Journal (Eugène Delacroix)/15 mai 1853

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 194-196).

Dimanche 15 mai. — Barbier et sa femme venus pour faire divers travaux.

Mauvaise journée.

Promenade dans la forêt vers dix heures et prolongée sous l’impression d’idées désagréables. Rentré au milieu du sens dessus dessous que ce brave homme a occasionné dans la maison pour ses travaux ; j’ai fait le vitrier et j’ai achevé de mastiquer la glace.

J’ai eu pourtant des moments de plaisir à continuer la lecture de l’aventure de la femme arabe délivrée au milieu de la traite des nègres, de la Revue britannique.

J’ai commencé aussi et continué, en dînant dans l’atelier, l’article sur Charles-Quint dans le cloître[1] ; je suis très impressionné par chaque chose intéressante qu’il m’arrive de rencontrer dans les livres. Les grands hommes en déshabillé et étudiés à la loupe, s’ils ne relèvent pas beaucoup la nature humaine dans ses plus nobles échantillons, consolent du moins de leur propre faiblesse les hommes mécontents d’eux-mêmes par trop de modestie, ou par un trop grand désir de la perfection. Ce grand empereur était un gourmand déterminé, et il ressent à tous moments les inconvénients de ce défaut, sans en être corrigé, ni par le sentiment de sa suprême dignité, ni par la faiblesse de son estomac… La goutte, punition ordinaire des gourmands, ne peut mettre un frein à sa sensualité.

Je vois avec plaisir, dans cet article, que c’était un grand homme doué de beaucoup d’énergie et en même temps de qualités aimables. Ce n’est pas sous cet aspect que l’histoire prise en gros le considère ; on le croit communément un être froid et perfide. Les historiens, ou plutôt l’imagination de tout le monde, qui exagère tout, qui veut toujours des contrastes tranchés, en fait en tout l’opposé de François Ier, qui ne nous apparaît qu’avec les qualités d’un joyeux compère, très brave et très étourdi. Charles-Quint a eu, comme un autre, ses faiblesses ; il était très brave aussi et plein de bonté et d’indulgence pour ceux qui l’approchaient. Le chagrin qu’il conçut de la mort de sa dernière femme contribua beaucoup à lui faire prendre la résolution qui mit fin à son rôle sur la scène du monde.

— Le soir de ce jour, sorti après dîner pour faire une promenade. Encore tout échauffé de mon repas et de cette lecture, j’ai cheminé dans les petits sentiers du coteau, encore tout mouillés par la pluie.

J’ai éprouvé un sentiment de malaise, qui ne s’est calmé que quand je suis rentré à la maison, où je me suis promené en tous sens, pendant près d’une heure, avant de me coucher.

  1. Ce sujet avait déjà inspiré à Delacroix un tableau peint en 1831 : Charles-Quint au monastère de Saint-Just, dont il existe plusieurs variantes. (V. Catalogue Robaut, nos 354, 453, 654, 695 et 1565.)