Journal (Eugène Delacroix)/13 novembre 1857

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 297-299).

Vendredi 13 novembre. — Il est difficile de dire quelles couleurs employaient les Titien et les Rubens pour faire ces tons de chair si brillants et restés tels, et en particulier ces demi-teintes dans lesquelles la transparence du sang sous la peau se fiait sentir malgré le gris que toute demi-teinte comporte. Je suis convaincu pour ma part qu’ils ont mêlé, pour les produire, les couleurs les plus brillantes. La tradition était interrompue à David, lequel, ainsi que son école, a amené d’autres errements.

Il est passé en principe, pour ainsi dire, que la sobriété était un des éléments du beau. Je m’explique : après le dévergondage du dessin et les éclats intempestifs de couleurs qui ont amené les écoles de décadence à outrager en tous sens la vérité et le goût, il a fallu revenir à la simplicité dans toutes les parties de l’art. Le dessin a été retrempé à la source de l’antique : de là une carrière toute nouvelle ouverte à un sentiment noble et vrai. La couleur a participé à la réforme ; mais cette réforme a été indiscrète, en ce sens qu’on a cru qu’elle resterait toujours de la couleur atténuée et ramenée à ce qu’on croyait, à une simplicité qui n’est pas dans la nature. On trouve chez David (dans les Sabines, par exemple, qui sont le prototype de sa réforme) une couleur qui est relativement juste ; seulement les tons que Rubens produit avec des couleurs franches et virtuelles telles que des verts vifs, des outremers, etc., David et son école croient les retrouver avec le noir et le blanc pour faire du bleu, le noir et le jaune pour faire du vert, de l’ocre rouge et du noir pour faire du violet, ainsi de suite. Encore emploie-t-il des couleurs terreuses, des terres d’ombre ou de Cassel, des ocres, etc. — Chacun de ces verts, de ces bleus relatifs, joue son rôle dans cette gamme atténuée, surtout quand le tableau se trouve placé dans une lumière vive qui, en pénétrant leurs molécules, leur donne tout l'éclat dont elles sont susceptibles ; mais si le tableau est placé dans l’ombre ou en fuyant sous le jour, la terre redevient terre et les tons ne jouent plus, pour ainsi dire. Si surtout on le place à côté d’un tableau coloré comme ceux des Titien et des Rubens, il paraît ce qu’il est effectivement : terreux, morne et sans vie. Tu es terre et tu redeviens terre.

Van Dyck emploie des couleurs plus terreuses que Rubens, l’ocre, le brun rouge, le noir, etc.