Journal (Eugène Delacroix)/15 avril 1823

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 28-29).

1823

Paris, mardi 15 avril 1823[1]. — Je reprends mon entreprise après une grande lacune : je crois que c’est un moyen de calmer les agitations qui me tourmentent depuis beaucoup de temps. Je crois voir que, depuis le retour de ***, je suis plus troublé, moins maître de moi. Je m’effarouche comme un enfant ; tous les désordres s’y joignent, celui de mes dépenses aussi bien que l’emploi de mon temps. J’ai pris aujourd’hui plusieurs bonnes résolutions. Que ce papier, au moins, à défaut de ma mémoire, me reproche de les oublier, folie qui n’eût servi qu’à me rendre malheureux.

Si on ne remédie pas d’une manière à la position de ma sœur, je me loge avec elle et vis avec elle. Ce que je demande le plus au ciel, c’est de donner à mon neveu une grande ardeur pour le travail et cette résolution extrême qu’inspire une position malheureuse et gênée. D’ici à ce que cela se décide, je veux faire des armes ; cela contribuera à régler ma vie habituelle.

— J’ai aujourd’hui bien admiré la Charité d’André del Sarte. Cette peinture, en vérité, me touche plus que la Sainte Famille de Raphaël. On peut faire bien de beaucoup de façons… Que ses enfants sont nobles, élégants et forts ! Et sa femme, quelle tête et quelles mains ! Je voudrais avoir le temps de le copier ; ce serait un jalon pour me rappeler qu’en copiant la nature sans influence des maîtres, on doit avoir un style bien plus grand.

— Il faut absolument se mettre à faire des chevaux, aller dans une écurie tous les matins ; se lever de bonne heure et se coucher de même.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Je ne devais pas vous revoir, et tout s’est réveillé en moi ! Par bonté, vous ne m’avez pas reçu avec froideur. Que peut-il en arriver des tourments infinis qui ont déjà commencé pour moi ? Un partage ! Quels que soient vos sentiments pour un autre, il est votre ami et celui de votre famille. Mais me promènerai-je sous vos fenêtres pendant qu’il sera près de vous ?… J’avais compté sur ma fermeté, et vous avez tout détruit. N’importe ! Privé de vous voir, je conserverai bien chèrement le souvenir de votre dernier adieu. Souvenez-vous aussi d’un tendre ami.
Que prétendez-vous en m’accueillant comme vous avez fait ? Me rendre ma folie !  »

  1. Delacroix, dans sa jeunesse, écrivait son journal d’une manière intermittente. Le décousu de sa vie, ses préoccupations d’art, un labeur incessant et concentré absorbaient ses loisirs et sa pensée. De là des lacunes fréquentes dans les notes qui se rapportent à cette période.