Journal (Eugène Delacroix)/14 septembre 1854

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 448-449).

14 septembre. — Je m’obstine sottement à sortir le matin, et je m’en trouve toujours mal.

Vu Isabey à la jetée. Il me parle de la cherté des voyages par la vapeur et m’explique l’hélice. Il vient avec moi jusqu’à la plage, où j’espérais rencontrer Chenavard.

Pluie et rentré chez moi, où je suis resté à lire et à dormir jusqu’à deux heures et demie.

A la jetée, où la mer était très belle ; mais pluie affreuse.

Après dîner, entré à Saint-Jacques, où il y avait une cérémonie. Le prêtre en chaire lisait les divers moments de la Passion avec réflexions ; il était interrompu à temps égaux par un cantique entonné par les chantres et répété par tout le monde. Le curé, avec la croix et ses chantres, s’agenouillait et priait à chaque station. Il a donné à baiser à la fin à tout le monde la patène ou le crucifix. — On ferait un joli tableau de ce dernier moment, pris de derrière l’autel.

Il y avait, dans ce que disait ce prêtre en chaire, avec sa voix traînante, et avec aussi peu de chaleur que s’il eût répété une leçon, bon nombre de choses dont on peut faire son profit. Il disait, entre autres choses, qu’il était toujours temps d’abandonner la mauvaise voie pour prendre la bonne, etc.

Effets magnifiques dans cette église peu éclairée, mais je préfère Saint-Remy, où je suis retourné un instant, quand la pluie affreuse, qui n’avait pas cessé pendant que j’étais à l’église, eut cessé.

De l’utilité qu’on peut retirer de ses amis : tel est, je crois, le titre de l’un des traités de Plutarque. Un courtisan ou seulement un homme du monde occupé à se pousser et à faire sa carrière, ne s’informerait sans doute pas de ce que le bon Plutarque a entendu faire dans son traité. Pour ces hommes-là il n’y a qu’une manière de tirer parti de ses amis : c’est d’abord de les avoir puissants et ensuite de les faire intriguer pour soi ou de s’accrocher à leur fortune. Qu’importe l’estime qu’ils peuvent mériter en dehors de cela ? Qu’importe celle qu’on peut concevoir de soi-même, d’être accueilli et aimé par des hommes d’une grande vertu et d’un grand caractère ? C’est cependant à ce genre d’utilité qu’il faut de toute sa force s’attacher dans toute espèce de liaison. La fréquentation des honnêtes gens non seulement nous confirme dans les sentiments de droiture, mais nous apprend à ne point estimer les biens qu’on n’acquiert qu’en s’écartant de la stricte délicatesse. On apprend ainsi à ne négliger aucun des devoirs essentiels.