourd’hui des « libres penseurs » ou des « philosophes, » — et vous y verrez l’infaillibilité représentée comme un despotisme épouvantable, qui enchaîne l’esprit humain, qui l’accable, qui le prive de ses facultés, qui lui ordonne de croire et qui lui défend de penser. » C’est ainsi que Joseph de Maistre résume l’objection, et il répond : « Cette épouvantable juridiction du Pape sur les esprits ne sort pas des limites du Symbole des Apôtres ; le cercle, comme on voit, n’est pas immense ; et l’esprit humain a de quoi s’exercer en dehors de ce périmètre sacré. »

Entendons bien ce qu’il veut dire. Il ne nie point du tout que l’infaillibilité pontificale gène ou limite notre « liberté de penser, » mais il prétend qu’elle ne la gêne qu’ « en matière doctrinale ; » — et il le trouve tout naturel ! et nous sommes entièrement de son avis. Car enfin, en quoi consiste exactement la liberté de penser, et sommes-nous libres, en histoire, par exemple, de croire que César n’a pas existé ? ou le sommes-nous, en physiologie, d’admettre ou de ne pas admettre, à volonté, les générations spontanées ? Nous ne le sommes pas non plus de croire que deux et deux font cinq ou que les rayons du cercle ne sont pas tous égaux. Ce qui revient à dire qu’en tout ordre de choses la liberté de penser est contrainte, ou restreinte, ou empêchée, ou limitée, — peu importe ici le mot, — par la connaissance même que nous avons de la nature, des conditions et des lois de la chose. Il n’en est pas autrement « en matière doctrinale. » De même qu’en histoire ou en physique notre liberté de penser ne s’exerce que dans la mesure où elle commence par se soumettre aux lois présentement acquises et aux faits dûment avérés, pareillement, en matière doctrinale, nous ne sommes pas libres de penser à l’encontre du dogme consacré. Mais, si cela est clair, et pour peu qu’on y fasse attention, d’une clarté qui crève les yeux, quels sont donc ceux qui se plaignent, et que veulent-ils dire quand ils se plaignent qu’on leur « interdise de penser » ou qu’on les « oblige de croire ? » Ce sont ceux qui veulent eux-mêmes « dogmatiser ; » qui ont en matière doctrinale des opinions individuelles ; et qui, par une étrange contradiction, voudraient ranger à leur propre manière de penser, les opinions mêmes auxquelles ils reprochent de contraindre les leurs.

On comprend donc aisément que des protestans soient hostiles à ce qu’ils appellent cette « épouvantable juridiction du Pape sur les esprits. > Et, en effet, c’est de matière doctrinale, qu’il s’agit entre le Pape et eux. Ce qu’ils réclament, sous le nom de liberté, c’est précisément le droit de ne pas penser comme l’autorité catholique sur la matière de l’Incarnation ou sur le sacrement de l’Eucharistie. Le débat ne passe point les bornes du périmètre sacré. Mais les libres penseurs ! c’est-à-dire ceux qui font profession de ne pas plus croire à l’Eucharistie qu’à l’Incarnation, en quoi sont-ils et peuvent-ils se dire gênés par une opinion plutôt que par une autre, sur l’Incarnation ou sur l’Eucharistie ? A moins peut-être qu’une opinion sur l’Eucharistie n’en implique une sur les origines phéniciennes de la civilisation grecque, ou qu’il n’existe, par hasard, quelque solidarité secrète entre l’hérésie de Nestorius et la métaphysique de Spinoza. C’est aussi bien ce que l’on a quelquefois essayé de prétendre. Même on a écrit sur ce sujet des livres entiers, et ce sont ceux qui s’intitulent : Les conflits de la Science et de la Religion.

