Journal (Eugène Delacroix)/16 avril 1853

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 160-162).

Samedi 16 avril. — Dans la matinée, on m’a amené Millet[1]… Il parle de Michel-Ange et de la Bible, qui est, dit-il, le seul livre qu’il lise ou à peu près. Cela explique la tournure un peu ambitieuse de ses paysans. Au reste, il est paysan lui-même et s’en vante. Il est bien de la pléiade ou de l’escouade des artistes à barbe qui ont fait la révolution de 1848, ou qui y ont applaudi, croyant apparemment qu’il y aurait l’égalité des talents, comme celle des fortunes. Millet me paraît cependant au-dessus de ce niveau comme homme, et, dans le petit nombre de ses ouvrages, peu variés entre eux, que j’ai pu voir, on trouve un sentiment profond, mais prétentieux, qui se débat dans une exécution ou sèche ou confuse.

Dîné chez le préfet avec les artistes qui ont peint à l’Hôtel de ville récemment et tutti quanti. Germain Thibaut[2] qui était là, je ne sais pourquoi, me parlait à table de peinture, et me disait qu’il n’avait jamais pu comprendre la peinture de Decamps[3] : il est parti de là pour faire, au contraire, un éloge magnifique de la Stratonice, d’Ingres.

Ensuite chez Mme Barbier. Riesener retournait prendre sa femme, et nous avons été à pied. M. Bourée, l’ancien consul à Tanger, me disait que les Yacoubs, quand ils se font mordre par les serpents, lesquels sont venimeux, à ce qu’il m’a affirmé, appliquent vivement sur leur bras, par exemple, la gueule ouverte du serpent, de manière à aplatir les crochets qui contiennent le poison. J’aime mieux croire qu’ils ne risquent pas à ce point de devenir victimes d’une maladresse, et que ces serpents sont moins venimeux qu’on ne le suppose.

J’ai travaillé toute la journée aux habits du portrait de M. Bruyas. J’aurai une séance demain, qui, j’espère, sera la dernière.

  1. Il nous paraît au moins curieux de rapprocher du jugement de Delacroix celui de Baudelaire sur le même Millet : « M. Millet cherche particulièrement le style : il ne s’en cache pas ; il en fait montre et gloire. Mais une partie du ridicule que j’attribuais aux élèves de M. Ingres s’attache à lui. Le style lui porte malheur. Ses paysans sont des pédants qui ont d’eux-mêmes une trop haute opinion. Ils étalent une manière d’abrutissement sombre et fatal qui me donne l’envie de les haïr. » (Curiosités esthétiques. Salon de 1859. Le paysage.)
  2. Germain Thibaut, ancien président de la chambre de commerce, membre du conseil municipal de Paris.
  3. On sait en quelle estime Delacroix tenait les œuvres de Decamps. Il prononce quelque part dans son Journal le mot génie en parlant d’un de ses tableaux. Il avait d’autant plus de mérite à conserver l’impartialité que Decamps, dans un certain genre, était son rival tout indiqué, celui dont le nom venait naturellement à la bouche des ennemis de Delacroix, quand ils voulaient lui opposer un artiste s’étant inspiré de l’Orient. C’est ainsi que les Goncourt, par exemple, dans une plaquette tirée à l’occasion de l’Exposition de 1855, traitent Delacroix de « coloriste puissant, mais à qui a été refusée la qualité suprême des coloristes : l’harmonie ». Puis ils entonnent un hymne en l’honneur de Decamps.