Journal (Eugène Delacroix)/26 janvier 1832

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 145-148).

1832

VOYAGE AU MAROC

Tanger, 26 janvier[1]. — Chez le pacha.

L’entrée du château : le corps de garde dans la cour, la façade, la ruelle entre deux murailles. Au bout sous l’espèce de voûte, des hommes assis se détachant en brun sur un peu de ciel[2]. Arrivé sur la terrasse ; trois fenêtres avec balustrade en bois, porte moresque de côté par où venaient les soldats et les domestiques.

Avant, la rangée de soldats sous la treille : cafetan jaune, variété de coiffures ; bonnet pointu sans turban, surtout en haut sur la terrasse.

Le bel homme à manches vertes.

L’esclave mulâtre qui versait le thé, à cafetan jaune et burnous attaché par derrière, turban. Le vieux qui a donné la rose, avec haïjck et cafetan bleu foncé.

Le pacha avec ses deux haijcks ou capuchons, de plus le burnous. Tous les trois sur un matelas blanc, avec un coussin carré long couvert d’indienne. Un petit coussin long en arlequin, un autre en crin, de divers dessins ; bouts de pieds nus, encrier de corne, diverses petites choses semées.

L’administrateur de la douane[3], appuyé sur son coude, le bras nu, si je m’en souviens : haïjck très ample sur la tête, turban blanc au-dessus, étoffe amarante qui pendait sur la poitrine, le capuchon non mis, les jambes croisées. Nous l’avions rencontré sur une mule grise en montant. La jambe se voyait beaucoup ; un peu de la culotte de couleur ; selle couverte par devant et par derrière d’une étoffe écarlate. Une bande rouge faisait le tour de la croupe du cheval en pendant. La bride rouge de même ou, plutôt, le poitrail. Un More conduisait le cheval par la bride.

Le plafond seul était peint, et les côtés du pilastre intérieurement en faïence. Dans la niche du pacha c était un plafond rayonnant, etc… ; dans l’avant-chambre des petites poutres peintes.

Le troisième personnage était le fils du pacha : deux haijcks sur la tête, ou plutôt deux tours du même, à ce que je suppose ; burnous bleu foncé sur la poitrine laissant voir un peu de blanc. Pieds, tête énorme, gras de figure, air stupide.

Le bel homme à manches vertes, chemise de dessus en basin. Pieds nus devant le pacha.

Le jardin partagé par des allées couvertes de treilles. Orangers couverts de fruits et grands, des fruits tombés par terre ; entouré de hautes murailles.

Entré dans tous les détours du vieux palais. Cour de marbre, fontaine au milieu ; chapiteaux d’un mauvais composite ; l’attique des pierres toute simple : délabrement complet.

Les plafonds des niches et même des petites salles sont remplis de sculptures peintes comme la rose d’une mandoline.

Les colonnes du tour de la cour sont en marbre blanc et la cour pavée de même.

Remarqué, en retournant vers un bel escalier à droite, un bel homme qui nous suivait, l’air dédaigneux.

Sorti par la salle où le pacha est censé rendre la justice. A gauche de la porte du fond par où nous y sommes entrés, une sorte de tambour en planches de deux pieds et demi de hauteur environ, et allant depuis la porte jusqu’à l’angle, sur lequel s’assied le pacha. Le long des murs, dans les intervalles des pilastres qui vont à la voûte, des avances de pierre pour servir de sièges. Les soldats sans fusils nous attendaient à la porte sur deux rangées aboutissant au corps de garde par lequel nous étions entrés.

Vu une Juive très bien[4] ressemblant à Mme R…

Nègre, que Mornay m’a fait remarquer ; il m’a semblé avoir une manière particulière de porter le haïjck.

Vu de côté la mosquée en allant chez un des consuls. Un Maure se lavait les pieds dans la fontaine qui est au milieu ; un autre se lavait accroupi sur le bord[5].

  1. Delacroix fit ce voyage au Maroc en compagnie du comte de Mornay, ambassadeur de France près l’empereur Muley-Abd-Ehr-Rhaman. Dans sa correspondance, il décrit ainsi son arrivée à Tanger : « A neuf heures, nous avons jeté l’ancre devant Tanger. J’ai joui avec bien du plaisir de l’aspect de cette ville africaine. Ç’a été bien autre chose, quand, après les signaux d’usage, le consul est arrivé à bord dans un canot qui était monté par une vingtaine de marabouts noirs, jaunes, verts, qui se sont mis à grimper comme des chats dans tout le bâtiment et ont osé se mêler à nous. Je ne pouvais détacher mes yeux de ces singuliers visiteurs. » {Corresp., t. I, p. 173.)
  2. Il nous parait indispensable, pour expliquer le décousu de ces notes rapides sur le Maroc, d’indiquer de quelle manière Delacroix les prenait. Le petit cahier dans lequel elles se trouvent et qui fut légué à M. le professeur Charcot par M. Burty, contient, en regard de presque toutes, des croquis et des esquisses qui en sont pour ainsi dire l’illustration, si bien qu’elles forment un tout en quelque sorte inséparable.
    Le soin minutieux avec lequel Delacroix note les moindres détails du voyage, costumes, paysages, physionomies, attitudes, montre à quel degré l’artiste poussait cet esprit d’observation pénétrante qu’on retrouve dans son œuvre.
  3. Sidi Taieb Bias ou Biaz, Marocain, administrateur de la douane de Tanger, et chargé par le gouvernement du Maroc de traiter avec le comte de Mornay.
  4. « Les Juives sont admirables, écrivait Delacroix à Pierret, le 25 janvier ; je crains qu’il ne soit difficile d’en faire autre chose que de les peindre : ce sont des perles d’Eden. » (Corresp., t. I, p. 174.)
  5. A propos des paysages si nouveaux pour lui et des traits de mœurs qui le frappaient, l’artiste écrivait, toujours à Pierret : « Je viens de parcourir la ville, je suis tout étourdi de tout ce que j’ai vu. Je ne veux pas laisser partir le courrier, qui va tout à l’heure à Gibraltar, sans te faire part de mon étonnement de toutes les choses que j’ai vues. « (Corresp., t. I, p. 174.)