Journal (Eugène Delacroix)/30 mai 1853

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 213-215).

Lundi 30 mai. — Lu dans le feuilleton de Gautier, sur un jeune violoniste prodige, le mot d’Alphonse Karr[1], qui se trouvait également en présence d’un petit prodige de cette espèce. On lui demande après le morceau comment il le trouve ; il répond qu’il l’aimait mieux auparavant, parce qu’il était plus vieux… Quelle drôle d’idée et amusante !

Suite de ce que j’ai écrit hier dimanche. — Il y a peu de gens avec qui je ne puisse me plaire ; il y en a peu, quand on a le désir de leur plaire soi-même, qui ne vous rendent quelque chose pour vos frais ; j’ai beau chercher dans ma mémoire les gens les moins amusants, il me semble que par le moyen de ce simple désir d’être avec eux le mieux possible, ce qu’ils ont eux-mêmes de chaleur, et je parle des plus froids et des plus revêches, revient à la surface, se montre à vous, vous répond et entretient votre bonne disposition. De ce qu’on les oublie vite et de ce que leur souvenir ne réveille pas en vous la moindre parcelle de sentiment, il ne faut pas conclure que vous soyez un ingrat, ni eux plus intéressants… Ce sont deux métaux, deux corps quelconques qui sont inertes chacun séparément, et qui jettent un peu de flamme quand ils sont en contact. Éloignez-les l’un de l’autre, ils rentrent très justement dans leur insensibilité.

Quand je pense à P…, à R…[2], et que je ne les vois pas, je suis comme le métal insensible… Quand je suis près deux, après les premiers instants pour réchauffer cette glace, je retrouve peu à peu les mouvements d’autrefois : je me fonds près d’eux… peut-être qu’ils sont eux-mêmes étonnés de se sentir amollir, mais je parie que je garde plus longtemps qu’eux la secousse de cette étincelle du souvenir. Nul vil intérêt ne m’éloigne deux. Quand je vois dans mes rêves des gens qui sont mes ennemis, et dont la vue m’offense, quand je suis éveillé, je les trouve charmants, alors je m’entretiens avec eux comme avec des amis, je me sens tout étonné de les trouver si aimables : je me dis, dans ma simplicité de somnambule, que je ne les avais pas assez appréciés, et que je ne leur rendais pas justice ; je me promets de les rechercher et de les voir. Est-ce qu’en rêvant, je devine leurs qualités, ou est-ce qu’en étant éveillé, ma méchanceté, si j’en ai réellement autant qu’eux, s’obstine à ne voir que leurs défauts, ou bien suis-je tout simplement meilleur quand je dors ?

  1. Puisque le nom d’Alphonse Karr se trouve ici prononcé, nous pouvons rapporter l’anecdote touchant Delacroix qui est transcrite dans ses Guêpes : « Voici ce qu’on raconte de M. Eugène Delacroix et de l’architecte de la Chambre des députés : M. Delacroix est allé le trouver et lui a dit : Je ne peux pas peindre sur votre plafond. (C’était lors des travaux décoratifs du Palais-Bourbon.) Il ne tient à rien ; cela ne durera pas trois ans ! — Qu’est-ce que cela vous fait, pourvu qu’on vous paye ?… M. Delacroix n’a pas cru devoir adopter ces principes d’art moderne, et a fait recrépir le plafond à ses frais. »
    Nous avons interrogé des personnes dignes de toute confiance sur l’exactitude du fait : il est, paraît-il, absolument authentique.
  2. Ces initiales dissimulent si peu les noms de Pierret et de Riesener, qu’il n’y a, semble-t-il, aucune indiscrétion à les marquer. Nous rappelons à ce propos ce que nous avons dit dans notre Étude sur le sentiment d’amitié chez les hommes supérieurs en général, et chez Delacroix en particulier. (Voir t. I, p. xiii, xiv.)