Mais il n’y point de conflits, ni d’opposition ; il y a seulement des vérités d’ordre différent, que notre courte logique humaine, jusqu’ici, n’a pas pu, je ne dis pas « concilier, » mais réduire en quelque manière sous l’unité d’un même principe. Car c’est ici le point capital, — et celui que l’on oublie cependant toujours, — qu’un chrétien est un homme pour qui les « vérités de sa religion » ont la même valeur, objective et absolue, que, pour un savant, chimiste ou physicien, les « principes de sa science. » Il se tient pour aussi sûr, comme chrétien, de la « divinité de Jésus-Christ » que peut l’être un savant, ou qu’il peut l’être lui-même comme savant, de la « conservation de l’énergie. » Comme d’ailleurs ces vérités, de même que les vérités scientifiques, ne sont pas des vérités étroites ni limitées, pour ainsi dire, à la première expression que la pauvreté de la langue humaine en a trouvée ; comme au contraire elles sont riches, fécondes, et pleines de conséquences qui ne s’en dégagent qu’avec le temps ; et comme enfin, sous ces variations apparentes, il importe à leur caractère même de vérités, qu’elles demeurent identiques en leur fond, le chrétien a besoin d’une autorité dont la fonction propre soit en quelque manière d’assurer cette identité. C’est la raison dernière de l’infaillibilité ! Ou plutôt, et pour mieux dire, c’en est la définition même. L’Église est infaillible dans la mesure où la doctrine est immuable, parce que la doctrine est immuable, pour qu’elle ne cesse pas de l’être ; et cependant, et en même temps, pour qu’en l’étant, elle ne cesse pas d’être ouverte au progrès.

Car ce qu’il faut dire, et Joseph de Maistre l’a encore bien vu, c’est que l’infaillibilité pontificale est si loin de s’opposer au progrès de la vérité dans l’Eglise, qu’au contraire c’est elle qui le conditionne et qui l’assure. Dans les limites où le dogme peut « évoluer, » — et qu’il est d’ailleurs impossible de définir en termes généraux, parce que cette évolution dépend toujours des circonstances qui la déterminent, et que ces circonstances n’existent pas a priori, — c’est l’infaillibilité qui seule peut s’opposer à ce que le changement devienne lui-même une « altération » ou une « corruption. » Nous n’oserions jamais essayer seulement de substituer une interprétation nouvelle à l’ancienne, si nous ne comptions toujours, qu’en cas d’erreur et de témérité, nous avons un juge dont l’arrêt n’est susceptible ni de discussion, ni d’appel. Mais quand, sous la seule condition de reconnaître l’autorité de ce juge, toute liberté nous est laissée, dans les questions incertaines, de « chercher » et de « trouver » ; » c’est alors précisément que l’activité de l’esprit s’éveille, et qu’en toute sécurité, nous essayons d’ajouter quelque chose à ce que nous ont légué nos pères, et de transmettre à ceux qui viendront après nous, une religion, non pas plus vraie, ni plus sainte, ni plus pure, mais d’une vérité cependant plus large, en tant qu’adaptée à des exigences nouvelles.

C’est d’ailleurs une chose curieuse, et même notable que, personne, plus que Joseph de Maistre, ce prétendu « prophète du passé, »[1] n’ait eu le sentiment de la réalité de la « succession » ou de l’ « évolution » dans l’histoire de l’Église ; et si je voulais le montrer par des textes, je reproduirais ici des pages entières du livre Du Pape. « Rien dans toute l’histoire ecclésiastique n’est aussi invinciblement démontré, pour la conscience surtout qui ne dispute jamais, — je n’entends pas ici ce qu’il veut dire, — que la suprématie monarchique du Souverain Pontife. Elle n’a point été, sans doute, dans son origine, ce qu’elle fut quelques siècles après ; mais c’est précisément en cela qu’elle se montre divine ; car tout ce qui existe légitimement et pour des siècles, existe d’abord en germe, et se développe successivement. » Je lis encore ailleurs : « … Jamais aucune institution importante n’a résulté d’une loi, et plus elle est grande, moins elle écrit. Elle se forme elle-même par la coopération de mille agens, qui presque toujours ignorent ce qu’ils font, en sorte que souvent ils ont l’air de ne pas s’apercevoir du droit qu’ils établissent eux-mêmes. L’institution végète insensiblement à travers les siècles : Crescit occulto velut arbor œvo, c’est la devise éternelle de toute grande création politique ou religieuse. Saint Pierre avait-il une connaissance distincte de l’étendue de sa prérogative et des questions qu’elle ferait naître dans l’avenir ? » Et veut-on un dernier texte ? « Lorsque l’on considère les épreuves qu’a subies l’Église Romaine par les attaques des hérésies et par le mélange des barbares qui s’est opéré dans son sein, on demeure frappé d’admiration en voyant qu’au milieu de ces épouvantables révolutions tous ses titres sont intacts et remontent aux apôtres. Si elle a changé certaines choses dans les formes extérieures, c’est une preuve qu’elle vît ; et tout ce qui vit dans l’univers change suivant les circonstances, en tout ce qui ne tient point aux essences. Dieu, qui se les est réservées, a livré les formes au temps pour en disposer suivant de certaines règles. Cette variation dont je parle est même le signe indispensable de la vie, l’immobilité absolue n’appartenant qu’à la mort. » Il dit encore en un autre endroit, comme avant lui Vincent de Lérins, et comme depuis lui, celui qui devait être le Cardinal Newman : « La plante est l’image naturelle des pouvoirs légitimes. » Je renvoie, pour le surplus, le lecteur qui voudrait mesurer l’importance de cette philosophie de l’évolution dans le système de Joseph de Maistre, aux Soirées de Saint-Pétersbourg, et à l’Essai sur le Principe Générateur des Constitutions Politiques.

