Journal (Eugène Delacroix)/19 janvier 1847

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 235-239).

1847

Mardi 19 janvier. — A dix heures et demie chez Gisors[1], pour le projet de l’escalier du Luxembourg. Ensuite à la galerie retrouver M. Masson[2] ; il renonce de lui-même à graver le tableau. Chez Leleux[3] ; causé d’un projet d’exposition. Temps superbe : gelée.

— Panthéon. Coupole de Gros ; hélas ! maigreur, inutilité.

Les pendentifs de Gérard que je ne connaissais pas : la Mort, la Gloire, avec Napoléon dans ses bras, et je ne sais quel Sauvage à genoux sur le devant ; la Patrie, une grande femme armée et environnée de crêpes près d’un tombeau, gens prosternés, une figure volante sur le tombeau, qui est la seule belle chose de tout cet ouvrage : belle tournure, beau mouvement, l’œil poché par je ne sais quel accident ; la Justice : il m’est impossible de me rappeler la moindre chose de ce tableau. La Mort : une femme soutient ou frappe, on ne sait lequel, un homme encore jeune, qui cherche à se retenir à un monument dont le caractère est incertain ; sa pose n’est pas mauvaise ; sur le devant, autres gens prosternés incompréhensibles.

Tout cela d’une couleur affreuse : des ciels ardoise, des tons qui percent les uns avec les autres, de tous côtés. Le luisant de la peinture achève de choquer et donne une maigreur insupportable à tout cela. Un cadre doré d’un caractère peu assorti à celui du monument, prenant trop de place pour la peinture, etc.

— Ensuite chez Vimont[4], mon élève. Vu un Prométhée, sur son rocher, avec des nymphes qui le consolent ; l’idéal manque.

De chez Vimont au Jardin des plantes, à travers un quartier que je n’ai jamais vu :… petits passages occupés par des brocanteurs ; toute une famille logée dans une échoppe, qui est à la fois la boutique, la cuisine, la chambre à coucher.

— Cabinet d’histoire naturelle public.

Éléphants, rhinocéros, hippopotames, animaux étranges ! Rubens l’a rendu à merveille. J’ai été pénétré, en entrant dans cette collection, d’un sentiment de bonheur. À mesure que j’avançais, ce sentiment augmentait ; il me semblait que mon être s’élevait au-dessus des vulgarités ou des petites idées, ou des petites inquiétudes du moment. Quelle variété prodigieuse d’animaux, et quelle variété d’espèces, de formes, de destination ! À chaque instant, ce qui nous paraît la difformité à côté de ce qui nous semble la grâce. Ici les troupeaux de Neptune, les phoques, les morses, les baleines, l’immensité du poisson, à l’œil insensible, à la bouche stupidement ouverte ; les crustacés, les araignées de mer, les tortues ; puis la famille hideuse des serpents, le corps énorme du boa, avec sa petite tête ; l’élégance de ses anneaux roulés autour de l’arbre ; le hideux dragon, les lézards, les crocodiles, les caïmans, le gavial monstrueux, dont les mâchoires deviennent tout à coup effilées et terminées à l’endroit du nez par une saillie bizarre. Puis les animaux qui se rapprochent de notre nature : les innombrables cerfs, gazelles, élans, daims, chèvres, moutons, pieds fourchus, têtes cornues, cornes droites, tordues en anneaux ; l’aurochs, race bovine ; le bison, les dromadaires et les chameaux ; les lamas, les cigognes qui y touchent ; enfin la girafe, celles de Levaillant, recousues, rapiécées ; mais celle de 1827 qui, après avoir fait le bonheur des badauds et brillé d’un éclat incomparable, a payé à son tour le funèbre tribut, mort aussi obscure que son entrée dans le monde avait été brillante ; elle est là toute raide et toute gauche, comme la nature l’a faite. Celles qui l’ont précédée dans ces catacombes avaient été empaillées, sans doute, par des gens qui n’avaient pas vu l’allure de l’animal pendant sa vie : on leur a redressé fièrement le col, ne pouvant imaginer la bizarre tournure de cette tête portée en avant, comme l’enseigne d’une créature vivante.

Les tigres, les panthères, les jaguars, les lions !

D’où vient le mouvement que la vue de tout cela a produit chez moi ? De ce que je suis sorti de mes idées de tous les jours qui sont tout mon monde, de ma rue qui est mon univers. Combien il est nécessaire de se secouer de temps en temps, de mettre la tête dehors, de chercher à lire dans la création, qui n’a rien de commun avec nos villes et avec les ouvrages des hommes ! Certes, cette vue rend meilleur et plus tranquille.

En sortant de là, les arbres ont eu leur part d’admiration, et ils ont été pour quelque chose dans le sentiment de plaisir que cette journée m’a donné… Je suis revenu par l’extrémité du jardin sur le quai. À pied une partie du chemin et l’autre dans les omnibus. J’écris ceci au coin de mon feu, enchanté d’avoir été, avant de rentrer, acheter cet agenda, que je commence un jour heureux. Puissé-je continuer souvent à me rendre compte ainsi de mes impressions ! J’y verrai souvent ce qu’on gagne à noter ses impressions et à les creuser, en se les rappelant.

— Statue de Buffon pas mauvaise, pas trop ridicule. Bustes des grands naturalistes français, Daubenton, Cuvier, Lacépède, etc., etc.

  1. Alphonse-Henri de Gisors, architecte, né en 1796, mort en 1866, élève de Percier. Il a exécuté notamment le remaniement du palais et du jardin du Luxembourg.
  2. Alphonse Masson, graveur. On lui doit plusieurs portraits de Delacroix. Ce fut lui qui fut chargé par le maître de graver à l’eau-forte le Massacre de Scio. Il a gravé aussi un Lion. (Voir Catalogue Robaut, no 985.)
  3. Adolphe-Pierre Leleux, peintre de genre, né à Paris en 1812 : il fit de la peinture sans autre guide que lui-même. Il commença par faire de la gravure, de la lithographie et des vignettes, pressé qu’il était par le besoin ; puis, après plusieurs années de luttes, exposa au Salon de 1835 Un voyageur, aquarelle qui fut remarquée. Il voyagea en Bretagne, d’où il rapporta des études de nature et de mœurs ; puis dans les Pyrénées aragonaises. Les événements de 1848 jetèrent Leleux dans une voie nouvelle : il donna le Mot d’ordre, scène de juin 1848 ; la Sortie, autre scène de Juin ; Une patrouille de nuit à cheval, scène de Février. Certains critiques ont voulu faire de lui un des chefs de l’École réaliste en peinture, à cause de son exactitude à reproduire la nature.
  4. Alexandre Vimont, peintre, qui exposa aux Salons de 1846, de 1850 et de 1861.