Journal (Eugène Delacroix)/2 mars 1847

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 277-279).

2 mars. — Le ton des rochers du fond, dans le Christ au tombeau.

Clairs ; terre d’ombre et blanc à côté de jaune de Naples et noir ; ce dernier ton ôte la teinte rose.

Autres clairs dorés exprimant de l’herbe : le ton d’ocre jaune et noir, modifié en sombre ou en clair.

Ombre : terre d’ombre et terre verte brûlée.

La terre verte naturelle se mêle également à tous les tons ci-dessus, suivant le besoin.

— Ce matin, s’est présenté un modèle qui m’a rappelé la nature de la pauvre Mme Vieillard (c’est Mme Labarre, rue Vivienne, 38 bis). Elle n’est pas bien et a cependant quelque chose de piquant ; c’est une nature originale.

Dufays est venu ; puis Colin[1]. Le premier des deux est frappé de la nécessité d’une révolution ; l’immoralité générale le frappe, il croit à l’avènement d’un état de choses où les coquins seront tenus en bride par les honnêtes gens.

Le jeune Knepfler est venu me montrer des esquisses et compositions.

— Mal disposé. J’ai essayé, très tard, de travailler au fond du Christ. Retravaillé les montagnes.

Un des grands avantages de l’ébauche par le ton et l’effet, sans inquiétude des détails, c’est qu’on est forcément amené à ne mettre que ceux qui sont absolument nécessaires. Commençant ici par finir les fonds, je les ai faits le plus simples possible, pour ne pas paraître surchargés, à côté des masses simples que présentent encore les figures. Réciproquement, quand j’achèverai les figures, la simplicité des fonds me permettra, me forcera même de n’y mettre que ce qu’il faut absolument. Ce serait bien le cas, une fois l’ébauche amenée à ce point, de faire autant que possible chaque morceau, en s’abstenant d’avancer le tableau en entier : je suppose toujours que l’effet et le ton sont trouvés partout. Je dis donc que la figure qu’on s’attacherait à finir parmi toutes les autres qui ne sont que massées, conserverait forcément de la simplicité dans les détails, pour ne pas la faire trop jurer avec les voisines, qui ne seraient qu’à l’ébauche. Il est évident que si, le tableau arrivé par l’ébauche à un état satisfaisant pour l’esprit, comme lignes, couleur et effet, on continue à travailler jusqu’au bout dans le même sens, c’est-à-dire en ébauchant toujours en quelque sorte, on perd en grande partie le bénéfice de cette grande simplicité d’impression qu’on a trouvée dans le principe ; l’œil s’accoutume aux détails qui se sont introduits de proche en proche dans chacune des figures et dans toutes en même temps ; le tableau ne semble jamais fini. Premier inconvénient : les détails étouffent les masses ; deuxième inconvénient : le travail devient beaucoup plus long.

— Bornot[2] le soir.

  1. Alexandre Colin, peintre d’histoire, élève de Girodet-Trioson, né en 1798, mort en 1875. Le portrait de Delacroix qui figure en tête de ce volume fut exécuté par Alexandre Colin vers 1827 ou 1830.
  2. Bornot, cousin de Delacroix, qui, à la mort de M. Bataille, devint propriétaire de l’abbaye de Valmout, aux environs de Fécamp. Delacroix y fit de nombreuses études et notamment de délicieuses aquarelles ; il y a même reconstitué des vitraux anciens de sa composition, en rapprochant des débris trouvés en décombres.