Aussi bien, — et M. Latreille ne l’a peut-être pas assez dit, — n’en finirait-on pas si l’on voulait relever tout ce qui se rencontre dans le livre Du Pape, et presque à chaque page, de vérités profondes et fécondes, ou de vues originales, philosophiques et littéraires, historiques et politiques. Il y a de l’affectation, nous l’avons dit, et même de la préciosité : je ne sais si l’on ne pourrait dire qu’il y a aussi de la « rhétorique » et de la « sophistique. » « Dans l’ordre moral et dans l’ordre physique, les lois de la fermentation sont les mêmes. Elle naît du contact, et se proportionne aux masses fermentantes. Rassemblez des hommes rendus spiritueux par une passion quelconque, vous ne tarderez pas à voir la chaleur, puis l’exaltation, et bientôt le délire, précisément comme dans le monde matériel, la fermentation turbulente, mène rapidement à l’acide et celle-ci à la putride. » Les exemples de ce galimatias pseudo-scientifique et surtout pédantesque sont heureusement assez rares dans le livre Du Pape. On y voudrait aussi rencontrer moins de raisonnemens comme celui-ci, dont on dirait en vérité que l’auteur se moque du monde, s’il n’était Joseph de Maistre : « Constantin céda Rome au Pape. La conscience du genre humain qui est infaillible, ne l’entendit pas autrement, et de là naquit la fable de la donation, qui est très vraie, — c’est l’auteur qui souligne. — L’antiquité, qui aime assez voir et toucher tout, fit bientôt de l’abandon, qu’elle n’aurait pas même su nommer, une donation dans les formes. Elle la vit écrite sur le parchemin, et déposée sur l’autel de Saint-Pierre. Les modernes crient à la fausseté, et c’est l’innocence même qui racontait ainsi ses pensées. Il n’y a donc rien de si vrai que la donation de Constantin. » Dirai-je là-dessus qu’il y a mieux que cette « entorse à la vérité, » et que c’est le mot de Sainte-Beuve, qui l’appelle quelque part « une entorse… à la Michel-Ange ! »

Mais le grand écrivain et le penseur profond ne s’en dégagent pas moins du milieu de cette confusion, et se retrouvent. Ils se retrouvent dans la digression sur « la langue Latine, » le plus bel éloge qu’on ait jamais fait de cette langue admirable, et la plus capable qu’il y ait eue d’exprimer des « choses éternelles. » Ils se retrouvent dans ces observations qu’on dirait jetées en passant comme un trait de lumière et sur la nature humaine et sur les sociétés : « Toutes les fois qu’on peut amortir des volontés sans dégrader les sujets, on rend à la société un service sans prix. » Ils se retrouvent encore dans ces belles et vastes généralisations, si simples, et dont la simplicité n’a d’égale que l’ampleur : « Il n’y a pas de dogme dans l’Eglise, il n’y a même pas d’usage général appartenant à la haute discipline, qui n’ait ses racines dans les dernières profondeurs de la nature humaine, et par conséquent dans quelque opinion universelle plus ou moins altérée çà et là, mais commune cependant, dans son principe, à tous les peuples de tous les temps. » Il donne ailleurs de la même idée cette autre expression, que je préfère peut-être : « Les vérités théologiques ne sont que des vérités générales, manifestées et divinisées dans le cercle religieux, de manière que l’on ne saurait en attaquer une sans attaquer une loi du monde. »


