Journal (Eugène Delacroix)/19 juillet 1846

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 229-230).

19 juillet. — Voltaire dit très justement qu’une fois qu’une langue est fixée par un certain nombre de bons auteurs, il n’y a plus à la changer. La raison, dit-il, en est bien simple : c’est que si l’on change la langue indéfiniment, ces bons auteurs finissent par ne plus être compris. Cette raison est, en effet, excellente, car à supposer qu’au milieu des innovations du langage ou à leur faveur, il s’élève de nouveaux talents, leur acquisition sera d’un médiocre intérêt, s’il faut leur sacrifier l’intelligence des anciens chefs-d’œuvre. D’ailleurs, quel besoin a-t-on d’innover dans le langage ? Voyez tous ces hommes marquants de la même époque ; ne semble-t-il pas que la langue se diversifie sous leur plume ? Voyez dans un art voisin, la musique : ici sa langue, par force, n’est pas fixée ; il est malheureusement vrai que l’invention d’un instrument nouveau, que de certaines combinaisons harmoniques qui auraient échappé aux devanciers, vont faire, je n’ose dire avancer l’art, mais changer entièrement, pour l’oreille, la signification ou l’impression de certains effets. Qu’arrive-t-il de là ? C’est qu’au bout de trente ans, les chefs-d’œuvre ont vieilli, et ne causent plus d’émotion. Qu’est-ce que les modernes ont à mettre à côté des Mozart et des Cimarosa ?… Et à supposer que Beethoven, Rossini et Weber, les derniers venus, ne vieillissent pas à leur tour, faut-il que nous ne les admirions qu’en négligeant les sublimes maîtres, qui non seulement sont tout aussi puissants qu’eux, mais encore ont été leurs modèles, et les ont menés où nous les voyons ?