Journal (Eugène Delacroix)/24 février 1858

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 307-308).

24 février. — Chez Raphaël nous voyons un art qui se débat dans ses langes : les parties sublimes font passer sur les parties ignorantes, sur les naïvetés enfantines qui ne sont que des promesses d’un art plus complet.

Dans Rubens il y a une exubérance, une connaissance des moyens de l’art et surtout une facilité à les appliquer, qui entraîne la main savante de l’artiste dans des effets outrés, dans des moyens de convention employés pour frapper davantage.

Dans Puget[1], des parties merveilleuses qui dépassent, en vérité et en énergie, les anciens et Rubens, mais point d’ensemble : des défaillances à chaque pas, des parties défectueuses assemblées à grand’peine ; l’ignoble, le commun à chaque pas.

L’antique est toujours égal, serein, complet dans ses détails, et l’ensemble irréprochable en quelque sorte. Il semble que les ouvrages soient ceux d’un seul artiste : les nuances de style diffèrent à des époques diverses, mais n’enlèvent pas à un seul morceau antique cette valeur singulière qu’ils doivent tous à cette unité de doctrine, à cette tradition de force contenue et de simplicité, que les modernes n’ont jamais atteinte dans les arts du dessin, ni peut-être dans aucun des autres arts.

  1. Dans son étude sur le grand sculpteur, parue au Plutarque français, Delacroix écrit en manière de conclusion : « Le nom de Puget est l’un des plus grands noms que présente l’histoire des arts. Il est l’honneur de son pays, et, par une bizarrerie remarquable, l’allure de son génie semble l’opposé du génie français. De tout temps, sauf de rares exceptions parmi lesquelles Puget est la plus brillante, la sagesse dans la conception et l’ordonnance et une sorte de coquetterie dans l’exécution ont caractérisé le goût de notre nation dans les arts du dessin. Au rebours de ces qualités, Puget présenta dans ses ouvrages une fougue d’invention et une vigueur de la main qui approchent de la rudesse, et qui durent étonner dans son temps, plus qu’elles ne feraient au nôtre. Aussi l’espèce de disgrâce qu’il subit pendant sa longue carrière doit-elle être attribuée en grande partie à cette opposition qu’il offrait avec, la manière des artistes ses contemporains, manière qui flattait le goût général. C’est précisément ce contraste qui le fait si grand aujourd’hui : aux yeux de la postérité, il efface tout ce que son époque a produit et admiré.»