III

Achevé d’imprimer dans les derniers jours de l’année 1819, le livre Du Pape ne parut que dans les premiers jours de 1820, et il ne paraît pas que le succès en ait d’abord été ce que l’auteur avait attendu. Il écrivait bien, à la vérité, dans une lettre datée du 9 février, et adressée à l’abbé Rey : « J’ai été extrêmement approuvé à Rome. Par une délicatesse que vous comprenez du reste, je n’avais pas voulu envoyer directement mon livre au Saint-Père ; j’ai laissé faire au ministre, et je n’y ai rien perdu. Le Pape a dit : « Laissez-moi ce livre, je veux le lire moi-même... » Il n’était pas difficile, si c’est là ce qu’il appelle « être extrêmement approuvé. » Mais la réalité, plus triste, est qu’ayant composé, pour la seconde édition du livre, une belle dédicace adressée au Pape lui-même, celui-ci n’en prit pas connaissance, et lui fit dire par un tiers qu’en « raison des circonstances, » il n’oserait l’accepter. Nous le savons par le témoignage authentique de sa fille Constance, depuis duchesse de Laval Montmorency. « Il [le chargé d’affaires à Turin], — écrit-elle dans ses Souvenirs, — vint dire à mon père que son épître dédicatoire avait été mise sous les yeux du Pape, [il n’en avait ni parlé ni écrit] mais que dans les circonstances actuelles Sa Sainteté n’osait pas l’accepter. « Pas seulement cette consolation avant de mourir. » disait mon pauvre père[2]. » Et, en effet, la mort était proche. Elle l’atteignit dans les derniers jours du mois de février 1821. Un an à peine s’était écoulé depuis l’apparition du livre.

Il n’avait guère été mieux accueilli du public français que de la cour de Rome, et, à cet égard, il ne faudrait pas que quelques témoignages isolés nous fissent illusion. Ce n’était pas merveille que des hommes de parti, tels que Bonald ou Marcellus, tels encore que le fougueux auteur de l’Essai sur l’indifférence dont le second volume venait de paraître, n’aient eu que félicitations et louanges pour l’auteur Du Pape. Mais d’abord, ils n’exerçaient eux-mêmes en ce temps-là, sur l’opinion, qu’une très faible influence, et il n’eût appartenu qu’au seul Chateaubriand, s’il l’eût voulu, de « pousser » le livre de Joseph de Maistre. Nous l’avons dit plus haut, et nous le répétons ; en 1820, c’était presque un inconnu pour le public français que Joseph de Maistre : ses Considérations sur la France dataient tantôt d’un quart de siècle ; il ne s’était acquis nulle part ailleurs la notoriété qu’il n’avait pas chez nous ; et enfin, si neuf qu’il soit à tant d’égards, comme nous avons essayé de le montrer, le livre Du Pape n’était ni par la nature du sujet, ni par son opportunité, ni par ses qualités littéraires, de ces livres qui font en quelque sorte explosion, et dont l’auteur devient ainsi du jour au lendemain un maître de la pensée de son temps.

