Journal (Eugène Delacroix)/23 septembre 1854

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 462-465).

23 septembre. — Sur le silence et les arts silencieux. — Le silence impose toujours : les sots eux-mêmes lui emprunteraient souvent un air respectable. Dans les affaires, dans les relations de toute espèce, les hommes assez sages pour l’observer à propos lui doivent beaucoup. Rien n’est plus difficile que cette retenue pour ceux que l’imagination domine, pour les esprits subtils, qui voient facilement toutes les faces des choses et qui résistent avec plus de peine à exprimer ce qui se passe en eux : propositions jetées témérairement, promesses imprudentes faites sans réflexion, mots piquants hasardés sur des personnages plus ou moins dangereux et redoutables, confidences faites par entraînement et souvent au premier venu ; l’énumération serait longue des inconvénients et des dangers qui résultent des indiscrétions de toutes sortes.

On n’a qu’à gagner au contraire en écoutant. Ce que vous vouliez dire à votre interlocuteur, vous le savez, vous en êtes plein ; ce qu’il a à vous dire, vous l’ignorez sans doute : ou il vous apprendra quelque chose de nouveau pour vous, ou il vous rappellera quelque chose que vous avez oublié.

Mais comment résister à donner de son esprit une idée avantageuse à un homme surpris et charmé, en apparence, de vous entendre ? Les sots sont bien plus facilement entraînés à ce vain plaisir de s’écouter eux-mêmes en parlant aux autres ; incapables de profiter d’une conversation instructive et substantielle, ils pensent moins à instruire leur interlocuteur qu’à l’éblouir ; ils sortent satisfaits d’un entretien dans lequel ils n’ont recueilli, pour prix de l’ennui qu’ils ont causé, que le mépris des hommes de bon sens. La taciturnité chez un sot serait déjà un signe d’esprit.

J’avoue ma prédilection pour les arts silencieux[1], pour ces choses muettes dont Poussin disait qu’il faisait profession. La parole est indiscrète ; elle vient vous chercher, sollicite l’attention et éveille en même temps la discussion. La peinture et la sculpture semblent plus sérieuses : il faut aller à elles. Le livre, au contraire, est importun ; il vous suit, vous le trouvez partout. Il faut tourner les feuillets, suivre les raisonnements de l’auteur et aller jusqu’au bout de l’ouvrage pour le juger. Combien n’a-t-on pas regretté souvent l’attention qu’il a fallu prêter à un livre médiocre pour un petit nombre d’idées répandues çà et là et qu’il faut démêler ! La lecture d’un livre qui n’est pas tout à fait frivole est un travail : il cause au moins une certaine fatigue ; l’homme qui écrit semble prêter le collet à la critique. Il discute et on peut discuter avec lui.

L’ouvrage du peintre et du sculpteur est tout d’une pièce comme les ouvrages de la nature. L’auteur n’y est point présent, et n’est point en commerce avec vous, comme l’écrivain ou l’orateur. Il offre une réalité tangible en quelque sorte, qui est pourtant pleine de mystère. Votre attention n’est pas prise pour dupe ; les bonnes parties sautent aux yeux en un moment ; si la médiocrité de l’ouvrage est insupportable, vous en avez bien vite détourné la vue, tandis que celle d’un chef-d’œuvre vous arrête malgré vous, fixe dans une contemplation à laquelle rien ne vous convie qu’un charme invincible. Ce charme muet opère avec la même force, et semble s’accroître toutes les fois que vous y jetez les yeux.

Il n’en est pas tout à fait ainsi d’un livre. Les beautés n’en sont pas assez détachées pour exciter constamment le même plaisir. Elles se lient trop à toutes les parties qui, à cause de l’enchaînement et des transitions, ne peuvent offrir le même intérêt. Si la lecture d’un bon livre éveille nos idées, et c’est une des premières conditions d’une semblable lecture, nous les mêlons involontairement à celles de l’auteur ; ses images ne peuvent être si frappantes que nous ne fassions nous-mêmes un tableau à notre manière à côté de celui qu’il nous présente. Rien ne le prouve mieux que le peu de penchant qui nous entraîne vers les ouvrages de longue haleine. Une ode, une fable présentera les mérites d’un tableau qu’on embrasse tout d’un coup. Quelle est la tragédie qui ne lasse ? À bien plus forte raison un ouvrage comme l’Émile ou l’Esprit des lois.

— Resté toute la matinée dans une mauvaise disposition. Acheté les tableaux et des ivoireries. Rentré à la maison, où je me suis mis sur mon lit.

Retourné à Saint-Remy, que j’ai dessiné, quoique j’eusse oublié mes lunettes.

Dîné à six heures ; la nuit vient à cette heure. Le soir, erré et promené.

  1. Se reporter à ses fréquentes comparaisons entre les différents arts.