À cette considération, il convient d’en ajouter une autre. Dans une lettre à Bonald, datée du 25 mars 1820, il se plaint, non sans amertume, que « ses journaux (les catholiques et les royalistes) n’aient pas osé prendre la parole sur son ouvrage ; » et il s’en indigne, comme d’une sorte d’ingratitude. « Je m’attendais, je vous l’avoue, à plus de courage et de générosité. Quel étranger vous a jamais plus connus et plus aimés ? Quel écrivain vous a rendu plus de justice ? » Sans doute ! mais quel étranger, — tout en enviant beaucoup de choses à la France, plutôt d’ailleurs qu’en l’admirant et qu’en l’aimant, — en a parlé cependant, et même dans son livre Du Pape, avec plus d’aigreur et de véhémence ? Les lecteurs de 1820 n’ont pu manquer de s’en apercevoir, eux, dont le patriotisme, et je dirais volontiers le « nationalisme, » au lendemain des traités de Vienne, avait quelque chose de plus jaloux et de plus facile à effaroucher peut-être qu’en d’autres temps. C’était encore une raison pour qu’on ne fit pas au livre Du Pape l’accueil que Joseph de Maistre avait espéré. Que ce soit aux dépens de la Révolution Française ou de Bossuet, de Voltaire ou de Fleury qu’il exerce son ironie, c’est bien à la France qu’au travers d’eux il s’attaque, et non seulement au gallicanisme, mais au génie ou à l’esprit français. Or, quand tout un peuple se trouve ainsi pris à partie dans un livre, gourmande, maltraité, invectivé dans ce livre, et dans sa langue, et par un écrivain qui manie supérieurement cette langue, — il faut qu’au moins quelques années se passent, avant que ce peuple rende à ce livre une entière justice. On n’avale pas comme de l’eau des vérités amères, et il faut du temps pour que, l’amertume s’en adoucissant, il n’en demeure plus que le sentiment de la vérité... C’est certainement une des causes qui ont empêché le Pape, à son apparition, d’être jugé selon son mérite, et de se placer d’abord au rang où il s’est depuis lors élevé. C’est Sainte-Beuve qui a été, en 1839, le grand ouvrier de cette réhabilitation.

Et on pourrait dire enfin qu’en 1820, le moment était assez mal choisi d’attaquer le « Gallicanisme, » si même, en l’attaquant d’une certaine manière, et précisément à la manière de Joseph de Maistre, on ne risquait de le réveiller et de lui rendre une consistance qu’il n’avait plus. On m’a naguère demandé, quand j’ai dû parler de Bossuet à Rome et que j’avais choisi pour thème de mon discours « La Modernité de Bossuet, » comment je parlerais du « gallicanisme, » de la déclaration de 1682, et du Sermon pour l’ouverture de l’Assemblée du clergé. A quoi je répondis que je n’en parlerais pas du tout, puisque je ne devais parler que de ce que je trouvais dans l’œuvre de Bossuet de « moderne » ou même d’ « actuel, » en 1900, et que précisément le gallicanisme était ce que j’y voyais de plus archaïque et suranné. C’est ce qu’on eût déjà pu dire en 1820. Aussi bien le voit-on clairement dans un ouvrage que cite M. Latreille et qui s’intitulait : Réclamation pour l’Eglise de France et pour la vérité, contre l’ouvrage de M. de Maistre, intitulé du Pape, et sa suite ; » par l’abbé Baston, docteur de Sorbonne, ancien chanoine, grand vicaire et professeur de théologie. Je n’en parle, il est vrai, que d’après la brève analyse et les quelques citations qu’en donne M. Latreille. Mais il semble bien qu’en ’attachant à réfuter de point en point l’ouvrage de Joseph de Maistre, l’abbé Baston soit tombé dans une sorte de piège que d’ailleurs l’auteur ne lui avait nullement tendu. « Rien n’échappe à sa critique, nous dit M. Latreille, ni les raisonnemens faux, ni les comparaisons défectueuses, ni les citations infidèles, ni les prétentions exorbitantes, ni les nouveautés dangereuses. Avec une chaleur communicative, il rappelle de Maistre au respect pour les conciles ; il venge l’Eglise de France de l’accusation de schisme portée contre elle ; il s’enthousiasme pour le passé glorieux des maximes gallicanes qui, durant six ou sept siècles, furent l’opinion de toute la catholicité, et qui, obscurcies par les ténèbres du moyen âge, se retirèrent en France, où, sans devenir des articles de foi, elles s’établirent comme opinion nationale. » Mais tout ce déploiement d’érudition historique ou théologique n’est qu’une manière de passer à côté de la question. Et c’est là qu’on se rend compte, plus on y réfléchit, de combien la portée du livre de Joseph de Maistre a passé l’intention même de son illustre auteur.

Sous des noms différens et avec des nuances considérables qu’il appartient à l’historien de noter, gallicanisme, jansénisme, constitution civile du clergé, joséphisme, ce ne sont en effet dans l’histoire qu’autant d’essais de « nationalisation » ou de « localisation » d’une religion qui, dès son origine, s’est essentiellement définie par son caractère d’universalité ; et c’est justement ce que Joseph de Maistre a si bien vu ! Le livre Du Pape est donc lui-même essentiellement une apologie du catholicisme en tant que religion universelle, et une démonstration par l’histoire de l’« altération » ou de la « dénaturation » à laquelle une telle religion s’expose dès qu’elle tend à se localiser. Si le catholicisme n’est plus universel, il cesse d’être le catholicisme ; il devient l’anglicanisme ou l’ « orthodoxie russe, » et en quelque manière la chose du prince, du Saint Synode ou du Conseil privé ; il est une religion d’État. Mais en admettant qu’une religion d’État soit encore une religion, elle n’est plus la religion, et en cela même ont consisté pour Joseph de Maistre l’erreur et le danger du gallicanisme.

Tout l’effort du gallicanisme, — plus ou moins conscient de lui-même, selon les hommes et selon les temps, — s’est porté, je crois qu’on pourrait dire, depuis Philippe le Bel jusqu’à la constitution civile du clergé, vers l’organisation d’un « catholicisme français. » ce qui est une contradiction dans les termes, et, par conséquent, la négation du catholicisme. Il ne saurait pas plus y avoir de « catholicisme français, » que de « catholicisme allemand » ou de « catholicisme italien. » Non seulement pour le catholique, la religion n’est ni ne peut être « affaire individuelle, » mais elle n’est ni ne peut être, comme on dirait de nos jours, « affaire nationale. » Ite, et euntes docete omnes gentes. « Toutes les nations ! » Mais, comme la tendance des nations est à se concentrer sur elles-mêmes, et que cette concentration leur apparaît comme la condition, le moyen et la garantie de leur indépendance et de leur unité, le catholicisme ne peut lui-même subsister qu’à la condition d’avoir, en dehors, et par conconséquent, en un certain sens, au-dessus d’elles toutes et de chacune, son centre propre ; — et ce centre, c’est la papauté. Tandis que tout change autour de nous, la Papauté est l’organe visible institué de Dieu, pour maintenir l’universalité du christianisme, et le défendre aussi bien contre les attaques de l’hérésie, que contre les « mutations » ou les bouleversemens de la politique, et que contre l’injure du temps.

Si l’on se place à ce point de vue pour lire, et surtout pour juger le livre Du Pape, il me semble que l’on comprendra, mieux qu’on ne le fait à l’ordinaire, le mélange qu’il est de considérations politiques, philosophiques, et religieuses ; comment elles s’y enchevêtrent, pour ainsi dire, les unes dans les autres ; et que le livre en est sans doute moins clair, mais c’est pourtant l’autour qui a eu raison de ne pas les séparer. Elles se tiennent, et le livre est fait pour en montrer la solidarité. On comprendra peut-être aussi qu’en « restituant le Moyen-âge, » ou plutôt en lui restituant sa véritable physionomie, Joseph de Maistre, n’a pas eu l’intention de le « ressusciter » ou de nous y ramener, et on ne verra plus dans sa théocratie, — si l’on continue du moins à se servir encore de ce mot, — ce que l’on affecte trop souvent d’y voir : un instrument de compression et de tyrannie, mais plutôt de liberté. Et en effet, n’est-ce pas dans nos démocraties modernes que le citoyen serait vraiment l’esclave ou la chose de l’État, s’il n’avait dans la religion une défense et un refuge contre ce maître impérieux ? Et ce que l’on comprendra enfin, c’est que, si depuis soixante-quinze ans, lentement et pour ainsi dire une à une, toutes ces idées nous sont devenues familières, nous le devons à l’homme que beaucoup de ses admirateurs ne se font pas scrupule de considérer comme le plus « misonéiste » de nos grands écrivains. Et nous ne demanderons plus après cela qu’une chose, qui sera que l’on reconnaisse que, s’il a jeté en effet ces idées dans la circulation intellectuelle, ce « laïque » a peut-être rendu quelques services à l’Église.


F. BRUNETIERE.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.

  1. C’est ce grand fantoche de Barbey d’Aurevilly qui a réussi à se faire attribuer la paternité de cette expression, mais elle est en réalité de Ballanche.
  2. Tout ceci n’est pas très clair ; et, à vrai dire, je n’ai pu m’assurer si, oui ou non, l’Épître dédicatoire avait été mise sous les yeux du Saint-Père.